J’aimerais, à la manière d’Anne Dufourmantelle, psychanalyste et philosophe, morte trop tôt, trop jeune, parler à propos de la musique d’Anouar Brahem, de cette puissance de la douceur. De la force d’une musique quand justement elle ne se sert ni d’artifices, ni de la dextérité pour briller. Elle prend ses marques, se déploie dans l’espace, laisse plus de silences et d’échos que de matières sonores. Ce sont des écorces arrachées au temps, dans un jeu subtil où le piano et l’oud se cherchent, se répondent, comme deux vieux amis, sans se piétiner, deux sensibilités sur la même longueur d’ondes.
Jamais une musique n’aura taquiné autant la mélodie. Avec ce grain si particulier, et cette patte reconnaissable entre toutes, une certaine nostalgie, frissonnante, des hymnes en noir et blanc, comme les pochettes des disques ECM. Rien de simple pourtant dans la construction des morceaux, les rôles sont savamment distribués et la chorégraphie musicale réfléchie. Réflexion aussi globale sur le concert où le quartet offre de multiples possibilités d’expression, des duos (des unissons profonds entre l’oud et la contrebasse, des échanges prolixes, rebondis entre les solistes et le batteur, des trios où parfois l’un s’efface, laissant miroiter des possibles, des échappatoires féconds).
Anouar Brahem parle intelligemment de sa musique. J’avais lu une interview dans la revue Jazzman il y a une quinzaine d’années, qui montrait une personnalité subtile et profonde. Tout concourt dans ce quartet de rêve à épouser la douceur : à côté du maître, serein, impliqué, génial chef d’orchestre, le pianiste Django Bates se glisse, tout en finesse, dans les interstices, colore l’harmonie, apporte sa touche jazz. Dave Holland a un son ample (on le savait), malgré une contrebasse riquiqui, dont on aurait raboté le bas. Il est au service des compositions, dans un jeu minimaliste autant que fourni. On dirait un vieux sage. Quant à Nasheet Waits, il est l’égal de Jack DeJohnette le batteur sur l’album “Blue Maqams”. Je l’avais trouvé très inventif et d’une grande écoute dans l’album du saxophoniste tunisien Yacine Boularès. Il montre ici une maîtrise étonnante avec un jeu acoustique feutré sans perdre de vigueur. Cette puissance de la douceur s’exerce comme une catharsis.
La musique capte et ensorcelle nos esprits. C’est ce qu’on peut appeler une manipulation réussie, enchanteresse, voulue. On se vautre. On en redemande. Deux rappels. En plus de cela, ces artistes sont généreux. Voilà un quartet qui compte pour moi et que je placerais dans les dix meilleures formations du moment. Qu’on se le dise.
NdlR : Photos Raphael Ramirez et Grégory Rubinstein | Collectif des Flous Furieux :
A l’occasion de cette chronique, grâce à Claire Gaillard, de Jazz à Vienne, nous avons été amené à collaborer avec le Collectif des Flous Furieux que nous avions déjà croisé l’été dernier sur la scène de Cybèle. Ce collectif permet à des personnes présentant des “singularités” de photographier des événements. Voici la présentation que nous en donne Grégory Rubinstein son animateur :
“Le Collectif des Flous furieux est un laboratoire de création photo/vidéo. Il se compose d’une équipe d’auteurs qui en raison d’une singularité (handicap, trouble psychique, difficultés sociales…), se retrouvent à la marge d’une société focalisée sur l’ordinaire.
Rarement écoutés, ils ont pourtant beaucoup à raconter. Et à apporter : dans ces marges s’invente sans cesse une petite société, que nous perdons à ignorer.
Le Collectif leur propose de s’approprier des outils multimédia (photographie, audiovisuel, radio, écriture…) pour construire un nouveau regard sur la société, devenir des acteurs culturels à part entière. À ces auteurs s’associent étudiants, professionnels et structures de l’image et des médias.
Participer à la représentation de notre société, c’est s’assurer d’y avoir une place.”
Toute l’équipe de Jazz-Rhone-Alpes.com se félicite d’avoir pu initier ce premier rapprochement avec cette initiative citoyenne et généreuse.