François Jeanneau, au sax soprano a monté un duo avec sa fille Agathe.
Celle-ci nous raconte une histoire, celle d’un jeune saxophoniste qui fait son entrée dans le monde des clubs de Saint Germain des Prés des années 50 (le Blue note, Le chat qui pêche, le Pilou…). Ses appréhensions, sa préparation, ses passages obligés, son trac.
D’après Agathe la naissance du jazz remonte à 1895 avec le Bolden Band du cornettiste Buddy Bolden. Elle en vient assez vite aux affrontements épiques entre les partisans de Hugues Panassié et ceux de Charles Delaunay et Boris Vian. Elle évoque l’apparition du free jazz. Un voyage dans notre jazz.
Ses interventions sont prétextes à de courts extraits de standards au sax soprano ou aux aérophones de François Dumont d’Ayot invité pour l’occasion. Le tout avec une pointe d’humour qui est la marque de fabrique de François Jeanneau.
C’est en fait l’histoire du jazz français des années 50 à nos jours, dans les clubs, les studios, les cabarets, les conservatoires à venir…
Les anecdotes foisonnent et donnent du corps et de l’âme au récit.
C’est frais, truculent et réaliste.
Avec l’évocation du groupe “Triangle” on comprend qu’il s’agit d’une biographie de … François Jeanneau, himself.
Octobre 1978 création du “Quatuor de saxophones” avec sa première représentation au festival de Moers en Rhénanie et leurs passages réguliers à La Chapelle des Lombards.
Agathe en vient au parcours pédagogique de son héros, la création du département jazz au CNSMD, son enseignement de l’improvisation. Sa direction du premier ONJ (en 1986). Un grand Monsieur, là devant nous.
« Faire de la musique n’est pas que jouer des notes elles ne sont que le squelette il faut lui rajouter de la chair, des nerfs, du sang … ». Travailler les bases encore et encore. Démarche qui confère à l’autonomie.
Tout cela pour en arriver à LA question “Mais d’ailleurs, jazz c’est quoi finalement ?” Agathe nous en livre une longue interprétation poétique et très personnelle.
“Musique d’esclavage et musique d’oppression, le jazz est, par conséquence et nécessité, musique de combat pour la liberté, musique de prise de parole. Liberté sans cesse à conquérir, sans cesse à défendre. Prise de parole pour faire entendre la vie, la mort, l’angoisse, la joie, la plainte, l’amour. Un art de vivre pour ainsi dire.
Dans l’instant de sa création, c’est autre chose et il en va de même. C’est esprit et corps réuni, la relation avec les autres, avec soi, où il n’est question de rien d’autre que d’être là, dans le temps et l’espace.
C’est être en alerte de tous ses capteurs. C’est aux pensées de se mettre en veilleuse pour que les gens puissent agir, régir. C’est encore esprit et corps réunis. Il suffit d’être là et d’être ce que l’on est, dans un mélange de concentration paresseuse et de désinvolture intense, qui repoussent les limites de l’espace et font s’arrêter le temps.
La liberté du jeu ça n’existe et se partage que parce qu’il a ses règles à détourner, cela fait partie du jeu, autant qu’à suivre. Sans oublier le plaisir du son.
Depuis combien de temps suis-je là à rêvasser, appuyé à la rambarde de ma fenêtre ? Difficile à dire. Cinq minutes ? Une demi-heure ? Il eût fallu que je consultasse ma montre, au début et à la la fin de la séance. Le temps est comme l’eau, il ne se laisse pas attraper facilement. N’est-ce pas Aristote qui disait que “tout le monde sait ce qu’est le temps mais personne ne peut le définir avec précision” . Il aurait pu dire la même chose du jazz, s’il avait eu la bonne idée d’en écouter. Mais je reconnais que le temps a joué en sa défaveur dans le cas présent. Trop tard dans un monde trop vieux dit-on, mais trop tôt dans un monde trop jeune. Cela peut exister aussi.”
Nous ne pouvions pas ne pas citer in-extenso cette proposition très personnelle (avec nos remerciements à son auteur).
Ce concert narratif sera émaillé d’improvisations et de dialogues entre les deux musiciens avec un arrêt remarqué sur LE thème fétiche de François Jeanneau : Lushlife.
Nous avons passé un trop court moment délicieux et instructif.
Les textes lus sont à paraître dans un livre intitulé Une anche passe. Assurément un “must have” pour les amateurs de jazz.