Je ne suis pas dans ma période découverte en ce moment. Je suis plutôt dans celle qui creuse le même sillon en retournant voir des artistes déjà vus sur scène. Et cela est très intéressant lorsque l’on peut mesurer l’évolution artistique et la remise en question de grands musiciens. Pour cette fois, c’est un habitué des festivals et des scènes d’été que j’avais envie de revoir dans l’intimité d’une salle à taille humaine. C’est le Train Théâtre de Portes-lès-Valence qui accueille le grand musicien malien Cheick Tidiane Seck dans le cadre du Festival “Aah ! Les Déferlantes !” Il s’agit d’un festival de chansons francophones créé en 2010, qui a pour but de promouvoir la variété des expressions de la langue française.
Celui qui est surnommé « Black Bouddha » a un parcours musical impressionnant. Citer toutes ses collaborations et ses créations revient à établir une liste à la Prévert qui serait fort longue si on la veut exhaustive. Pour être rapide, sa carrière a démarré avec le mythique Super Rail Band de Bamako avec les chanteurs Salif Keïta, Mory Kanté. Elle s’internationalise et se poursuit avec Jimmy Cliff, Wayne Shorter, Carlos Santana, Joe Zawinul, Ornette Coleman, Randy Weston, etc… Mais il y aura aussi Hank Jones et Dee Dee Bridgewater. C’est avec ces trois derniers musiciens de jazz américains que Cheick Titiane Seck va jeter un pont très important entre sa musique africaine originale et le jazz. Notamment lorsque les jazzmen américains étaient en quête de leurs racines africaines. Nous avons suivi ce parcours avec jazz-rhone-alpes.com dans la région.
Pour son dernier passage à Jazz à Vienne, votre serviteur a chroniqué l’hommage rendu par le musicien malien aux musiques africaines et au jazz (voir ici) Michel Mathais a relaté le concert de Randy Weston dans lequel Check Tidiane Seck a joué (voir ici). Gérard Brunel nous a conté le concert donné avec l’immense Hank Jones en mémoire de leur album commun Sarala (voir ici).
Cette soirée de festival commence dans le hall avec une première partie en guise d’apéro-concert. C’est le duo Gandiambe Combo avec Edwige Madrid au saxophone baryton et Marco Lacaille à la guitare, le fils de René Lacaille. Les deux musiciens interprètent des chansons inspirées de la musique afro-caribéenne et de l’océan indien. Le guitariste chante en créole et leurs musiques viennent des traditions du style maloya et du style séga. Ce sont des styles musicaux, mais aussi des chants et des danses, emblématiques de l’archipel des Mascareignes. Les mélodies douces de la guitare sont accompagnées par les rythmiques toutes aussi douces du baryton. L’alternance avec les mélodies graves du baryton donne de la profondeur au morceaux. Les réponses du saxophone au chant du guitariste créent un dialogue poétique.
Ce concert dans le hall donne un caractère festif au festival “Aah ! Les Déferlantes !”. Il nous rappelle qu’une manifestation musicale en cache une autre avec “La Nuit de tous les jazz”, que nous affectionnons tout particulièrement, qui est programmée cette année le samedi 6 mai prochain.
Place ensuite dans la grande salle au concert de Cheick Tidiane Seck qui est présenté par la direction du théâtre avec beaucoup d’émotion. On sent un réel plaisir et une profonde sincérité de nous proposer et d’avoir programmé ce soir ce musicien. Le musicien malien seul au piano commence par un titre traditionnel mandingue. Le chant dans la langue africaine est parfois accompagné par le piano et parfois alterné avec des passages instrumentaux improvisés. On est immédiatement dans une ambiance ou la musique traditionnelle est mélangée à un esprit de récital classique joué sur un piano demi-queue. Nous ne sommes pas dans le registre habituel du maître malien aux claviers modernes. Il s’agit du répertoire de son dernier album entièrement interprété seul au piano et au chant. Il s’agit de l’album Kelena Fôly, sorti en février 2022 et édité par Komos. L’ambiance intimiste se poursuit avec le morceau Aimé Césaire en hommage au grand écrivain, homme de lettres et homme politique martiniquais. Le chant dit avec une voix grave et lente ressemble à un poème interprété comme du talk-over sur l’accompagnement au piano. Cette interprétation rappelle celle de Jacques Courcil dans son album Clameur consacré aux grands auteurs antillais et africains. La citation de Léopold Sédar Senghor dans le texte donne une dimension profonde à l’hommage qui s’étend à l’ensemble du style littéraire de la Négritude dont les deux hommes sont les inventeurs principaux. Une émotion forte est installée par notre griot. C’est alors qu’une surprise nous attend avec deux invités qui rejoignent le maître de cérémonie. Pamela Badjogo au chant et Elisée Sangaré à la basse étaient programmé la veille avec leur groupe. Ils sont restés au Train Théâtre pour se joindre à leur mentor et l’accompagner sur quelques morceaux. La magie du conteur africain se poursuit avec plusieurs titres dont Kaïra, puis Maké qui signifie ancêtres. Cheick Tidiane Seck ne manque pas de faire appel à l’âme de ces ancêtres et évoque le souvenir de Hank Jones. Ce supplément d’âme ajoute une dimension spirituelle et de l’intensité au concert. Les voix de la chanteuse et du pianiste se répondent. Celle-ci danse lorsque ce sont les rythmes du piano et de la basse qui dialoguent en improvisant. La basse chante lorsqu’elle s’accorde aux rythmes du piano et les deux instruments soutiennent la voix de la chanteuse. Les trois musiciens nous livrent un concert qui transcende la musique africaine et la musique improvisée et exprime la joie d’être ensemble. Le pianiste poursuit avec un retour en solo dans un style très épuré qui fait penser aux concerts solo de Michel Petrucciani. On se sent au-delà de la musique dans un moment où le temps semble comme suspendu. La formule en trio du concert revient à nouveau avec différentes inspirations comme celle du blues avec l’interprétation de Long way from home, celle du jazz avec quelques couplets de Summertime ou encore celle de l’Afrique avec un hommage à Mory Kanté à l’époque du buffet de la gare de Bamako. C’est sur un rappel, avec une improvisation d’un thème traditionnel festif que s’achève le concert, comme une longue histoire racontée sous un arbre à palabre.
Nous avons été enchantés par notre maître conteur qui s’est livré à cet exercice épuré comme on a rarement l’occasion de le voir sur scène. C’est avec autant de générosité qu’il s’est plié aux dédicaces après son concert alors qu’il devait se lever seulement quelques heures plus tard pour s’envoler vers Bamako afin de donner un nouveau concert le lendemain. A coup sûr, il va retrouver l’âme de ses ancêtres et celles de ces anciens compagnons d’improvisation pour créer un moment de spiritualité sur sa terre natale.