Avez-vous déjà été ému par un concert parce qu’en plus de la beauté du présent qui vous emporte, il déborde du cadre strict de la musique faisant surgir les souvenirs ravivés par des présences absences ?
Je m’explique : commençons d’abord par le concert lui-même. Quand un big band amateur (qui n’a d’amateur que de nom tant il swingue admirablement) décide d’inviter un des plus grands chanteurs de jazz de la scène actuelle, cela fait des miracles. On apprécie d’autant plus ce moment de musique qu’on a reconnu en l’artiste sa grande humanité. Quand David Linx répond favorablement et rapidement à l’appel, il sait qu’il prend un risque. Il n’est plus dans le cadre confortable de son quartet habituel avec Diederick Wissels, Christophe Wallemme et un batteur intermittent où les collaborations sont assumées et rodées. Ici, le chanteur doit composer avec des arrangements ciselés, protéiformes, qui ne se donnent pas d’emblée, arrangements subtils sur les thèmes des chansons de Claude Nougaro, qui créent un patchwork à la fois précis et débridé, cultivant la suggestion plutôt que le plagiat, bouleversant les rythmes de base. Pour un chanteur, cet écrin peut vite s’avérer être une planche à savon. Il faut tout le métier, l’oreille et l’empathie de l’artiste pour se glisser dans la musique et la magnifier. En cela, il est aidé par l’assise rythmique sans faille de la section piano/ guitare/ contrebasse/ batterie, par l’orchestre de cuivres qui a du répondant, du coffre, de la nuance, du punch, de la dynamique. De cet orchestre s’échappent des solistes qui perpétuent la tradition de l’improvisation en jazz et qui s’en sortent avec brio. David Linx est un artiste étonnant. Plus je l’écoute et plus il me surprend, par la qualité de sa voix et par son engagement corporel. Si vous tendez l’oreille vous vous surprenez à l’entendre à toutes les places, du grave à l’aigu, véritable homme-orchestre. C’est lui qui non seulement va assurer le lead, en interprétant sans cesse les thèmes, mais qui va également créer le liant entre tous les musiciens de l’orchestre comme si ce qu’il chantait était l’exact pièce du puzzle qu’il manquait pour donner sens et transcender le tout. Sa voix est comme faite de différents filtres, parfois derrière un simple filet de voix avancé se cache dans un second temps un timbre ajusté pour une note d’une pureté à couper le souffle. Il maîtrise l’harmonie, par une oreille instinctive qui lui permet d’anticiper la musique et de proposer parfois une note tenue, qui semble hors propos et qui prend son éclat par la résolution de l’accord suivant. Du grand art, un art qu’il cultive en se confrontant à différents contextes (duo, trio, quartet, quintet, grand orchestre). Un nomade de la voix. Un bel artiste. Un artiste qui m’a donné envie d’écrire pour la première fois sur le jazz après son passage à l’amphi de l’opéra de Lyon il y a 13 ans : « Cavalcadour exilé, un grand I harmonique, la résonance espiègle, un diseur de mots à la générosité timbrée, harnaché comme un sabayon tonsuré, le tribal et l’ancestral sont de connivence chez ce grand enfant timide, le jazz tonne dans un enfer de rythmes, la beauté ose se montrer, le charnel est partout, le sublime est jaloux et nous ébahis… ». Un artiste qui dit son amitié pour Claude Nougaro avec tact, justesse et humilité. La figure de Claude était durant ce concert non pas glorifiée, mais plutôt ravivée : une place était faite à l’absent. Il planait dans la salle le souvenir des derniers instants du chanteur, enregistré avec sa voix fatiguée qui vous donnait des frissons, dans son duo avec David Linx sur la note bleue. Un disque admirable de générosité et de fragilité. Un disque qui ne fait pas semblant. C’est aussi Nougaro qui m’a donné envie d’écrire de la poésie. Relisez ce merveilleux L’ivre d’images publié en 2002 avec des textes inédits, des bouts de rien, qui font la pensée en poésie « le furtif a le vrai goût de l’éternel… les mots sont de pauvres cailloux, à toi de reconnaitre en eux des pierres précieuses ».
Présence infinie de David Linx et du big band, absence éternelle de Claude Nougaro dont il reste tout de même la musique, les mots, la personnalité, sans pathos, souvenirs qui mènent à l’écriture, tout cela ont fait les ingrédients de mon bonheur musical. Longue vie au Big Band de Fontaine et à ses arrangeurs de talents, dont le chef Sylvain Charrier.