Dans l’Odéon, j’entends à plusieurs reprises des gens ironiser sur les rares averses que prévoyait la météo locale. Il faut dire que venir au concert sous une pluie battante relève au mieux d’une motivation à tout crin, au pire d’un masochisme qui voudrait que la fête soit décuplée avec les pires conditions. Tant qu’à faire, autant en profiter pleinement et plus encore. C’est d’ailleurs, d’une manière générale, ce qui se passe à chaque fois qu’une foule se rassemble pour un spectacle et surjoue son enthousiasme. Ce sont des bravos, des bis, des exclamations, des applaudissements nourris. Ce n’est pas que le Sicilian quartet ne le mérite pas. Le groupe joue bien. Ce sont quatre amis qui s’apprécient et qui multiplient les expériences. Les musiciens sont assez virtuoses. Les deux siciliens de Palerme, l’accordéoniste Roberto Gervasi et le clarinettiste Nicola Giammarinaro sont des improvisateurs de haute voltige. Les autres s’en tirent également bien, Yannis Constans assure élégamment la pompe pendant que le contrebassiste Camille Wolfrom joue une walking bass efficace. Groupe de swing, qui pourrait rappeler par certains côtés un orchestre de la Nouvelle Orléans. Si les deux premiers musiciens précités m’ont bluffé, c’est surtout sur une des compositions du clarinettiste, un choro, que mon adhésion s’est faite. Chouette morceau bien emmené. Dans ce groupe malgré tout, pas de grandes surprises qui nécessiteraient de déployer les grands moyens à témoigner outrancièrement sa reconnaissance.
Vient ensuite le duo tant attendu. (Sous la pluie, ça fait long) Les deux s’excusent presque de jouer dans ces conditions. J’aurais préféré que l’organisation des Nuits de Fourvière ne prenne pas la décision d’interdire les parapluies dans l’enceinte du théâtre. On me rétorquera que c’est pour le bien de tous, que ça gênerait. Plus de vingt ans que je ne les avais pas revus tous les deux rassemblés. La dernière fois, c’était à Patrimonio. Le contraste ! A l’époque, j’en étais à chercher qui des deux jouait le mieux. Ma préférence allait à Sylvain Luc, qui venait de sortir ce bel album, “Ameskeri”, avec Stéphane Belmondo. A l’issue du concert, je n’en étais plus très sûre. Depuis, ma conception de la musique a évolué. Je les ai depuis réécoutés séparément, plus ensemble, dans des vidéos de concerts. Il me semble qu’aujourd’hui, plutôt que de se tirer la bourre, chacun s’invente grâce à l’autre, et se bonifie par la présence de l’autre. Chacun pourrait d’ailleurs se suffire à lui-même. J’en étais là de mes réflexions quand Bireli Lagrène a quitté la scène, laissant Luc faire le travail seul. Dans une belle démonstration de virtuosité technique, rythmique, non sans préalablement l’avoir enlacé, en le berçant. Touchant. Une affaire d’ami, encore une fois. Ce soir, je n’ai écouté que quatre morceaux (en ont-ils joué plus ?) : un blues, l’impro seule de Luc et deux standards The day of wine and roses et Autumn leaves (merci Didier Martinez, pour ta connaissance des standards). Ce qui est si précieux dans ce genre de duo, ce n’est pas tant les morceaux qui défilent et les traits de bravoure que chacun réalise, à qui surprendra l’autre par sa vélocité, mais bien ce qui se passe dans les marges, dans les transitions, dans les suspensions, quand l’harmonie et le rythme se déstructurent pour se recréer sur du neuf. Là se trouve le véritable génie des deux compères. On aura beau cherché à les imiter, à comprendre quelle gamme, quel phrasé, quelle substitution, même Chat GPT ne saurait dire ce qui s’est passé ici et dans leur tête et dans leurs doigts. Là ils ont encore des choses à nous raconter et nous montrer que deux valent mieux qu’un.
Je repars trempée des pieds à la tête, en colère. Je n’ai pas décoléré pour cette histoire de parapluie et ce concert me fait l’effet d’avoir mangé une omelette aux truffes qui seraient détrempées. Difficile d’en apprécier pleinement le goût. Je n’ai pas décoléré non plus de ce placement non libre où une troupe de jeunes gens, sympathiques au demeurant, qui ne te laissent pas le choix de ta place. Décidément, hier, la fête a du mal à prendre pleinement, entre organisation policée, pluie diluvienne et traits forcés du public. Désolé, les musiciens, je vous ai un peu oubliés.