Le Prince de Bel-Air
Fidèle du festival, l’immense pianiste grenoblois à la carrière internationale avait carte blanche pour cette soirée à terre au Domaine viticole de Bel-Air, un cadre bugiste divin comme son nectar pour accueillir des amis parmi les meilleurs de la scène jazz hexagonale. Trois générations de pointures, du mythique doyen tutélaire Dédé Ceccarelli au jeune prodige adulé Noé Reine, en passant par le classieux maître Pierre Bertrand. Avec aussi les brillantes jeunes pousses régionales Brice Berrerd et Zaza Désidério, la découverte des talents de batteur de Matthieu Scheideker et de la chanteuse-guitariste Hyleen, la cour du domaine comme celle du Prince des claviers était ce soir bénie des Dieux pour honorer cette rencontre au sommet…des vignes.
Il serait vain d’énumérer l’incroyable liste en forme de bottin trans-atlantique des artistes stars avec lesquels le pianiste grenoblois Alfio Origlio a joué, sans parler de sa propre discographie, d’autant qu’il compte sans doute parmi les musiciens régionaux les plus souvent cités dans les colonnes de Jazz-Rhône-Alpes.com. On évitera également de détailler le parcours du batteur mythique aux soixante ans de carrière, le légendaire André Ceccarelli, ni la place éminente de Pierre Bertrand dans le jazz français, le fondateur du Paris Jazz Big Band, compositeur et arrangeur, étant au top du sax, comme un merveilleux flûtiste notamment sur les trois derniers albums du pianiste.
Tous deux membres du quartet d’Alfio Origlio autour de Célia Kameni, le batteur lyonnais d’origine brésilienne Zaza Desiderio et le contrebassiste ligérien Brice Berrerd sont aussi -comme chacun le sait ici- parmi les incontournables de la relève générationnelle, actuellement très prisés sur de multiples projets et formats en plus du quartet d’Alfio, tout comme l’est plus encore du fait de son jeune âge (23 ans) un autre Grenoblois, le guitariste Noé Reine, prodige venu du jazz manouche et passé lui aussi par l’expérience américaine pour élargir avec un talent exceptionnel son univers jazzistique. Et si lors du premier set on a eu la surprise de découvrir la face batteur du jeune Matthieu Scheidecker [NdlR : d’autres l’ont vu à Vienne cet été. Voir ici] que l’on connaissait pour ses talents de photographe dans nos colonnes, j’entends pour la première fois la chanteuse et guitariste Hyleen [NdlR : vue à Fareins en 2019. Voir ici] lors du second set où son style croisant néo-folk et pop jazzy m’a fait penser avec bonheur à l’univers d’une Rickie Lee Jones.
Carte blanche, mais haute en couleurs
Réfléchie de part et d’autre depuis un an, cette soirée à terre pour le festival -qui s’achèvera le week-end prochain avec ses traditionnels concerts fluviaux et lacustres- investissait pour la première fois le Domaine du Caveau de Bel-Air sur les hauteurs culoziennes, haut lieu de la viticulture bugiste. Quinze jours après l’escale en Chautagne au château de Mécoras que l’on distingue au loin sur le versant d’en face, c’est sur les pentes du Colombier que l’équipe de BatÔjazz s’est démenée pour façonner dans la cour du domaine de Franck Glaizal un écrin bucolique et charmant, ouvert sur l’immensité d’un panorama à 360 degrés sur la Savoie à couper le souffle, comme un club de jazz éphémère, ouaté par les judicieuses tentures blanches tendues entre les platanes. Ajoutée à la clémence d’un ciel de voie lactée et à la douceur atmosphérique d’une nuit estivale, cette douce élégance champêtre était particulièrement propice à accueillir celle d’Alfio et de ses divers complices.
Dès 20h, c’est Giacomo, une vieille compo du pianiste qui entame le premier set en trio, baptême du feu plus que réussi pour Matthieu Scheidecker qui fond ses baguettes dans l’élégance feutrée du morceau où le trio est porté par le timbre enveloppant de Brice à la contrebasse. Les balais nonchalants caressent la ballade qui suit slowly dans la même sensualité tandis que les notes du piano semblent suspendues. «Un truc à la Bobby Solo, ringard à souhait, mais j’adore !…» plaisante le malicieux Alfio qui était sûrement plus sérieux quand il a écrit La Didonade en pensant à Michel Petrucciani, dont l’esprit et le swing naturel du jeu nous sautent effectivement à l’oreille dans ce titre qui vient mettre du pep dans le set. Les typiques attaques sur le clavier avec une dextérité prodigieuse contraignant la contrebasse à suivre avec une vélocité redoutable et précise sous les doigts de Brice, parfait.
Les amis fidèles
Au milieu de ce premier round, le maître de cérémonie en Prince d’un soir tient à rappeler une période où, suite à un accident, il avait voulu arrêter de jouer. Façon d’introduire les fidèles qui étaient là pour le remettre en selle, et qui le rejoignent alors sur la scène, Dédé qui a contribué à son renouveau depuis vingt ans, Pierre l’ami cher et souffleur hors-pair. Ensemble, ils vont prendre les Ascendances d’un planeur avant que sous l’effet appuyé du piano le sax se lâche en solo, offrant au fil de ce long thème toutes les nuances de l’instrument, tandis que l’inamovible Dédé assure son fameux drive au swing inné. Saxophoniste, le classieux Pierre Bertrand est aussi un merveilleux flûtiste au souffle magique, comme le zéphyr qui semble nous effleurer de douceur sur Absyrations -contraction d’absence et d’inspiration- où Alfio reprend la main «balladeuse» sur le clavier. Des notes aériennes, soutenues dans les graves par la contrebasse, des balais délicats pour lisser un sax de velours, la formule de Sacha qui suit est un bel exemple de la fluide complicité qui s’est instaurée entre ces brillants instrumentistes, comme encore sur l’extrait d’Il était une fois la Révolution composé par Morricone.
Bouillon de cultures musicales
Après une pause bienvenue donnant le temps de déguster les nectars aux trois couleurs du domaine de Bel-Air *, le second set reprend à 22h avec l’arrivée de Noé Reine et de Zaza. On reste dans l’ambiance cinématographique avec des variations de guitare sous effets savamment maîtrisées pour Il était une fois dans l’Ouest avant que les impros sur le Fender Rhodes offrent le premier groove de la soirée puis une dérive assez jazz-rock, le synthé basse et le vocoder lorgnant chez Zawinul. Un relent vintage encore mais sur une autre forme, avec la venue d’Hyleen et sa compo Inside, entre néo-folk et pop-jazz seventies façon Ricky Lee Jones, sur laquelle Noé va poser un sacré beau chorus tout en finesse. Avec celle d’Hyleen, voilà deux guitares qui chantent sur la ballade Last Call, où l’on est notamment émerveillé- encore- par la maîtrise de Noé, sa mesure précise, touchante, sans emphase ni jamais de superflu.
Suivront une compo où dès l’intro le son et l’ambiance se feront plus électro entre la frappe déstructurée de Zaza, les volutes du Fender Rhodes et la basse synthétique du “Facom”, ouvrant une belle envolée de Noé à la Pat Metheny, puis une reprise plus west-coast d’un standard de Toto avec l’accrocheuse voix d’Hyleen. Au rappel final, les huit musiciens seront tous sur scène -soit trois batteurs percus !- pour clore en ce clos un grand cru, à l’issu duquel il faut saluer la qualité irréprochable du son assuré par le fidèle ingé d’Alfio, Jean-Paul Pellegrini. Et lui pour sa fidélité à BatÔjazz, Dominique a proposé à Alfio d’être désormais président d’honneur du festival où il semble, comme ce soir, être assurément chez lui.
* Travaillées depuis trois ans en Haute Valeur Environnementale, les vignes de Franck Glaizal en son Domaine de Bel-Air et qui lui ont valu deux médailles ces deux dernières années, viennent d’obtenir la certification Bio.
NdlR : Nous avons doublé cette carte blanche avec celle proposée à une jeune photographe, Anne Jouvet, qui ne vient pas des circuits du jazz et qui nous prête ses photos.