Tout autant qu’à des analyses statistiques de fréquentation, la notoriété d’un festival de jazz se mesure à travers son potentiel à susciter la création d’œuvres musicales ou de spectacles nouveaux. C’est bien la démarche poursuivie par Jazz à Vienne en demandant au pianiste nîmois Raphaël Lemonnier de proposer une création. Après une longue maturation, le résultat est fin prêt ce soir pour l’ouverture de la trente-neuvième édition du festival devant le public du Théâtre Antique. Ce projet puise son inspiration dans la musique afro-américaine des « work songs », des chants de prisonniers, du blues et du gospel totalement dans la lignée du travail de collectage réalisé par l’ethnomusicologue Alan Lomax dans le Sud des Etats Unis. Raphael Lemonnier aime rappeler que « ce projet murit dans ma tête depuis longtemps, plus exactement depuis le jour de mes onze ans où l’on m’offre un coffret de quatre vinyles de chants et de blues enregistrés dans les pénitenciers du sud des Etats Unis. Tellement bouleversant … une évidence pour y revenir avec l’opportunité offerte par Jazz à Vienne ! »
Raphaël Lemonnier a entraîné dans cette aventure deux chanteuses qui ont toujours baigné dans le blues et les musiques africaines Camille et Sandra Nkaké. Quand on connait l’intérêt du saxophoniste Raphael Imbert pour les musiques du Sud des Etats Unis sa participation au projet était tout aussi évidente. Les musiciens polyvalents Pierre François Dufour (batterie et violoncelle) et Christophe Minck (contrebasse et ngoni) complètent judicieusement l’équipe visible sur scène sachant que la dimension spectacle a été particulièrement soignée avec des arrangements de Clément Ducol et une attention toute particulière portée aux décors, costumes, éclairages et surtout chorégraphies .
Pour le morceau d’ouverture les six acteurs-chanteurs du spectacle sont rassemblés debout au centre de la scène arborant chacun une perche en bois sorte de long manche de pioche qui va s’avérer tout au long du spectacle comme un véritable instrument de percussion pour accompagner le chant lourd et prenant des deux chanteuses. Le piano droit façon bastringue de Raphaël Lemonnier et la contrebasse entre en jeu pour accompagner le chant puissant de Sandra Nkaké appuyé comme en écho par celui de Camille avant de laisser la place à une plaintive ligne de sax et aux frappes sourdes de la batterie. Les morceaux se succèdent (on pourrait même parler ici de tableaux successifs tant les couleurs et la mise en scène changent régulièrement ) et nous plongent aux cœurs des musiques noires originelles, blues, gospel, chants de travail, de prisonniers ou de revendications, et comme pour nous rappeler que l’Afrique n’est jamais bien loin dans les musiques noires américaines les tambours et le ngoni (sorte de banjo malien) viennent colorer les chants et les tableaux. Sur le morceau I have a dream délicatement accompagné au piano, Camille propose même un couplet en français comme pour nous montrer que ces révoltes sont aussi les nôtres et nous concernent tout autant. L’ambiance monte d’un cran sur le morceau qui donne son titre au spectacle Up above my head à l’origine un gospel des années 40 que Sister Rosetta Tharpe a su teinter de rock’n’ roll dans les années 50. Nouveau tableau a capella pour un négro spiritual réunissant tout le monde autour d’une grande table en bois brut régulièrement martelé par les frappes des six chanteurs, totalement saisissant et interpellant … On pense au tableau de Léonard de Vinci “La Cène”.
Les touches les plus chargées d’émotions du concert se trouvent de façon indiscutable dans les deux morceaux en chant solo des chanteuses : pour Camille c’est une version émouvante de Sometimes I feel like a motherless child avec juste le soutien discret et retenu de quelques lignes de contrebasse, de violoncelle et de clarinette basse. Pour Sandra Nkaké ce sera sur l’amer et bouleversant Strange fruit rendu encore plus déchirant par les envolées plaintives du ténor de Raphael Imbert. Heureusement pour la suite on retrouvera un peu plus de légèreté avec Turn me round un hymne qui a accompagné la lutte pour les droits civiques et qui trouve tout à fait sa place ici comme apogée des combats des noirs – américains. Et jusqu’au bout les obsédantes percussions sur les planches de la scène ou sur les tambours comme pour mieux embellir non seulement les chants de Camille et Sandra mais aussi celui des musiciens qui donnent aussi de la voix sans retenu oubliant presque leur instrument.
En résumé : une création particulièrement bien élaborée tant par le choix des morceaux que par la mise en musique et en scène ; autour de Raphaël Lemonnier une équipe de musiciens et chanteuses que l’on sent très impliquée dans ce projet à qui l’on souhaite de tout cœur de trouver sa place sur d’autres grandes scènes.