Beau fixe sur les parutions
Malgré l’ambiance plombante générée par le coronavirus, l’annulation des concerts et le confinement des artistes comme du public, les décalages de promo et les aléas des envois postaux, les parutions continuent en ce printemps qui n’empêche pas les belles pousses. Il pleut des cordes vivifiantes du côté d’Ellinoa et du Cuareim Quartet, quand la lisbo-capverdienne Carmen Souza réensoleille Horace Silver.
ELLINOA « The Ballad of Ophelia » (Music Box Publishing)
Voilà un pur ovni comme on en raffole, une vraie découverte qui nous a beaucoup impressionnés, passé la curiosité d’une pochette intrigante qui laisse pressentir une esthétique originale que l’on espérait trouver aussi dans le contenu, loin des simples concepts pompeux-fumeux si souvent déclinés. Et l’on a été servi ! Imaginez une « petite » production française énigmatique et encore confidentielle qui nous révèle une œuvre qui n’a rien à envier aux meilleures des références internationales, et vous n’en croirez pas vos oreilles. Prenez l’originalité des extravagances de Björk (à laquelle non par hasard elle a déjà consacré un récital de reprises acoustiques), le grain de folie pop d’une Kate Bush, la poésie élégante et aérienne d’une Agnès Obel, la maestria rigoureuse et perfectionniste d’une Youn Sun Nah, et vous découvrez l’univers personnel de la majestueuse Ellinoa *, aussi onirique qu’il est atypique, frappé au sceau d’une musicalité aussi dingue qu’elle est maîtrisée. A l’art d’inventer des histoires dans la grande tradition anglo-saxonne des fairytales, de façonner des mondes imaginaires comme autant de contrées aventureuses propices à sa vaste épopée musicale, la demoiselle ajoute une voix céleste, cristalline (Ophelia, Suddenly) et fabuleuse – au sens premier du terme- sans parler d’un travail de composition où écriture et exécution sont au même diapason qualitatif. Se référant au tragique de la fameuse héroïne shakespearienne, « The Ballad of Ophelia » lui emprunte ses diverses thématiques comme l’introversion et la folie, l’attente, le rêve et le désir, mais surtout l’eau ([NdlR :autre élément central après avoir déjà évoqué le feu ancestral dans son précédent « Old Fire »]) et ses univers bleutés (comme l’avait fait dans un tout autre registre Jeanne Cherhal dans son concept-album éponyme), sujets déclinés par la géniale ondine Ellinoa au fil de ces douze pièces aux titres évocateurs (The Wave, I’m Bathing, Dream…) où l’on s’immerge avec frisson. Des chansons de pop “jazz-rock” expérimentale aux textes enivrants (majoritairement en anglais, mais avec quelques belles poésies françaises comme l’Etincelle ou l’Enfance), ourlées d’ambiances climatiques et paysagères (Riverhead en intro) formant une magistrale fresque sonore au charme vénéneux qui emprunte au jazz son inventivité organique et à la pop-indé ses accents d’énergie plutôt rock. Tout cela en un tour de force livré par un quartet de magi(musi)ciens oscillant entre intimité acoustique et éclairs électriques du meilleur effet, d’autant que tout ce travail de mariage des tessitures, entre cordes vocales et cordes instrumentales, tourne avant tout autour du son, et quel son ! On saluera donc l’exceptionnelle prestance de la violoniste alto et choriste Olive Perrusson, du contrebassiste et choriste Arthur Henn, et du guitariste Paul Jarret, pupitres de ce quatuor pour lequel Grégoire Letouvet (Les Rugissants) a signé les arrangements avec la précise délicatesse d’un orfèvre, Nicolas Charlier réalisant quant à lui un formidable travail d’ingé-son à défaut de sa batterie dont ce projet se passe aisément. Pas de doute, cet album devrait enfoncer le clou pour propulser Ellinoa sur orbite dans la galaxie des grandes fées enchanteresses de la musique d’aujourd’hui.
*Ellinoa est le personnage artistique que s’est créé Camille Durand (un état civil certes plus commun…) jeune trentenaire à la tête bien faite (elle a notamment fait Sciences Po) initiée très jeune au chant puis au piano par sa mère cheffe de chœur experte en jazz vocal. Elle est passée par le Conservatoire de Bobigny avant d’intégrer le centre des Musiques de Didier Lockwood où elle fut la première vocaliste à obtenir le Prix d’excellence. Assumant de plus en plus son rôle de chanteuse propre à exprimer ses émotions, elle n’en reste pas moins une incroyable compositrice influencée aussi bien par le travail d’une Maria Schneider que par l’univers des big bands. Elle a précédemment impressionné le monde musical avec son Wanderlust Orchestra et participe au groupe vocal Shades comme à Theorem of Joy. Sidewoman de plus en plus demandée, elle a été appelée depuis par l’Orchestre National de Jazz (ONJ) pour collaborer avec lui comme compositrice et chanteuse, et est sollicitée pour une création en 2021 avec la Maîtrise de la Loire. On peut retrouver son sympathique interview-portrait réalisé dernièrement dans nos colonnes par Michel Martelli (https://www.jazz-rhone-alpes.com/entretien-avec-ellinoa/).
CUAREIM QUARTET +Natascha Rogers « Danzas » (Klarthe Records)
Dans la lignée d’un Matthieu Saglio pour lequel nous avons tant d’admiration et d’affection (pour rappel son sublime et déjà indispensable El Camino de los Vientos sort enfin cette semaine chez ACT), il est temps de vous parler de son « petit frère » Guillaume Latil qui, outre une certaine ressemblance physique, partage avec lui dans l’univers du jazz l’instrument –le violoncelle-, fort d’une très solide base classique et surtout d’une même grande appétence pour les musiques du monde. Difficile désormais d’échapper à la présence croissante et multiforme de ce brillant trentenaire dans la sphère musicale actuelle, où on l’a successivement vu, entre tant d’autres collaborations, dans le duo At Home avec le guitariste Anthony Jambon, auprès des trios Joubran et Chamirani, depuis quatre ans dans le quartet d’André Manoukian, sur la création Bowie acoustique du Rhino 2018 avec Sandra Nkaké, et dernièrement sur le superbe album de Lou Tavano (voir ma chronique précédente) qu’il a rejoint aussi pour la scène. Un jazzman amoureux notamment des cordes du Moyen-Orient mais ouvert à de nombreuses cultures tant comme instrumentiste qu’en tant que compositeur et arrangeur inspiré, toujours porté sur la musique très tonale et mélodique. On le retrouve donc aujourd’hui au sein de son Cuareim Quartet, formation née en 2013 au Mexique après la rencontre de deux jeunes solistes prodiges comme lui, Rodrigo Bauza un Argentin spécialiste du bombo, un tambour traditionnel (et qui après des études de jazz est par ailleurs violoniste à l’Orchestre Philarmonique de la radio à Berlin) un musicien qui a une approche très contemporaine des arrangements, ainsi que l’Urugayen Federico Nathan de son côté violon solo à l’Orchestre Metropol Amsterdam. Des pointures rejointes ensuite par Olivier Samouillan, altiste de violon jazz issu de la prestigieuse Berklee School of Music de Boston qui a vécu en Macédoine après s’être passionné pour les musiques balkaniques à Brooklyn (NYC) où il a également résidé, et qui est actuellement membre de l’Orchestre de chambre de Toulouse. Des virtuoses très bourlingueurs donc, qui partagent la même passion pour les musiques traditionnelles de danse et (se)jouent de leurs différences culturelles pour mieux les célébrer. Chacun avec son propre style compose et improvise pour partager au sein du Cuareim Quartet la richesse du monde et des rythmes qui l’animent. S’ils ont déjà réalisé quelques enregistrements, le « Danzas » qui sort aujourd’hui est leur premier album officiel, disque par essence cosmopolite invitant à un parcours planétaire, du Brésil à la Réunion, des Balkans au Pérou en passant par la Bulgarie, Cuba et le Mexique.
Flamboyants mariages
Avec une maestria flamboyante, leurs heureux métissages croisant jazz et world music, traditions populaires et fondements plus « savants » puisque véhiculés par une noble instrumentation classique, offrent un assemblage de couleurs et de sonorités diablement réussi, un agrégat kaléidoscopique en forme de feu d’artifices apte à séduire les oreilles de toutes les chapelles ainsi décloisonnées. Un disque où le quartet a par ailleurs invité Natasha Rogers, percussionniste et chanteuse omniprésente de la scène parisienne (on l’a vu travailler avec Zap Mama, Bailango, Fatoumata Diawara ou Oum) qui elle aussi n’a pas son pareil pour établir un pont entre tradition et création actuelle. Ainsi « Danzas » offre dix pièces au charme démultiplié, toutes marquées du style propre à chacun. Pour Guillaume Latil, c’est d’abord ce Chorino em Paris d’ouverture, avec son entame festive et joyeuse qui commence dans un bar brésilien et finit à Paname, dans un pétillement léger et fantaisiste rappelant les oeuvres instrumentales d’Offenbach mais aussi côté violons l’univers des Grapelli-Lockwood. Guillaume encore qui signe deux autres compos parmi nos préférées, comme Les Amants de Barbès, valse élégante et guillerette qui marie l’esprit musette d’époque avec les sonorités du Maghreb si présentent dans le Barbès d’aujourd’hui, et plus loin En ton Île, un petit bijou au thème prégnant et au montage rythmique étourdissant, directement inspirée du maloya réunionnais. Le violoncelliste signe également les arrangements de La Topa de Elegua, un traditionnel yoruba, chant religieux cubain au montage très complexe où l’on assiste côté cordes à de formidables et subtils pizzicati autour du chant de Natasha Rogers flirtant parfois avec l’afro. Gerundio, une « chacarera » argentine prend le relais, signée de Rodrigo Bauza, dont l’audace sonne très contemporain mais qui du coup nous interroge sur son pouvoir dansant ( ?)… On retrouve d’ailleurs cet esprit déroutant sur la Danza de un lugar cercano de clôture, longue et abondante avec une rythmique assez martiale. On lui préférera cependant son Qi Zai aux fondements de salsa cubaine avec une rythmique syncopée et enivrante où se lient encore brillants pizzicati et intenses percussions. Federico Nathan propose quant à lui Tanuana danse folklorique bulgare sur une mesure en 11/8. On aime ce mariage entre facture très quatuor classique et les rythmes bien appuyés du bombo frappé. Restant à L’Est, nous voilà alors en Macédoine pour Anteo composée par Olivier Samouillan qui transpire de culture slave et d’influences klezmer, lorgnant vers l’Orient dans un entrain tourbillonnant. A toutes ces compos originales, ajoutons Naila, une chanson de Jesus « Chuy » Rasgado que les musiciens ont tenu à insérer puisqu’elle est à l’origine de leur rencontre au Mexique et point de départ du quartet. Un boléro au romantisme caressant, d’une lenteur doucereuse, comme au ralenti, et qui nous berce avec délicatesse. On espère donc, comme pour tous les artistes qui nous sortent en ce moment de si beaux albums, retrouver vite la vie normale pour enfin pouvoir aller les apprécier directement en scène. Pour info (un petit scoop ^^) Guillaume Latil a réservé la primeur de son premier « cello solo » pour le prochain Rhino, en octobre si tout va mieux d’ici là.
CARMEN SOUZA « The Silver Messengers » (Galileo Music)
Pour son dixième album en vingt ans de carrière, la Lisboète d’origine capverdienne Carmen Souza a souhaité rendre hommage à la grande figure du jazz et pionnier du hard-bop Horace Silver, disparu en 2014, et comme elle partageant la même culture insulaire. Une figure qui, via son père également musicien, lui rappelle les sons qui ont baigné son enfance. En puisant dans son imposant répertoire, elle y a retrouvé ses propres vibrations, les mêmes intentions dans le swing, mais en voulant les traduire aujourd’hui au tamis de sa propre personnalité, donnant un nouveau parfum à ces textures jazzistiques. Avec son bassiste et fidèle mentor Théo Pascal, les vraiment excellents Benjamin Burrel au piano et Elias Kacomanolis à la batterie et aux percussions, la dame comme à son habitude va teinter la saudade aux couleurs du jazz contemporain, relecture appliquée à neuf reprises de Silver dont elle a pour certaines changé les paroles en s’exprimant tour à tour en portugais, anglais et créole, auxquelles elle ajoute deux compos qui lui sont dédiées. L’album démarre fort avec Soul Searching au groove irrésistible, calypso bien funky par la rondeur de la basse, le rythme percussif et de très beaux chorus du piano qui maintient la même vélocité aérienne sur The Jody Grind qui suit en mode speed. Plus d’un demi-siècle après sa création, l’emblématique Señor Blues du maître offre un blues chaloupé tricoté par une basse entêtante où la mutine Carmen développe toute sa sensualité, sensualité qu’elle exprime à son habitude par un esprit plein d’espièglerie comme encore sur Nutville. Il faut dire que la chanteuse a une signature vocale très particulière et fortement marquée –qui parfois pourrait un brin agacer certains- ce côté Betty-Bop digne de certains dessins animés enfantins. On le retrouve, après une belle compo Lady Musika qui démarre par un balancement reggae, sur St Vitus Dance, morceau à la rythmique syncopée très tranchée où, celle qui est connue aussi pour imiter les instruments avec sa voix, nous offre son fameux scat nourri d’onomatopées. Un titre où le refrain n’est pas sans nous rappeler une certaine Tania Maria et qui en tout cas est une bien belle démonstration de musique latino en quartet. Son vibrato lascif colle parfaitement à la ballade bluesy Kathy qui précède l’inévitable et tubesque Song of my Father dont elle propose un nouvel éclairage avec ici deux guest, Jonathan Idiagbonya au piano et Sebastian Sheriff aux percussions. Un troisième invité, Zoé Pascal, prend les baguettes sur le Cape Verdean Blues plus festif où la chanteuse s’amuse visiblement avec sa malice coutumière, puis boucle l’album sur une belle compo, Silver Blues, où sa voix se fait plus grave avant de retrouver ses percutants aigus.