Mai …z’encore !

Avec son afro-pop solaire trempée parfois dans le meilleur de l’electro, la reine Ivoirienne Dobet Gnahoré signe un album des plus positifs tandis que les Parisiens de Same Player Shoot Again poursuivent avec brio leur exploitation des maîtres du blues et du R&B. Par ailleurs, deux ovnis originaux et foutraques traversent aussi le ciel de mai…

 

Dobet Gnahoré “Couleur” (Cumbancha / PIAS)

Originaire de Côte d’Ivoire mais installée en France depuis de nombreuses années, Dobet Gnahoré a décidé au printemps 2020, lors du début de la pandémie, de revenir s’installer en Afrique où elle a vite renoué avec  les talents locaux qui fleurissent dans son pays d’origine en plein essor et s’est imprégnée de leur incroyable énergie. La star ivoirienne qui avait grandi au sein d’une communauté d’artistes et qui s’est d’abord fait un nom via le théâtre puis avec ses chorégraphies époustouflantes s’est ensuite imposée comme chanteuse, au mitan des années 90, dans le groupe Ano Neko (avec le guitariste de Féline, Colin Laroche) et en participant aux tournées d’Acoustic Africa, avant de décrocher un Grammy Awards en 2010 (meilleure performance urbaine- alternative) pour sa collaboration avec l’Américaine India.Arie. Longtemps portée sur la musique acoustique, elle rompt aujourd’hui cette tradition avec son sixième album « Couleur » qui paraîtra cette semaine et qui signe son retour sur le label Cumbancha.

A l’image de la belle esthétique très colorée de la pochette comme des magnifiques photos du livret, voilà douze titres solaires, gorgés côté musiques de groove afro-pop ou électro, et emplis d’espoir, d’abnégation et d’optimisme côté textes qu’elle chante alternativement et dans un savant mix en français et divers dialectes africains aux noms exotiques tels le bété, l’adjoukrou, le dida, le dioula ou le koulango. Jamais de lourdeur dans les compos ni aucune mièvrerie dans ses textes qui glorifient de bout en bout la femme d’aujourd’hui (africaine mais pas que)  avec beaucoup de force et de réalisme assumé, loin du militantisme politique et vindicatif auquel on est par ailleurs de plus en plus habitué chez d’autres qui n’ont pas sa subtile pertinence. Des titres aux noms évocateurs sonnent comme des injonctions à se prendre en mains, tels Lève-toi (même si c’est dur, demain ça ira…), Jalouse (Sois une femme indépendante, cultive-toi, soit moderne et un modèle…) Vis ta vie (ne perds pas ton temps, ne baisse pas les bras…) ou Yakané (l’indépendance de la femme c’est aujourd’hui, les filles d’aujourd’hui sont les femmes de demain…).

Dobet Gnahoré est assurément une femme de conviction et de croyance, prônant la force de l’amour familial source de vie (Ma maison) évoquant ses enfants qui lui manquent quand elle tourne (Mi Pradjô) et qui s’en remet à Dieu en confessant ses pêchés dans le plus introspectif et évocateur Rédemption. Portés en premier lieu par des rythmiques afros (on pense souvent à Angélique Kidjo ou Fatoumata Diawara) par la fine grâce des trois guitaristes Colin Laroche, Julien Pestre et Louis Stephen Djirabou et du solide bassiste Romy N’ Guuessan, lorgnant vers le zouk antillais (Ma maison) ou trempées au meilleur de l’electro-groove comme sur les tubesques Woman (soi belle, forte et libre..), Mon Epoque (qui pourrait faire un carton) et Mi Pradjô -trois titres parmi les plus accrocheurs et vraiment irrésistibles-, les mots ont ici de la profondeur.Ce qui n’empêche pas la légèreté et l’esprit festif tant cet album superbement arrangé par Tam Sir Junior Yihe Ngo Njock et qui sera sans nul doute parmi notre best-of du genre cette année, transmet de l’énergie positive, de la joie, donnant assurément une furieuse envie de danser tout l’été avec la belle Dobet.

 

SAME PLAYER SHOOT AGAIN “Our King Albert” (Five Fishes / Socadisc)

Il y a deux ans, le jeune groupe parisien Same Player Shoot Again nous régalait notamment au Rhino avec « Our King Freddie », un bel hommage au roi des guitaristes de blues Freddie King qui a remporté un vif succès. On ne sait si le septet fondé par le guitariste Romain Roussoulière et le bassiste Max Darmon a prévu une trilogie avec un prochain opus dévolu à BB King, mais voilà en tout cas dans la même veine esthétique et en restant dans la collection des trois rois homonymes du blues, ce « Our King Albert » consacré cette fois -on l’aura compris- à Albert King. Qu’il s’agisse de reprendre des standards ou des titres plus rares ou méconnus, ce nouveau « tribute » a une fois encore été conçu dans un respect des plus fidèle aux originaux.

Mais que va-t-il rester aux Américains ?… serait-on tenté de se demander à l’écoute de ce nouvel opus tant les brillants impétrants, qui ont tous grandi et baigné dans cette musique blues, se fondent avec un stupéfiant naturel dans les pas de leurs glorieux aînés d’outre-Atlantique. En l’occurrence du pur rythm & blues où l’on se doit avant tout de saluer l’incroyable voix de Vincent Vella au chant (que l’on avait bien repéré d’emblée lors de l’édition 6 de The Voice) si parfaitement adéquate pour exprimer à la fois l’âme du blues et l’esprit du funk. Une évidence dès l’intro avec le Get out of my life woman (Allen Toussaint) où  la guitare de Romain Roussoulière et le piano de Florian Robin (Bill Deraime, Paul Personne) offrent de beaux chorus tandis que les sax tenus par Loic Gayot (ténor) et Jérôme Cornelis (alto) soutiennent la saccade rythmique. Cette superbe voix qui souvent nous rappelle Ray Charles (notamment sur I’ll play the blues for you ou Till my back ain’t got no bone) resplendit pareillement sur Playing on me avec toujours d’épatants chorus de sax sur lit d’orgue, soutenu par la basse métronomique de Max Darmon (qui lui aussi a entre autres escorté Deraime et Personne). Le groove est carrément plus funk sur Oh pretty woman, plus classiquement boogie sur le My babe de Willie Dixon, après que le septet nous ait offert une bien sentie reprise du Honky Tonk Woman des Stones belle époque. Beaucoup plus langoureuse, la suave balade  The very thought of you vient clore cet album très généreux aux quatorze titres assez longs, qui pourrait peut-être paraître un brin copieux et peu diversifié –mais c’est souvent le propre du genre blues- sur son écoute intégrale. Ce qui n’enlève rien à la qualité impeccable de chacun d’entre eux.

 

“Drôles de Dames” : Thomas de Pourquery-Laurent Bardainne – Fabrice Martinez (BMC / Socadisc)

Drôles de Dames c’est… plutôt de drôles de types pour un drôle de trip ! Produire aujourd’hui un concept-album de plus de quarante minutes où s’enchaînent sans pause ni fin neuf titres improvisés, c’est l’inattendue commande passée en 2019 par le label hongrois BMC aux trois soufflants foutraques du bien nommé Supersonic. Commande à laquelle nos talentueux aventuriers du son se sont bien sûr attelés avec délectation en se rendant en studio à Budapest. Pensez-donc. Entre Thomas de Pourquery sorcier du sax alto et chanteur à la folle voix, Laurent Bardainne (Poni Hoax, Limousine, Tigre d’Eau Douce) un énergique et enivrant sax ténor maniant aussi les synthés analogiques, et le funambule de la trompette et du bugle Fabrice Martinez (ONJ, Le Sacre du Tympan), la complicité est rodée et le courant  passe sans problème pour relever le défi de ce side project inspiré à la fois de la pop culture (voyez la pochette), du jazz mystique des seventies et de la musique contemporaine. Ces « terrestres extras » pour reprendre la jolie formule d’Eric Delhaye, enfermés en roue libre pour une session fantasque et forcément épique, ont donc accouché de ce pur cosmic trip qui ne sonne comme rien d’autre auparavant, même si de nombreuses références « historiques » de nos adolescences seventies affleurent (Gong, Magma, Klaus Schulze, le rétrofuturisme de Sun Ra mais aussi le conceptuel et sublime Spirit of Eden de Talk-Talk ou  le mythique In a Silent Way de Miles Davis). Entre ambient et abstract de la fin des années 90, synth-pop et psychédélisme débridé, l’ovni des Drôles de Dames est introduit d’ailleurs par quelques notes synthétiques faisant écho et clin d’œil appuyé au code de communication utilisé dans Rencontre du troisième type de Spielberg.

Dancing in the Dark jumelé à Time entame le délire sonore, bruitiste et noisy, où la voix de Thomas me ramènent aux divagations cosmiques et hallucinées d’une Miquette Giraudy chez Gong, avant de rappeler les psalmodies mystiques et incantatoires de Magma. Christian Vander mais aussi le Bowie de Space Oddity. Des connexions vocales que l’on retrouve dans The Signe décliné en trois pièces imbriquées où file, dans un périple mouvementé, une musique expérimentale libérée, avec notamment toute l’amplitude d’un superbe sax, avant de finir dans le fracas répétitif d’un train dans le pur esprit du génial Different Trains de Steve Reich (un must !). Il faut passer par toutes ces étapes, entre murmures et hurlements, harmonie et âpreté, spleen contemplatif et stridences inquiétantes pour déboucher enfin dans la plénitude stratosphérique de Mr Galaxy, où les synthés de Laurent Bardainne appuient d’abord la trompette aérienne de Fabrice Martinez puis le sax ample et envoûtant de Thomas. Une trompette qui s’enflamme en même temps que décolle la fusée sur Magic Fire, et un sax plus plaintif dans la flipante Night of the Strangler, puis en pur free style sur l’Antique Angels de clôture. Voilà une odyssée qui détonne autant qu’elle étonnera quiconque aime se laisser embarquer loin par la magie des sons. (On saluera par ailleurs le très beau travail graphique de la pochette et du livret intérieur, bien dans l’esprit).

 

Warren Walker “(n) Traverse” Vol 1 (Kyudo Records / L’Autre Distribution)

Et pendant qu’on est tout là-haut en compagnie d’ovni, on peut prolonger directement l’écoute avec un autre électron libre tout aussi foutraque, le saxophoniste compositeur et producteur Warren Walker (The Kandinsky Effect, oddAtlas, Collektor…). Franchissant un cap symbolique durant le confinement de 2020, il y délaisse son sax au profit de son autre passion, les synthés modulaires, où sans multipistes ni overdubs, il traite des échantillons sonores avec lesquels il improvise beaucoup selon l’inspiration de la matière. Souhaitant développer un langage « hors dogme » et cherchant obstinément à rencontrer l’imprévu pour mieux étreindre l’instant présent, Warren Walker a été servi puisque, enregistrant en solo, il a peuplé ses machines de tous les fichiers sonores que ses ami(e)s musicien(ne)s lui transmettaient via Whatsapp. Au final, dix-sept plages titrées du nom de leurs contributeurs, toutes plutôt courtes (autour de 2mn), montées de façon évolutive bien que souvent accidentées. La bande passante déroule son flux qui oscille tout du long entre ambiant et abstract (rappelant les premières compils des labels spécialisés à la fin des années 90, comme Freezone par exemple), electronica, jazz minimaliste et musique concrète, soundscaping et autres bidouillages electro à effet très hypnotique et fort en teneur introspective. On y est à la fois dans le cosmos et en même temps au plus profond de soi-même. Pour en citer quelques-uns, on a aimé le son façon Art of Noise et ses motifs répétitifs signés Agni, les percus d’Arthur, l’ambient ouaté et les étranges atmosphères développées par Garraf et Eddie, ou quand Antonin sur un drumming technoïde nous transforme en boule de flipper. Mais c’est assurément sur les six derniers morceaux que la profondeur s’installe, d’abord avec le chill out (bien trop court !) de Fede, la montée en apesanteur du très space Faye, jusqu’à la transe offerte sur près de 5mn cette fois par Francisco, un drum & bass electro répétitif, tendance ethno-techno. Après un joli travail de trompette fourni par Hermon, c’est Isabel qui vient clore l’opus avec  la plage la plus hypnotique.

« Pour moi, le plus excitant avec un synthé modulaire tient justement au fait que l’on ne sait jamais ce qui va se produire exactement. Ce qui compte le plus, c’est la capacité de réagir en direct aux sons générés par le système et de partir dans de nouvelles directions » explique Warren qui augure sans doute des suites puisqu’il s’agit d’un Volume1. D’ici là, on espère voir ce que tout cela peut donner en live puisqu’ il entend reprendre son saxophone pour déployer cette matière sur scène, tout en sachant qu’il est impossible de rejouer ce disque à l’identique…

Ont collaboré à cette chronique :