Pour cette dernière soirée du Crest Jazz, la première partie est toujours un rendez-vous que nous attendons avec impatience. Ce concert des lauréats du concours de jazz vocal clôture la semaine de compétition de la scène de la place de l’église. C’est aussi un lien entre la scène du centre-ville et celle de l’espace Soubeyran qui dévoile de nouveaux talents.
A Soubeyran, sur ce côté de la Drôme, sous un ciel de nuages gris qui voilent la lune, la tour de Crest a comme des allures d’Alhambra. Car ce soir nous sommes invités à un voyage entre l’Orient et l’Occident. Mais pas seulement, car le pianiste et compositeur André Manoukian nous propose plus que cela. C’est un voyage dans l’intimité et l’émotion de ses origines. Pour cela, il fait appel à la mémoire de sa grand-mère, Anouch, qui a vécu le génocide arménien. Le public est venu nombreux pour cette soirée, les communautés arméniennes de Valence et Romans sont-elles venues retrouver des mélodies traditionnelles ?
C’est avec un jeu percussif sur les touches de son piano qui rappelle l’Orient, qu’il démarre le concert avec Guillaume Latil au violoncelle et Mosin Kawa aux tablas. Le violoncelliste apporte également un jeu oriental à son instrument, que ce soit à l’archet ou en pizzicato, il fait sonner son instrument comme un oud. Tandis que le joueur de tablas, originaire de Jaipur dans l’Etat indien du Rajasthan, colore la musique de ses touches extrême-orientales.
Les quatre premiers morceaux interprétés en trio vont graduellement nous immerger dans cette culture et les sonorités de l’Orient. Ou plutôt des Orients, nous précise le maître de cérémonie. Petit à petit nous entrons dans la complexité des rythmes impairs allant jusqu’à sept, neuf et onze temps. Ceux-là mêmes qui permettent d’exprimer à la fois la mélancolie, la joie et la spiritualité. La percussion des touches du piano s’entremêle avec les lamentations de l’archet sur les cordes frottées du violoncelle. Ces mélodies sont délicatement soutenues par le jeu des tablas et des balais sur les cymbales. Chaque morceau est ponctué par des explications du pianiste qui excelle aussi comme animateur de radio et jury de télévision. Il sait être pédagogue pour nous livrer les secrets de l’arrangement des modes à l’occidentale, à l’orientale et à l’extrême orientale. Il décrypte pour nous la variété des rythmes pour chacune de ces régions du monde. Disert et éloquent, le pianiste mêle blagues, humour, ironie et autodérision pour nous faciliter la compréhension des techniques musicales et mieux nous inclure dans ses mondes orientaux. Avec l’aide du percussionniste, il fait participer le public qui a plaisir à s’initier aux percussions indiennes en chantant les phrases musicales.
L’immersion dans les Orients se poursuit avec l’invitation par le pianiste des voix qu’il est important pour lui d’inclure à son projet. Il choisit pour cela d’ajouter les voix Bulgares des Balkanes. Milena Jeliazkova, Diana Barzeva et Martine Sarazin prennent place sur une estrade derrière les musiciens pour une introduction a capella où leurs trois timbres s’entremêlent. Elles jouent avec les polyphonies dans leurs différentes tessitures qui donnent beaucoup de profondeur à leur chant. Puis nous surprennent soudainement en se retrouvant à l’unisson sur une fin de phrase. Les sonorités de leurs voix font penser à des onomatopées qui ajoutent une richesse rythmique. C’est parfois la mélodie de l’introduction du piano qui est reprise par les voix. Ou encore une longue introduction, orientale et envoûtante du violoncelliste qui lance le morceau que les trois chanteuses développent. C’est aussi à l’unisson que les trois vocalistes prennent l’initiative de démarrer un titre sur des sonorités vocales rappelant des percussions. La caisse de résonnance du violoncelle tenue par l’instrumentiste contre sa cage thoracique procure l’effet d’une quatrième voix à l’ensemble. Les trois vocalistes entament un mode à onze temps comme un canon. Le décalage des voix apporte de la profondeur au chant suivi par le piano qui ajoute, avec la complexité de sa mélodie, ce mélange d’émotions troublantes de l’Orient.
Le créateur du projet invite à présent une nouvelle vocaliste. La chanteuse grecque, Dafné Kritharas, ajoute une voix profonde qui semble venir de l’antiquité. Le pianiste nous a prévenu qu’elle fait pleurer les pierres ! Son chant en Grec est spirituel. Lorsqu’elle interprète les couplets en français sa voix semble encore plus douce. Sa voix a des effets d’incantations que les timbres des Balkanes viennent souligner. Lorsque les quatre vocalistes se rejoignent à l’unisson nous sommes saisis par une impression de puissance.
Le groupe ne se fait pas prier pour offrir un titre en rappel au public conquis par ce voyage vers ces Orients fantasmés. Les spectateurs sont invités par le pianiste à se joindre au chant ensorcelant des quatre vocalistes pour partager un final sur une douce mélodie. Le salut du public est un triomphe digne des clôtures du festival. Il ne manquait que le doudouk, la flûte traditionnelle, qui est l’âme de l’Arménie comme nous avions pu l’entendre au concert de Jazz à Vienne (voir ici). Cela n’a pas empêché le compositeur de ce voyage spirituel de nous faire partager l’émotion de ses racines et de ses rêves musicaux.