Le Solar, scène de jazz stéphanoise, a accueilli Sophie Alour pour la première fois, le 3 novembre dernier. Un régal.
Sophie Alour en cinq questions
– Vous venez de sortir votre neuvième album, intitulé « Le temps virtuose »*. Justement, comment ce temps a -t-il façonné votre inspiration et votre jeu depuis vos débuts ?
– Je n’aurais pas pu faire ce disque à mes débuts. Il s’est aussi passé des choses avec la réception du prix Django Reinhardt**. Ce prix m’a beaucoup touchée, il me ramenait vers des grands du jazz qui m’ont marquée. C’était comme si, d’un coup, il y avait eu une compression du temps. C’est vrai que j’ai commencé tard, à dix-sept ans. En fait, je crois qu’il y a plusieurs notions du Temps, le temps des années qui passent mais aussi le temps de la maturation et du rapport au désir.
– Comment avez-vous choisi les onze titres de ce disque? J’y vois plein de contraires. L’universalité (« Sous tous les toits du monde ») mais aussi l’intimité (« Tout nu »). Les « musiques pour
dames et celles pour messieurs ». Les « Lendemains qui chantent » mais « Le temps cannibale ». C’est une volonté de tout lier ?
– Sans doute, car dans cet album il y a plein d’influences différentes. Des couleurs presque baroques, maliennes ou rock… En fait, je pense qu’on est très complexe et j’ai la prétention de me dire que le son de notre groupe allait unifier tout Sophie Alour.
– Vous êtes entourée de trois musiciens complices***, dont la batteuse Anne Pacéo, par ailleurs marraine du Solar. En quoi vos jeux respectifs s’enrichissent-ils les uns des autres?
– C’est parce que ce sont des musiciens avant tout. Ils auraient pu jouer de n’importe quel instrument. Ce sont de vrais musiciens qui savent ne pas se perdre dans la maîtrise de l’instrument.
– En plus de la promotion de cet album, vous jouez notamment avec François Morel dans « La vie (titre provisoire) » et avec le Lady quartet de Rhoda Scott. C’est une envie, un besoin de
rencontrer des publics différents sur des scènes différentes ?
– C’est d’abord une nécessité! Avec François, cette fois je joue pour la première fois de la basse électrique et j’en suis très heureuse. J’aime beaucoup changer d’univers et observer comment
ils occupent l’espace, le rapport avec le public. J’ai beaucoup appris de toutes ces expériences et j’essaie de rester moi-même à travers toute cette diversité.
– Pour finir, puisqu’on a évoqué Anne Pacéo et Rhoda Scott, quelle place y a-t-il selon vous pour les femmes dans le jazz, aujourd’hui ?
– On vit une époque formidable où il y a une grosse prise de conscience par rapport à ça. A un niveau général, c’est très bénéfique pour la société. Mais après, au niveau personnel, c’est parfois inconfortable d’être là pour combler les inégalités, comme si c’était la raison de ma présence…
*« Le temps virtuose », sorti le 13 octobre 2023 chez Music From Source/L’Autre Distribution. (voir ici la chronique de Michel Clavel)
**Prix Django Reinhardt en 2020
***Anne Paceo (batterie), Pierre Perchaud (guitares), Guillaume Latil (violoncelle)
Cette courte entrevue peut laisser sur sa faim. Il faut expliquer comment elle s’est déroulée pour mieux comprendre, d’abord sa brièveté, ensuite ce qu’elle révèle de Sophie Alour. Les musiciens
sont arrivés tard au Solar en ce 3 novembre, problèmes de transports. Les balances ont donc été décalées et se sont déroulées jusqu’à 19h30, heure de l’ouverture des portes au public. Tant pis
pour l’interview prévue en amont avec la production, laissons souffler les artistes. Mais voilà qu’un quart d’heure avant leur entrée en scène, il nous est indiqué, à Roger Berthet et moi, que
nous pouvons les rencontrer. Escaliers grimpés à toute vitesse, musiciens encore attablés, assiettes vides, regards à la fois pétillants et concentrés. Sophie Alour hésite un peu, c’est qu’il faut encore se maquiller, se préparer, s’en excuse, ce sera court… Nos regards se croisent, bien sûr, on ne pourra pas parler longtemps, mais son sourire est déjà l’amorce d’un dialogue. Alors voilà, c’est comme ça, sur un coin de canapé, que j’en ai appris beaucoup plus qu’avec des mots, sur la remarquable saxophoniste-flûtiste-compositrice. Plurielle, précise, nuancée, profondément humaine, elle a été réellement, pendant ces cinq minutes, Ici et maintenant.
C’est drôle, c’est l’un des titres du « Temps virtuose ». Ainsi, il semble bien que Sophie Alour soit ce qu’elle joue. Ou l’inverse, métaphore vivante d’un échange avec le monde et les autres à un
instant T.
Le concert qui a suivi, dans un Solar archi-comble, a été le reflet de cette osmose entre les musiciens, leurs influences respectives et une salle comblée. On en dira juste quelques mots.
D’abord, la complicité musicale mais aussi l’humour et le respect qui soudent le quartet. Puis le son-velours du sax ténor, les phrasés perlés ou fougueux de la guitare, l’élégance groovy de la voix-violoncelle, la sensible alchimie des tempos de la batterie. Bref, on est partis loin, au fil de ballades semées de liberté, « de grandeur d’être, de remerciement à la nature ». On s’est parfois
piqué de musique irlandaise, archet débridé. On s’est frotté au free dans la Musique pour messieurs, on a changé la Caravan du Duke en une Roulotte fouettée par les riffs exceptionnels de la guitare. On a entendu résonner les tambours d’Anne Pacéo, orages sacrés et zébrés d’un vent léger, celui de la flûte traversière. Mais je cause, je cause… L’envie me saisi de prendre le temps d’écouter encore ce temps-là. Virtuose.