Est-ce que l’amphithéâtre accueille ce soir le jazz d’aujourd’hui ? Ou bien le jazz du futur ? Mais est-ce encore du jazz ? En tout cas le public sait très bien ce qu’il est venu écouter même si la musique de Snarky Puppy est difficilement classable. D’ailleurs, Michael League, le bassiste et leader du groupe, nous apporte quelques précisions en direct de la scène du Kiosque à Cybèle, sur l’antenne de C’Rock Radio pour l’émission Radio Jazz à Vienne. Lors d’une interview, juste avant le concert, il ne définit pas Snarky Puppy comme un groupe de jazz, mais affirme que tous ses membres sont des musiciens de jazz. Il ajoute que ce n’est pas non plus un groupe mais plutôt un collectif qui peut comprendre jusqu’à une vingtaine de musiciens. Wikipédia affiche une quarantaine de musiciens, qui dit mieux ?…
Pour notre plaisir, durant le deuxième set de la soirée, ce sont dix musiciens qui arpentent la scène du théâtre antique pour nous interpréter principalement leur dernier album “Empire Central”. Sans que ce soit vraiment marqué, mais par petites touches, on retrouve des influences du jazz-rock de Weather Report, Return to Forever ou des Head Hunters. Dans leur manière de jouer et de réinterpréter complètement les titres sur scène, on retrouve l’approche de la période électrique de Miles Davis et celle de Frank Zappa.
Tout cela est perceptible dans l’organisation de ce collectif. La rythmique est à la fois puissante et variée dans les sonorités avec Larnell Lewis à la batterie, Marcelo Woloski aux percussions et Michael League à la basse. Les deux claviers principaux, Justin Stanton et Bill Laurance, plus le bassiste qui dispose également d’un clavier, enrichissent les titres d’un style pop et soul. Le guitariste Bob Lanzetti ajoute la force du rock aux morceaux. Les soufflants apportent une touche de jazz et de Rythm and Blues au répertoire avec Bob Reynolds et Chris Bullock au saxophone ténor. Ce dernier souligne avec un peu de douceur certains titres à la flûte traversière. Jay Jennings et Maz Maher alternent les solos et les reprises de thème à la trompette et au bugle.
Leur musique nous tient un discours engagé. Les attaques sont franches et punchy. L’improvisation peut être jazz à la basse, aux claviers et aux cuivres, ou encore rock à la guitare. La rythmique de la batterie est puissante et groove, l’apport des percussions élargit les timbres et ajoute l’impression de puissance. Cela donne également une coloration latino-américaine ou caribéenne à certaines compositions. De morceaux en morceaux, l’intensité du groove monte. Les musiciens nous tiennent et ne nous lâchent pas. Nous sommes envoûtés par les sonorités. La fête a déjà bien commencé lorsque que Snarky Puppy invite trois musiciens brésiliens du groupe précédent à se joindre à eux pour jouer des percussions. Avec quatre frappeurs, le groupe est à fond et le public est chaud pour ce titre interprété sous forme de jam.
Les introductions des morceaux sont partagées par les instruments, des claviers à la guitare en passant par les cuivres. Les reprises de solo sont incessantes entre les musiciens. Dans cet espace musical, il y a de la place pour que tout le monde s’exprime sur le rythme et sur la mélodie. Les échanges et dialogues sont nombreux et variés. Ils sont exécutés avec intensité, justesse et spiritualité. Chaque composition est développée avec authenticité. Les styles sont mêlés avec finesse, d’un solo de jazz à la trompette sur un style funk en terminant par un solo rock à la guitare. Les solos s’enchevêtrent. Les claviers font preuve de virtuosité dans tous les styles. Les breaks sur les thèmes avec un redémarrage ou un changement de rythme ou de phrasé musical donnent du punch et une ambiance festive au set. Nous vivons un moment d’apothéose, lorsque le claviériste Justin Stanton entame un solo de trompette pour lequel il est suivi par les quatre autres soufflants. La puissance de cinq cuivres décoiffe, soutenus par un dialogue avec l’autre clavier sur le déchaînement de la batterie et des percussions.
Les introductions des ballades aux claviers, à la basse ou aux percussions donnent souvent un côté planant aux titres. Deux hommages seront particulièrement émouvants. Le premier pour Roy Hargrove est introduit par un bugle comme il se doit, pour ce virtuose qui nous a quitté trop tôt. Le bugle poursuit avec un solo avant que les deux trompettes puis les deux bugles reprennent le thème en duo. L’autre hommage est dédié à Bernard Wright qui nous a quitté récemment, compositeur et claviériste. En toute logique, c’est un clavier qui assure une introduction planante et un solo. L’accompagnement de la trompette et de la flûte ajoute de la légèreté à cette mélodie envoûtante.
Les fondamentaux du jazz sont bien maîtrisés avec l’improvisation sur un thème. Mais la construction musicale va plus loin dans l’innovation et la création. On peut affirmer que la musique de Snarky Puppy est bien le jazz d’aujourd’hui ! Ce langage musical est recherché et élaboré au-delà de l’improvisation tout en restant festif et dansant. Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve sur le compte Facebook du groupe, en guise de profession de foi, la phrase : Music for the Brain and Booty.
Le public est conquis et ravi de ce quatrième passage du groupe à Jazz à Vienne. Il le témoigne par une standing ovation et un très long applaudissement durant la présentation de tous les musiciens. Il en redemande et obtient deux rappels auxquels les musiciens se livrent avec plaisir. On ne sait plus qui ne veut plus quitter l’autre en premier ce soir, entre le public et les artistes, à l’occasion de cette communion très réussie de l’émotion et du groove.
Line-up :
Chris Bullock: sax ténor, flûte, clarinette ; Bob Lanzetti: guitare ; Bob Reynolds: sax ; Jay Jennings, Maz Maher: trompettes, bugles ; Justin Stanton: trompette, claviers ; Bill Laurance: claviers ; Michael League: basse ; Marcelo Woloski: percussions, batterie ; Larnell Lewis: batterie
Voir nos précédentes chroniques relatives à Snarky Puppy :
- Jazz à Vienne 2013 : Le choc !
- Théâtre de Villefranche (novembre 2014)
- Jazz à Vienne 2019
- Les Nuits de Fourvière 2022
- etc.