Chaque jour, au cloitre des dominicains, se met en branle une grosse machine, de mieux en mieux huilée et rodée au fur et à mesure qu’avance le festival, qui permet d’accueillir et de faire manger, à l’heure dite, la cinquantaine de personnes bénévoles, artistes ou gens de presse, dont je fais partie. Chapeau pour l’organisation ! Tout cela dans une ambiance décontractée (mais néanmoins sérieuse quand il s’agit de rappeler les consignes importantes de la journée). C’est là le cœur du festival, là où, tout en jouant des mandibules, d’une manière très informelle, les choses se règlent, les problèmes trouvent leurs solutions, les conflits s’expriment, les amitiés se nouent, où les envies de bien faire, malgré les différences de points de vues, se scellent avec un bon vin des Baronnies, et plus si affinités.
Hier, il y avait au catering une troupe joyeuse, discrète, parlant l’anglais, heureuse de participer aux agapes. J’ai reconnu un des musiciens du groupe danois, le pianiste du Jan Harbeck quartet, un homme grand, baraqué, au sourire communicatif, à l’œil vif, avec une belle barbe blanche fleurie, le compagnon idéal des jours de fête, toujours prêt à lever le verre. Cette atmosphère, d’une extrême simplicité dans la façon d’être et de participer, en présence, en implication et gaieté, on la retrouvait le soir du concert. Un quartet jovial, les mêmes à la ville et à la scène. Pas de chichis, même si on retrouve immanquablement ça et là les codes de la planète jazz. Leur bonhommie et cette envie de partager m’a plu tout de suite. Si je parle de cela avant d’aborder la musique, c’est qu’elle n’est pas pure abstraction mais faite de chair et de sang, de personnes qui se donnent ou pas. Le spectacle n’est pas que pure représentation, les caractères transparaissent dans la musique. C’est comme l’envie de jouer. Les deux musiciennes qui sont passées avant, le duo Leïla Olivesi / Ellinoa, avaient ce même désir de partage. Une belle collaboration, pour une musique éminemment subtile que l’amitié et la reconnaissance qu’elles se vouent portait jusqu’à nous.
La musique est une entente préalable. Certes, de l’improvisation peut naitre la magie d’un nouveau groupe, d’une nouvelle amitié (comme en amour), d’un nouveau projet. L’entente préalable est ce quelque chose de plus, cristallisé dans le quotidien. Le désir de musique, c’est aussi la fascination pour un instrument. Je comprends tout à fait ce saxophoniste Jan Harbeck dénichant le saxophone de Stan Getz et l’achetant. Comme un gosse devant l’inaccessible. Que de notes, que de beauté, sorti de cet antique Selmer. C’est une boite à fantasmes, comme si on me confiait la vieille strat pourrie de Rory Gallagher, ou une des L5 de chez Gibson de Wes Montgomery (à ce propos, je recherche une vieille Gibson, archtop, de 1963, pas chère, si vous avez un tuyau ?) L’instrument, c’est de la magie à l’état pur, c’est la baguette de la fée, c’est le saint graal qui permet d’atteindre des hauteurs insoupçonnées.
Avec ce saxophone, et tout ce désir, Jan Harbeck mène la danse. Le début de son concert m’a fait penser à l’introduction d’un concert de Tord Gustavsen à Jazz à Vienne. Il faut tendre l’oreille. Il faut aller vers les musiciens, qui ont une façon de jouer tout de nuances et de simplicité. Une épure. Une fois l’orchestre lancé, c’est un groove qui s’installe, animal avançant, félin, au fond du temps, parfois poussant des grognements, parfois hoquetant. Chacun tient son rôle mais tous sont au service de ce groove. Ce groupe, c’est une pulsation, un organisme qui fait corps, chacun à l’unisson des autres, dans une même respiration. Avec des caractères bien trempés : le saxophoniste jouant de ce son à la Coleman Hawkins, enrobé, étouffé, retenu, rauque, écorché, cascadant en arpèges, velours ou piques frondeuses ; le pianiste, Henrik Gunde, géant monkien, déstructurant le blues et amenant un peu de chaos, fulgurances bienfaitrices, épices inédites ; le batteur Anders Holm, sur un vamp, ou sur des 4/4 montrant toute l’étendue de son talent d’expert es-swing, bopper fou ; Jeppe Skovbakle, le contrebassiste, mélodiste à gros son, gardien du tempo.
L’orchestre ronfle, autant à l’aise dans les balades aux mouvements délicats que dans les tempi straight ahead d’un bop étonnamment relooké. C’est une musique qui fait plaisir à tous les coups, suffisamment ancrée dans la tradition et abusant, sans caricature, des codes esthétiques du swing, mais élégamment astucieuse pour placer la modernité au cœur du propos. Les musiciens ont la banane, ils soignent leur public. L’affaire est dans le sac, le public répond. Le rappel souligne l’influence du saxophoniste Paul Gonsalves. De part et d’autre, l’émotion n’est pas feinte et mon plaisir est intact. Une très bonne soirée.
Fallait-il à travers l’invitation de ce groupe « de mecs » faire une entorse à la programmation exclusivement dédiée aux musiciennes de jazz ? Le public a sans doute son avis. La presse également. C’est au cœur même du festival, dans ce temps non cadré des repas, que se décidera peut être l’avenir du festival, qui perd une partie de ses troupes, qui cèdent la place pour la saison prochaine. Que deviendra Parfum de jazz ? Existera-t-il une envie commune de porter un projet qui mette en avant une musique, exigeante mais émancipatrice, des artistes, (femmes, je l’espère – à écouter le magnifique titre « 4% » de la pianiste Madeleine Cazenave dans l’album « rouge », voir ici ma chronique) un public (qui n’est pas qu’une poignée de consommateurs mais qui demande à s’émanciper lui aussi et devenir acteur), des porteurs de projets, désireux de créer de la synergie entre tous dans le territoire ?
Buvons et causons. La planète jazz a besoin de lieux et d’amour pour poursuivre sa route.