Le monde est à vous…

Si les interminables confinements nous restreignent dans nos déplacements, la musique permet au moins de parcourir la planète par de beaux voyages immobiles. De l’Andalousie à l’Inde, des Caraïbes à l’Afrique (Mali, Cameroun…), dernière sélection globe-trotteuse de l’année qui montre, s’il en était encore besoin, l’influence plus que jamais prépondérante de la world-music dans le jazz d’aujourd’hui. Avec encore un énorme coup de cœur lyonnais puisque Pat Kalla et le Super Mojo ont concocté la bombe qui devrait dynamiter la fin de l’hiver.

MATHIAS BERCHADSKY (dit El Mati) « Manifiesta » (Butano / Inouïe Distribution)

Enregistré en février dernier entre la France, l’Espagne  et l’Inde, nourri de voyages, d’expériences mêlées et d’apprentissages constants, ce second opus du grand guitariste Mathias Berchadsky -alias El Mati– aura été le fruit d’un long travail d’écriture, dix ans après « Cantos del Posible » qui l’a révélé. Si le flamenco reste au centre du propos dans la forme musicale, le jazz, le classique, la musique juive et surtout carnatique (du sud de l’Inde) viennent nourrir le terrain de jeu rythmique et harmonique de base que constitue l’Andalousie où le musicien a d’abord étudié durant quinze ans. Ni andalou ni gitan, Mathias Berchadsky se veut cependant libre d’aller aussi loin qu’il l’entend, tout en respectant une certaine tradition dans ce « manifeste » festif dont le titre offre un jeu de mots adéquat entre mani (les mains) et fiesta, tant pour celles qui font sonner la guitare que celles qui dribblent les percussions. Et elles sont nombreuses ces mains frappantes puisque le guitariste s’est entouré de cinq percussionnistes dont deux français (Edouard Coquard, qui signe par ailleurs la réalisation et le mixage du disque, ainsi que Vincent Couperie) et trois indiens  maîtres de ces fameux rythmes carnatiques que l’on ne peut trouver chez nous.

 Huit titres forts en thème « indalou » se succèdent dont deux agrémentés de chant  avec Alicia Carrasco sur le Djebel Muse d’ouverture, puis Cristian de Moret sur Raices qui rappelle très fortement les  fameuses et si typiques acrobaties vocales d’un Trilok Gurtu. Partout, clarté des cordes et profondeur des peaux  travaillées résonnent, comme sur La Escapada qui en offre un bel exemple. Souvent on pense aussi à la veine andalouse du merveilleux disque «  Petit à Petit » de Matthieu Saglio en duo avec le guitariste flamenca José El Piru, particulièrement à travers Acetilino, Polyptico Sevillano ou encore El Mago – le violoncelle en moins évidemment – avant de clore ce Manifiesta par une hiératique Elegia dédiée à un autre grand maître du genre, Monsieur Paco de Lucia. Voilà en tout cas un mariage rythmique virtuose et éminemment fougueux qui nous emmène loin et nous réchauffe ardemment le coeur en ces temps bien refroidis.

 

XAVIER BELIN QUARTET « Pitakpi » (Absilone, Socadisc)

Régulièrement l’Outre-mer nous révèle de nouveaux talents et, à l’instar de son homologue et compatriote martiniquais Grégory Privat, auteur du bel album “Ki Koté” et que nous avons encore dernièrement salué aussi pour son superbe jeu sur le dernier David Linx- Xavier Belin impose son statut de pianiste-compositeur-arrangeur. Major de promo de l’International Music Educator of Paris (IMEP) en 2014, diplômé du Pôle Supérieur de Musique de Paris, il a déjà remporté à la fois le prix du jury et celui du public du prestigieux tremplin Golden Jazz Trophy l’an dernier avec son projet «  Pitakpi », quartet de jazz fortement influencé par les musiques dites afro-ascendantes et qui met en lumière son jeu pianistique métissé. Attaché à sa culture d’origine tout en étant très porté sur la modernité de l’écriture, il trace un son personnel dans des compos où il se plaît à déstructurer et contourner l’utilisation du ti-bwa vu en tant que clave et instrument. Précisons que le mot « pitakpi » fait références aux onomatopées utilisées pour la clave du ti-bwa, clave typique à partir de laquelle est construite quasiment toute la musique traditionnelle martiniquaise.

Pour ce faire, il a fait appel au batteur Laurent-Emmanuel Bertholo, complice depuis le lycée, et du bassiste Elvin Bironien, grand connaisseur à la fois du jazz et des musiques caribéennes, un instrumentiste qui monte et que nous évoquions dernièrement sur l’album des Selkies qui, comme celui-ci  ou encore celui de Foehn Trio, a été enregistré à la Maison des Artistes de Chamonix et toujours sous la patte de Nicolas Falque. Xavier Belin a également sollicité son compère du PSMP, le vibraphoniste Alexis Valet, comme instrument soliste notamment pour son côté percussif et métallique qui se marie naturellement avec ses compositions. Salué  par ses glorieux aînés Mario Canonge et Manuel Rocheman, son album qui vient enrichir encore l’arbre musical caribéen met particulièrement en évidence ce tandem au point que l’on peut se demander souvent qui est le vrai leader, tant le vibraphone –instrument merveilleux qui se fait globalement plus rare que les autres- est très en avant tout au long du disque où il ne cesse de tintinnabuler de manière fort prégnante. Une omniprésence disons-le parfois soûlante (Fanm matinik dou) d’autant que ces compos sont extrêmement volubiles en matière de notes, les thèmes étant excessivement développés dans des morceaux construits en mode crescendo dépassant tous allègrement les cinq minutes, durant même entre huit et plus de neuf minutes pour certains d’entre eux. Ils gagneraient peut-être à être resserrés tout en posant quelques respirations apaisantes dans cette course à l’échalote, comme c’est par exemple le cas de Chatouillage sous les balais  plus caressants de Laurent-Emmanuel Berthelo. Une trépidation qui laisse poindre ça et là la rondeur appuyée de la basse qui rappelle parfois celle d’un Michel Alibo comme sur Mz4 et sur le plus groovy Blues bô Kay. On notera également une intéressante revisite créolisée d’Evidence de Thelonious Monk, seule reprise au milieu de ce copieux album de dix compos originales.

DAVID WALTERS – VINCENT SEGAL- BALLAKE SISSOKO – ROGER RASPAIL “Nocturne” (Heavenly Sweetness)

Il n’a pas perdu de temps David Walters, dont nous chroniquions ici il y a seulement  quelques mois l’album Soleil Kréyol qui nous a fait danser cet été. A défaut de tourner depuis l’annulation des concerts, le chanteur-guitariste globe-trotter toujours très inspiré a su mettre à profit le temps suspendu du confinement au printemps pour composer de nouveaux titres. « Lors de ce repli sur soi, j’étais à bloc avec une énergie débordante, comme une boule de feu dans une cage » explique-t-il. Il en a profité aussi pour appeler son mentor et ami le violoncelliste Vincent Segal déjà présent sur le titre éponyme du précédent album. Fan du fameux « Chamber Music » que celui-ci avait réalisé avec Ballaké Sissoko, il soumet l’idée d’y adjoindre ce maître de la kora et de solliciter par ailleurs Roger Raspail, un « ancien » des Antilles et spécialiste des tambours et autres percussions. Ainsi naît ce quatuor, jeu de rencontres amicales incandescentes pour peaufiner Nocturne (qui sortira le 5 février prochain) où les chansons créoles chaloupent dans la douceur et en toute délicatesse, cabotant des rives du Mali aux contours de la Guadeloupe et de la Martinique.

 « Je n’ai composé que des morceaux très connectés à mes paysages intérieurs » confie David qui souhaitait un disque brut et spontané, sans surproduction. Durant trois jours d’enregistrement, sans clic, sans casque et sans électronique selon la volonté de Vincent Segal, les titres se sont montés dans une ambiance de proximité intense, une écoute absolue les uns des autres, dans une harmonieuse osmose où tous jouent à feu doux et où se mélangent mélancolie et pudeur. Papa Kossa en ouverture rend hommage à Manu Dibango ici comme interpellé (« pourquoi t’es parti ? »),  alors que les cordes croisées construisent une lancinante ritournelle où guitare médium, aigus de la kora et graves du violoncelle tourbillonnent dans l’entrain mené par les percussions. Si nous connaissons tous la dextérité merveilleuse de Ballaké qui n’est plus à souligner, on est toujours épaté de sa sonorité, comme si la kora était juste à côté de nous dans la pièce, comme c’est le cas encore sur Carioca où le chant alterne créole antillais et anglais. Une voix qui convoque Fela Kuti sur Freedom, chanté tel un rap doux (drôle d’oxymore…), avant que Sam Cook Di nous évoque l’autonomie des peuples afro-caribéens. De belles mélodies tantôt apaisantes comme encore ce Baby Go, ou plus dansante tel Vancé et son entraînant refrain. On retrouve par ailleurs deux titres emblématiques de Soleil Kréyol, d’abord Manyé  puis Mama, profitant de ce nouveau format pour en livrer des versions tout aussi charmantes en mode« unplugged », avant le Nocturne éponyme en final, qui vient tempérer le feu sacré émanant de cette belle réunion, joyeusement partageuse.

PAT KALLA & LE SUPER MOJO « Hymne à la Vie » (Heavenly Sweetness / Idol / L’autre Distribution)

On ne sait pas encore si les vaccins seront  probants et suffisamment efficaces pour venir à bout de la sinistrose induite par le satané Covid, mais une chose est sûre, j’ai déjà trouvé l’antidote radical à la morosité ambiante avec le nouvel album de Patrice Kalla qui, lui, sortira le 26 février prochain et annonçant -au moins sur le plan musical- le plus radieux des printemps. Avec la vista du si bien nommé Super Mojo, son groupe qui réunit la crème des groovers lyonnais (*) le chanteur-conteur qui s’est fait connaître avec succès ces quinze dernières années au travers du spectacle Conte and Soul puis avec le Voilàlàlà Sound System, signe aujourd’hui l’album le plus enthousiasmant du moment et qui tombe à pic pour nous revigorer tant on en a besoin. Si l’on était un plus mitigé sur son précédent opus (La Légende d’Eboa King pour rappel) où il y avait certes beaucoup à prendre mais un peu à laisser, on se gavera sans perdre une miette de ce si justement nommé Hymne à la Vie, copieusement généreux avec ses quatorze morceaux tous aussi vibrants et addictifs les uns que les autres. Une infernale machine à danser rayonnante de fraîcheur et de joyeux espoir qui fait un bien fou.

S’il s’est assagit avec le temps depuis son adolescence turbulente dans les rues lyonnaises, Pat Kalla n’en reste pas moins engagé, mais ses textes ont ici l’intelligente sagesse de ne jamais verser dans l’excès de la revendication politique radicale, optant plutôt pour un habile et doux maniement linguistique teinté d’humour et de second degré, même s’il s’agit toujours d’éveiller les consciences sur certains problèmes plus que jamais d’actualité. Il y a même une certaine insouciance et touchante naïveté dans ces chansons et notamment dans leurs titres (Ma Tata, La vie c’est Joli, Il fait beau sous la pluie…) qui les rendent d’autant plus émouvantes, presque enfantines, puisqu’on entendant d’ailleurs les interventions (très craquantes) d’un  gosse qui s’interroge sur son monde et auquel l’adulte  réponde par le biais des chansons.

Le mix le plus groovy du moment

 Mais au-delà des mots, parlons avant tout musique, et quelle musique !  Fidèle à ses origines mi- camerounaises mi- françaises, Pat épaulé du « gang des Lyonnais » nous ont concocté le meilleur des cocktails euphorisants selon une imparable recette, alliant dans leur shaker magique des ingrédients venus d’Afrique et d’Amérique du Sud. Ils y mixent les vertus bienfaitrices du high-life ghanéen, de la rumba congolaise, du semba angolais, avec un soupçon d’afrobeat, le tout arrosé de saveurs caribéennes comme la cumbia et le mento, sans oublier bien sûr la présence fondamentale du makossa de son compatriote de Douala, Manu Dibango. Le tout bien servi via la puissance du funk, la suavité de la soul et cet irrépressible groove de l’afro-disco. Les fins connaisseurs ou simples amateurs de beat groovy auront compris qu’on a ici affaire à une pure bombe rythmique qui n’a pas fini de nous faire exploser de bonheur retrouvé, ni de suer dans des transes libératoires, mettant nos guiboles en pilotage automatique sur n’importe lequel des dance-floor que l’on voudra spontanément improviser.

Du créole festif (Mon ami, Fierté de Papa) ou plus chaloupé un peu à la façon d’un David Koven (Sabrina), d’un gros Câlin Brésil à la Cumbia de Paris, bel hymne à la capitale où le ragga se laisse dériver dans les méandres réverbérants du dub, de l’afro-beat cuivré de Ma Tata aux tourneries entêtantes de kora sur Qui t’as fait ça , où le chant de Lass venu en featuring mimétise carrément Selif Keïta, on ne décoince pas une seule seconde. Et encore moins avec la géniale reprise du fameux Métèque de Georges Moustaki, avant de retrouver –tiens-donc- l’ami complice David Walters en feat lui aussi sur La Vie c’est joli, variation autour de son titre Manyé précédemment évoqué. On parlait d’humour, en voilà du lourd avec l’hilarant insert d’une réplique de Blier signée Audiard dans l’intro de Brigand qui déroulera encore ses rythmes afro-créole endiablés où chorus d’orgue, percussions et cuivres en remettent une couche. Infernal encore, façon Juan Rozof, l’ultra groove funky de Président avec ses clins d’œil au Soul Makossa de Manu ici plus précisément portés vers le disco-makossa, précédant Canette plus electro mais tout aussi enflammé.

 Oui, un hymne à la vie pour rester vivant quoi qu’il advienne, puisqu’ Il fait beau (même) sous la pluie comme l’affirme le texte très poétique de clôture (feat DjeuhDjeuh et Lieutenant Nickolson), touchante leçon d’humanité mâtinée de groove reggae sur lequel Thomas Leroux vient poser pour finir sa trompette en sourdine davisienne. Aux âmes chagrines qui ne voient pas le bout du tunnel, pensez à vous administrer cet album dès sa parution plutôt que tout antidépresseur, il devrait même être remboursé par la Sécu !…

*Le Super Mojo réunit Nicolas Delaunay (batterie), Jim Warluzelle (basse), Julien Jan (guitare), Mathieu Manach (percussions), Rémi Mercier (claviers), Ghislain Paillard (sax) et Thomas Leroux (trompette).

Enfin j’avais prévu de vous recommander bien sûr fortement dans cette dernière chronique de sélection d’albums le magnifique live inédit  et remastérisé cette année des « Couleurs d’Ici » de l’accordéoniste Marc Berthoumieux enregistré fin 1999 au Château Rouge d’ Annemasse avec un casting gratiné (Stéphane Huchard, Louis Winsberg, Stéphane Guillaume, William Lecomte, et le trop rare super bassiste Linley Marthe) mais Eric Torlini vient d’en faire par ailleurs le brillant éloge (cf. lien), ce qui est déjà bien fait n’étant plus à faire…

 

Ont collaboré à cette chronique :