Liberquartet : un concert « Piazzolísimo » !
Juste avant le concert, la salle Stendhal est pleine ; les habitués se reconnaissent et se retrouvent. Et c’est dans une ambiance détendue que le spectacle débute, par un discours de bienvenue dans lequel ressort « l’envie » avide de recommencer les concerts. Les musiciens sont là, ils sont prêts.
Tout de suite le ton est donné : les musiciens jouent tambour battant le premier air. L’accordéon donne le tempo et la mélodie, puis le violon le rejoint. Le contrebassiste joue en « pizzicato » puis, après ces moments de « solo », ils jouent tous ensemble. A la fin du morceau, cela s’arrête d’un seul coup. Les musiciens sont parfaitement calés, parfaitement en mesure et cela se ressentira pendant tout le concert.
Le deuxième titre interprété est un triptyque intitulé la Milonga del Ángel. Après le final en fanfare précédemment entendu, c’est une ambiance douce qui s’instaure. La mélodie est prise en charge par le violon, aidé par le piano. Ensuite intervient l’accordéon. L’air est mélancolique et arrache presque des larmes. On a l’impression de se trouver à Buenos Aires, pendant la nuit. On s’imagine danser le tango dans une Milonga. Les instruments entrent en scène les uns après les autres. C’est lent et délicat. Le rythme s’accélère. A présent c’est au tour de la contrebasse chaude et veloutée d’occuper le devant de la scène. Je suis là, j’écoute ; mais en même temps, mon esprit s’évade, loin. Le temps est comme suspendu. L’accordéoniste, lui aussi semble ailleurs ; en jouant, il ferme les yeux.
Ce triptyque, comme son nom l’indique, comporte encore deux autres mouvements : la Muerte del Ángel, dans lequel les variations de rythme symbolisent, à mon avis, la mort qui lentement prend possession du corps de l’Ange et surtout la vie qui ne dit jamais son dernier mot et met beaucoup de temps à s’éteindre ; et enfin, la Résurrection, troisième mouvement empreint d’une grande mélancolie. Pendant le solo de piano, c’est au tour du contrebassiste de « s’évader » ; il a la tête dans ses mains, se « repose », écoute et se laisse bercer (en espagnol, on dit « se ensimisma » ; il se réfugie en lui-même) ; puis subitement, il se redresse et se prépare à reprendre sa mélodie. La fatigue, les sentiments, tout se mélange avec la musique.
Le concert se poursuit avec les mêmes impressions, les mêmes ressentis. On alterne entre les solos talentueux des musiciens et des phases plus collectives pendant lesquelles les artistes jouent tous ensemble : dans ces moments-là, il est parfois difficile de distinguer un instrument d’un autre. Parmi les solos, je peux citer le brillant intermède à la contrebasse de Jean-Luc Brion sur Contrabajísimo (titre contenant un superlatif que l’on pourrait traduire par le néologisme “Contrebassissime”) mais également le très beau solo de l’accordéon de Jean-Luc Manca sur La romance du Diable (entre autres ; et il faut m’excuser si j’en oublie certainement). Par ailleurs, certaines mélodies s’avèrent très atypiques comme par exemple le Triptyque des diables empli de bruits stridents, de notes dissonantes (me donnant l’impression bizarre de quelqu’un qui sort de sa tombe) ; mais malgré cela, c’est toujours l’harmonie qui prédomine. Il suffit d’un hochement de tête de Jean-Luc Manca pour que les musiciens se remettent à jouer ensemble, en alternant des phases douces parfois empreintes d’une grande tristesse (début déchirant dans Soledad, avec de très beaux accords de piano) avec des mélodies plus collectives comme Vayamos al Diablo (toujours des titres très connotés religieusement).
Le concert est ponctué par les explications détaillées et claires de Jean-Luc Manca. J’apprends par exemple ce qu’est une Milonga (étymologiquement un espace clos) : une cave où l’on danse le tango. Jean-Luc présente ses « compagnons de musique » : Marie Orenga au violon ; Sandra Chamoux au piano, Jean-Luc Brion à la contrebasse. Ils sont tous talentueux et aucun ne fait de l’ombre à l’autre. On s’achemine vers la fin de la soirée et je me fais la réflexion que nous n’avons pas encore entendu Libertango. Je m’en étonne auprès de Dougie (qui s’occupe du son) qui m’incite à le réclamer au moment du rappel (“ici, tu peux parler aux musiciens”). Je me dis : “ils ne peuvent pas s’appeler « Liberquartet » et ne pas interpréter Libertango“. Ce n’est pas possible ; ou alors il faut qu’ils changent de nom ». Et enfin, ils le jouent à la toute fin du récital. Jean-Luc Manca parle sobrement d’un arrangement d’un air connu et je reconnais la mélodie quand le violon entre en scène. Marie Orenga se lève pour jouer. C’est beau et déchirant. Il y a une grande émotion qui me réchauffe le cœur et le corps. Je sens que tout le public est transporté, peut-être même plus que pour les moments précédents. Est-ce dû au fait qu’il s’agit d’un morceau plus célèbre que les autres ? C’est possible. C’est peut-être dommage mais c’est ainsi : on apprécie souvent plus les airs que l’on connait déjà. Quoi qu’il en soit, peu importe ! Le concert s’achève sous les applaudissements d’un public attentif, connaisseur et conquis, conscient d’avoir vécu un moment à part, conscient de tout le travail des musiciens qui n’ont pas préparé tout cela en un jour.