Très passionnante soirée au Hot Club ce vendredi 3 novembre. L’occasion donnée, par le Président du club et son équipe de programmation, de réunir trois pianistes de grands talents, montre que les initiatives heureuses, loin des ronronnements habituelles, des jérémiades et des passe-droits, permettent de renouveler le fonctionnement de cette vénérable institution. Je me suis laissé dire que l’esprit de démocratie… (et la musique a tout à y gagner, s’il est vrai que le Jazz est d’abord une musique populaire) loin des copinages qui sévissaient parfois jusqu’alors… s’est installé dans la programmation, ce qui est à nos yeux, une très bonne chose.
Pour l’heure, nous avons pu ce vendredi, écouter trois pianistes et non des moindres ! Et cette sorte inhabituelle de concert nous engage à un exercice sinon très périlleux, du moins inédit pour nous. Comme il n’est pas question de “comparer” ces pianistes (foin de l’esprit de concurrence qui sévit beaucoup trop partout et nous enrage: “Pour être heureux, ne nous comparons pas”-F.Lenoir), nous tenterons un jeu de “portraits croisés” à la manière de La Bruyère ; jeu qui vise à dégager des différences plutôt que des comparaisons. Nous suivons l’ordre de la programmation.
Fabrice Tarel propose un moment continu de musique, où sont liés par ses soins et quelques moments d’improvisation, des thèmes que nous reconnaîtrons parfois (ou pas) au gré de notre culture et de ses lacunes: comme le célèbre Round Midnight (Monk), ou le si chantant thème de Michel Legrand: L’été 42
Alfio Origlio propose des thèmes qu’il aime jouer particulièrement comme E lucevan le Stelle (extrait de “La Tosca”, Verdi ), ou la Javanaise , ou encore la Chanson d’Hélène (de Philippe Sarde et Sophie Hunger), soit des compositions comme ce génial Ascendance ou l’amical Zébulon.
Etienne Déconfin propose des thèmes de quelques pianistes de sa prédilection comme Michel Graillier : Cavatina (The deer Hunter ou encore le “toujours joyeux” Cedar Walton” et un Keith Jarrett que nous n’aurons guère de mal à reconnaître.
Avec Fabrice nous sommes dans un jeu de majesté ; l’instrument est traité comme de grandes orgues, volume et pédale d’expression à fond, comme un désir de cathédrale. Alfio choisit l’intimité, la douceur, joue de la pédale “piano” de l’instrument et nous fait partager quelques belles émotions. Fabrice est volubile du début à la fin de sa prestation. La vélocité impressionne, séduit, et emporte l’adhésion. Il joue aussi la délicatesse dans les ballades comme “Lush Life” (Billie Strayhorn). Fabrice nous entraîne vers l’Espagne, tant dans les harmonies que dans les rythmes. Alfio vers des grooves funky, Etienne vers la dynamique que Jarrett a mis dans quelques thèmes et introductions célèbres.
Fabrice est rhapsodique, Alfio lyrique, Etienne dynamique. Bien sûr, ces éléments différentiels simplifient la donne. Fabrice donne aussi de la douceur à quelques mélodies comme celle de Legrand. Alfio est éblouissant dans un Giant Steps qui amusait Bernard Maury le pédagogue à qui il rend hommage. Etienne est touchant dans les ballades. Fabrice veut de la grandeur, Alfio donne de l’émotion, Etienne produit la transe. Tous veulent et font de la musique avec des différences d’accents sensibles. Fabrice propose des marches harmoniques savantes, Alfio prend “in vivo” des risques dans des voicings qui éloignent fortement de la tonalité et y reviennent comme par magie. Etienne joue sur la tonalité avec des effets de répétition savoureux; comme des Tubular bells retrouvées. Fabrice est tourné vers un avenir grandiose, Alfio est dans un présent poétique, Etienne est une machine de guerre stupéfiante.
Une soirée passionnante à tous égards, sur l’art de décliner le piano en tous sens .Une sorte de “Jazzimut” en quelques sortes, pour mésuser du mot valise D’Alain Noël.