(69) RhôneAmphiOpéra

18/05/2018 – Stracho Temelkovski & The Sound Braka à l’AmphiOpéra

Vendredi 18 Mai 2018, un public nombreux s’était donné rendez-vous à l’AmphiOpéra requalifié récemment ”underground”, alléché par la dernière programmation de François Postaire et attaché au qualificatif de ”jazz” et si parler d’une inquiétude des habitués me paraît excessif, on peut cependant évoquer une légitime curiosité concernant la signature programmative d’Olivier Conan, le nouveau capitaine, à cause probablement du qualificatif ”underground”.

Mais on le sait, et on doit l’admettre aussi: “Nuevo rey, nueva ley”*.

En attendant, nous étions devant un espace scénique saturé de divers instruments, organisé pour l’accueil des sept complices de Stracho Temelkovsky participant du ”Sound braka”: “les frères de son” en macédonien.

Musicien du monde, virtuose aux multiples talents… Stracho Temelkovski, – guitariste, percussionniste, compositeur et arrangeur -, puise sa créativité dans l’héritage de ses profondes racines macédoniennes et la musique des Balkans, dans le jazz, et dans son cheminement à travers les musiques acoustiques et électriques.

Un genre popularisé par les films de Kusturica, plus axé il est vrai sur le thème des fanfares et dont les bandes-sons, longtemps composées par son ex-copain Goran Bregovic, ont conquis le monde. Variété, jazz, rock, reggae… lui empruntent ses accents pour composer de nouveaux alliages.

Évoquer les Balkans, c’est renvoyer à cette péninsule où l’Europe se confond avec l’Asie, comme le ciel et la mer à l’horizon, ou les nuages et les montagnes à leur sommet. L’image ne se veut pas seulement poétique : c’est à ces dernières que cette immense presqu’île doit son nom. “Montagne boisée”, le géographe allemand Johann August Zeune l’imposa en 1808, croyant à l’existence d’une longue chaîne ininterrompue ralliant les Alpes aux rivages de la mer Noire. Zeune collecta ce terme auprès des Turcs qu’il rencontra au cœur de l’actuelle Bulgarie, dans une région appelée Stara Planina, vieille montagne en bulgare. Eût-il été bulgare, le terme aurait donc tout aussi bien défini cette terre prédisposée au cloisonnement. Si le terme Balkans reste lié à de profonds conflits malheureusement ravivés ces dernières décennies, il est aussi lié à une grande richesse culturelle, due à l’empreinte laissée par les empires successifs auxquels ce territoire grand comme la France doit son histoire. Celle de Rome, qui a laissé le roumain, puis de Byzance, devenue Istanbul sous les Ottomans, sans oublier l’influence germanique et hongroise dans les régions plus au nord.

Ici ce soir, Stracho Temelkovski et ses invités assureront le lien entre tous les peuples qui aujourd’hui font du mot “balkan” un synonyme de “richesse”, prolongeant même l’expérience jusqu’aux frontières de l’Inde avec le maître pakistanais du sitar Ashraf Sharif Khan.

La musique de Stracho Temelkovski est viscérale, elle est un chant de cordes et de percussions qu’il arrive à nous délivrer simultanément, exploitant à merveille une parfaite indépendance des quatre membres ( cinq en comptant sa bouche avec laquelle il produit des sons de type ”beat box”), la basse, la mandole ou la viola d’une main, un tambour d’une autre.

Elle prend sa source dans les Balkans et se nourrit d’autres sonorités, celles de sa réalité. Les sons se rencontrent et dialoguent, entre Orient et Occident, ils sont le reflet de son identité. Fruits d’une culture hétéroclite qui lui rappelle que ses racines ont aussi poussé dans le bitume.

Entre silences et décibels, cette musique est pour Stracho une manière de respirer, de raconter son histoire, sa souffrance, sa joie dans un cheminement intuitif qui l’amène à jouer des mélodies improvisées et hypnotiques. En privilégiant le sens et l’instant, il semble que le temps ait une autre valeur, comme affranchi de toutes cadences inhumaines.

Ses compagnons viennent enrichir son propos et élargir l’horizon,

Jean-françois Baëz qui réhabilite l’accordéon, longtemps considéré comme démodé, nous délivrant un son très original, un phrasé tantôt souple, tantôt diaphane, aux accents blues ou tziganes, capable d’une extrême vélocité, accrochant du velours et de la soie à ces harmonies flottant avec bonheur entre les traditions manouches, tziganes ou andalouses,

Jean-Charles Richard, de double formation classique et jazz, musicien aventurier adepte des extrêmes, maitrisant avec bonheur aussi bien les saxophones baryton et soprano mais aussi le son plus primitif d’une simple flûte traversière en bambou (bansuri), sachant explorer des territoires brulants, méthodiste de la déconstruction, sachant d’une phrase à l’autre creuser la faille, créer dans ses improvisations un lyrisme particulièrement envoutant, élevant le saxophone soprano comme outil le plus absolu de tous les jazz,

Le pianiste Jean-Marie Machado, musicien de mémoire et de création, artiste complexe, pluriel et insatiable, en perpétuelle quête de sens et habité par l’esprit de l’improvisation, ayant définitivement renoncé à ce que son nom soit affublé de l’étiquette ”jazz”, la trouvant trop réductrice ; dont les interventions discrètes et indispensables obéissent plus à ses instincts créatifs qu’à une famille esthétique particulière avec une grâce toujours humaine qui donne le souffle à la mélodie,

Anthony Gatta, aux percussions, coloriste jamais à court de timbres et de nuances, ”barman de bruits” élevant le concept de percussions au rang de voix, de dialogues et de contrepoints,

Ashraf Sharif Khan dont j’ai parlé plus haut enchâssant ses interventions au sitar comme si son langage naturel était le bulgare,

et François Thuillier au tuba, énorme dans ses solis évoquant le barrissement d’un éléphant habité par l’esprit de Wayne Shorter.

La fête se termina par l’intervention de Aziz Maysour au guembré, doué d’un incroyable talent pour sortir des harmonies d’un ancêtre africain de la guitare. Magnifique, élégante, jubilatoire, généreuse et capable de sortir cette fameuse ”anima” enfouie au plus profond du public masculin, en faisant appel à sa dimension féminine, un univers unique, mêlant harmonies latines et orientales, sons acoustiques et abstraits, on a frappé des mains, à deux doigts de se lever pour danser, pour s’embrasser peut-être ?

En tout cas pour embrasser les musiciens certainement.

 

*: Nouveau roi, nouvelle loi

Ont collaboré à cette chronique :

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