Envoyez les guitares !
Si l’on ne présente plus le troubadour Eric Bibb qui signe une fois de plus un superbe album, on découvre son homologue Bai Kamara Jr., chanteur et guitariste belge d’origine sierra-léonaise qui lui aussi creuse dans ses racines originelles pour façonner un afro-blues rootsy qui nous plonge dans les profondeurs du deep-south américain. Un univers que connaît bien le Marseillais Nasser Ben Dadoo, guitariste à la voix rocailleuse qui se révèle pleinement dans son “Blue Legacy” qui vient de paraître. Purement instrumental quant à lui et éloigné du format plus traditionnel de ces trois guitaristes, le nouvel opus de Thomas Naïm esquive les évidences pour proposer, sous la direction artistique du coloriste Daniel Yvinec, une esthétique inattendue, plus proche d’une B.O imaginaire et contemplative, ouvrant de grands espaces sonores et atmosphériques dont les climats énigmatiques, voire parfois arides, hypnotisent.
ERIC BIBB «Ridin’» (Dixiefrog)
Bientôt un demi-siècle de carrière et un wagon d’albums derrière lui, mais c’est toujours un plaisir que de retrouver l’élégant Eric Bibb, bluesman de la vieille école qui ne cesse de chercher à élargir ses horizons, toujours en quête de fraternité, même si le troubadour de soixante-douze ans depuis longtemps établi à Londres, après avoir mené une vie très cosmopolite, revient toujours dans ses compos à l’Amérique profonde de ses origines.
Inspiré de la célèbre toile «A Ride for Liberty» d’Eastman Johnson (cofondateur du MAM de New-York) ce nouvel album très séduisant est enraciné dans le blues du Sud profond, avec une sensibilité folk parfois proche de la country, des résonances afro et un background très soul-gospel, comme dans l’envoûtant Family d’intro. Des gimmicks entêtants, à l’image de l’incantatoire vaudou blues du titre éponyme Ridin’, martelé dans une cadence qui rappelle celle des esclaves entravés, avant une montée en densité très électrique. Un tempo typique porté par la guitare acoustique d’Eric Bibb qui croise ici celles de deux invités, l’illustre Taj Mahal et le plus jeune Jontavius Willis sur Blues funky like that. Autre featuring, le Géorgien Russel Malone (Diana Krall) apporte la sienne sur la jazzy et swinguante Ballad of John Haward Griffin, avant la reprise d’un grand classique folk américain, le fameux 500 Miles popularisé par Peter, Paul & Mary puis par les versions de Dylan et de Joan Baez. Une ballade dans la douceur du blue-folk où l’on se laisse bercer par l’archet d’un violon.
Plus funky dans sa rythmique avec un groove répétitif, on aime beaucoup Tulsa Town, une mélodie simple avec une tournerie accrocheuse où l’on apprécie le léger vibrato de Bibb et surtout les magnifiques voix soul-gospel des chœurs, notamment au final. Des voix à la présence claire, comme le son des guitares au joli délié et aux belles résonances harmoniques tel sur Hold the Line où l’on retrouve Russel Malone. Autres guitaristes parmi les invités, le franco-algérien Amar Sundy vient poser un chorus sur I got my Own qui revient à la cadence du deep-south et n’est pas sans rappeler John Lee Hocker, tandis que le Canadien Harrison Kennedy vient croiser guitare et voix en contre-chant sur le très country-folk Call me by my Name, musique de cow-boy assez raccord avec la pochette du disque où Bibb pose sur un cheval.
Conteur d ‘histoires captivant comme sur le sensuel Joybells, on aime aussi les résonances afro de sa guitare, une touche encore plus prégnante sur Free, due à la présence de son vieil ami avec lequel il a déjà fait deux disques (Brothers in Bamako et We don’t care), le chanteur et joueur de kora Habib Koité. Enfin on soulignera les interventions sur deux titres de son EB String Band, d’abord sur Sinner Man (une captation live au Weathland Festival) où les violons se mêlent à l’harmonica et au tambourin, puis sur Churchs Bells, titre d’outro qui vient clore ce disque intense et riche en émotions, qui sera disponible dans les bacs dès le 24 mars prochain.
BAI KAMARA Jr. & The Voodoo Sniffers «Traveling Medecine Man» ( Mig Music / UVM)
La cadence particulière du blues deep-south, il la connaît bien lui aussi, rappelant Bibb justement par la rythmique de la guitare sur Good, good Man, puis sur l’excellent Star Angel et son tempo façon John Lee Hocker -un de ses modèles avec Big Bill Bronzy, dont il partage la grammaire musicale-, avec ce petit vibrato nasal qui nous plonge dans le sud profond des Etats-Unis, comme encore et surtout dans I don’t roll with snakes et ses entêtantes tourneries.
Trois ans après le succès international de son album «Salone», le guitariste et chanteur sierra-léonais installé à Bruxelles, Bai Kamara Jr., poursuit le voyage introspectif qu’il a entamé à travers ses racines africaines. Une quête pour mieux faire coexister en lui ses deux foyers de cœur, Afrique et Europe. Ce nouveau «Traveling Medecine Man» qui sortira ce 3 mars est inspiré de son grand-père chrétien, qui voyageait pour apporter des soins médicaux aux villageois et conciliait ses croyances (éduquées par des missionnaires européens) aux coutumes traditionnelles locales.
Pour le musicien stylé, costard blanc et panama assorti, cette conciliation se traduit à la fois dans le feeling et dans le groove de son afro-blues, délivré avec son groupe des Voodoo Sniffers, où le guitariste acoustique est escorté par les électriques de Tom Beardslee et de Julien Tasset, emmenés par la rythmique de Désiré Somé à la basse et Boris Tchango à la batterie et percussions.
D’un classique blue-rock en ouverture (Shake it,shake it,shake it) au plus chaloupé Surrounded, on aime le petit côté Cocaïne de Clapton sur Miranda Blue (comme d’ailleurs sur I don’t roll with snakes), plus blue-funk avec une belle paire de manches au son afro, et toujours un jeu de batterie très présent comme sur le groove léger de Money ain’t everything qui suit, et naturellement sur le bien nommé I’m a groove Man. Si Mister President, plus world, sonne très caribéen entre chant et musique des îles, c’est bien encore dans l’Afrique noire qu’on replonge avec la ballade vaudoue It ain’t easy, blues hypnotique par les sonorités psychédéliques de la guitare et son vibrato aux effets réverbérants.
NASSER BEN DADOO ” WHITE FEET” «Blue Legacy» ( La Clique Production / Believe/ Socadisc)
Depuis le Prix de Blues sur Seine en 2015, ceux des RDV de l’Erdre en 2017 et du Challenge Blues Français en 2022, le guitariste et chanteur Nasser Ben Dadoo, originaire de la cité Jaurès de Marseille mais installé désormais en Bourgogne, trace sa route qui le mène cette année à Memphis où le frenchy est finaliste du réputé Blues Challenge. Le blues du Sud il connaît, depuis le temps qu’il instille dans sa musique les tourments du Mississippi, du delta blues au jump jusqu’au Chicago blues, mêlée parfois aux rythmes africains en 6/8 .
Avec son troisième album «Blue Legacy», il poursuit sa remontée de l’intarissable source du blues, cultivant son sens aigu de l’improvisation dans des explorations sonores menées avec ses White Feet, combo de musiciens aventuriers où l’on trouve Matthieu Tomi à la basse, Rob Hirons à la batterie, Pascal Versini aux claviers et Djamel Taouacht aux percussions, entourés ici de quatre choristes invité(e)s comme l’accordéon d’Arthur Bacon.
Après l’intro de Keep your lamp trimmed and burning (Blind Willie Johnson), pur delta-blues avec toujours cette fameuse cadence, ce shuffle lancinant et le son particulier du dobro où vient résonner la voix rocailleuse et puissante de Nasser, un autre invité de marque vient poser sa patte légendaire sur l’un des points forts du disque, son ami complice Vieux Farka Touré, sur la ballade de Yema, entamée par l’orgue puis une guitare afro-blues sur un beau timbrage de basse. La voix très présente chante en arabe et rappelle Rachid Taha, sur ce titre puissant au super son où un beau chorus est appuyée par l’orgue. La profondeur du Sud est ressentie encore sur Lean me, avec la chaleur du grain du chanteur cette fois en anglais, quelque part entre John Lee Hooker et Léonard Cohen, agrémenté de choeurs soul-gospel, tandis qu’une basse à tendance reggae fait tranquillement monter le groove.
Après la tournerie classiquement americana de Pony Blues (Charley Patton), on aime aussi beaucoup le grain de voix cette fois tendance Chris Réa sur Hope for Tomorrow et sa rythmique blue-rock, toujours avec cette basse bien timbrée et une belle vélocité dans la frappe. Autre versant charmeur de cette voix, quand Nasser se fait crooner sur le charmeur So far Away, sur fond de fanfare cuivrée New-Orleans, offrant un swing orchestral où les trompettes rutilent. Le répertoire du quintet est encore vaste et généreux, avec une incursion dans le boogie-woogie jump , très speed donc, sur Cairo (Henry Spaulding), rock’n’roll endiablé qui swingue à fond avec ses réponses vocales, ses rafales de drums avant que l’orgue s’en mêle, puis un retour à un afro-blues orientalisant dans Roubla, où chants et percussions, toujours sur fond d’orgue, mènent par l’effet répétitif à la frénésie de la transe. Ouvrant un univers sonore plus hypnotique encore par sa tournerie de guitare afro- blues et l’accordéon zydéco d’Arthur Bacon sur Immigri, thème décliné en deux temps avec en conclusion un bouquet de Laurier Rose, une poésie traditionnelle récitée en français dans un talk-over ourlé de riffs rock qui s’apparente à l’univers d’un autre grand guitariste français, Rodolphe Burger, qui avec ses complices Mehdi Haddab et Sofiane Saïdi, sortent actuellement leur détonant «Mademoiselle».
Voilà un album habité et d’une grande densité qui permet de découvrir l’univers intense et très personnel d’un bel artisan du blues, disponible dans les bacs depuis vendredi.
THOMAS NAIM «On the Far Side» (Rootless Blues / Métis Records / L’Autre Distribution)
Aussi efficace qu’il est discret, sideman de haut niveau ayant œuvré longtemps auprès d’artistes divers et dans de nombreux styles (du funk au rock, de la chanson à l’électro en passant par la musique brésilienne et le reggae) avant de se recentrer, en tant que leader, compositeur et producteur, sur ses domaines de prédilection que sont le jazz et le blues, Thomas Naïm est l’anti guitar-hero par excellence. Celui qui nous a encore charmé l’an dernier aux côtés de Youn Sun Nah sur le disque et la tournée du sublime “Waking World” nous avait précédemment enchanté sous son nom avec sa revisite très personnelle du répertoire hendrixien (voir ici), que l’on a pu également savourer en concert où l’attachant guitariste, fidèle à son humilité, n’est jamais dans l’esbroufe ni dans la démo egocentrée qui frappe bon nombre de ses homologues, se fondant parmi ses camarades de jeu sans jamais tirer la couverture à lui. On retrouve aujourd’hui deux de ces pointures et fidèles amis, le batteur Raphaël Chassin et le bassiste Marcello Giuliani, sur ce nouvel album qui convoque également Marc Benham, pianiste et organiste à l’immense culture jazzistique,et pour trois titres le sax raffiné de Laurent Bardainne. Aucune voix cette fois sur ces compos purement instrumentales pour lesquelles Thomas a fait appel à un grand nom de la direction artistique, Daniel Yvinec qu’on ne présente plus, esthète au regard affûté et pertinent dont les oreilles expertes et l’immense expérience en studio permet de mettre en phase le talent de chacun, de choisir avec le compositeur les meilleures structures, les plus belles couleurs sonores et d’en dessiner les contrastes les plus adéquats.
Des contrastes, « On the Far Side » en regorge à foison, loin des autres disques de cette sélection où les guitaristes évoqués sont aussi des chanteurs, interprétant des titres potentiellement (ou non) tubesques que l’on retiendra (ou non). Ici, rien n’est évident d’emblée dans ce disque qui, sans être tortueux ni pour autant difficile d’accès, demande une écoute attentive et des prédispositions particulières pour rentrer pleinement dans son intime profondeur. Partageant avec Daniel une même approche esthétique vis à vis de leur travail de mélodiste et de coloriste impressionniste, Thomas a conçu une vaste épopée sonore, comme une sorte de B.O. imaginaire, onirique et souvent crépusculaire (on pense notamment au cinéma de David Lynch par exemple) ouvrant de grands espaces atmosphériques, parfois arides, et ce n’est sans doute pas un hasard si déjà ses premiers albums s’intitulaient « Dust » ou « Desert Highway ». Si « On the far Side » déroule ses neuf plages tel un puzzle énigmatique, voilà un album en forme de parenthèse qui ne ressemble à personne et qui dévoile un peu, une facette de la discrète personnalité de Thomas, éclairant peut-être sa propre « face cachée ».
Un sentiment que l’on ressent dès l’ouverture avec Endless Memories, intrigante mélodie assez sombre et très introspective avant de s’ouvrir peu à peu à des atmosphères plus lumineuses. Avec la même retenue côté guitare et le même principe d’un fond d’orgue Hammond très seventies en continu, Slow Blues démontre parfaitement la maîtrise contenue du phrasé chez Thomas, dont le doigté sert avant tout à modeler et faire parler le son. On reste dans ce cocon atmosphérique, entre douceur et langueur sur le contemplatif Kite, ourlé de quelques percussions avant l’entrée de Bardainne pour un beau chorus.
Etrange encore, mais dans une ambiance plus acérée avec ses riffs saccadés, Lincoln Circus offre des sonorités nettement prog’-jazz-rock avec une guitare chantante toujours sur lit d’orgue, un titre assez long où l’intervention du sax et les bruitages de synthés lui confèrent une patte plus free, débouchant dans la foulée sur l’hypnotique Little Dreamer où l’on sent là aussi tout le travail sur le son pour creuser le côté sombre et énigmatique de cette pièce.
Autre versant du musicien cette fois en acoustique, The Walk ouvert par le piano offre une guitare toute en douceur, un joli thème mélodique plus folk, avant Panama Red, sans doute notre plage préférée, avec la rythmique soutenue des drums et sa ligne de basse qui groove, tandis que guitare au superbe phrasé et orgue en chorus ouvrent peu à peu de plus grands espaces jusqu’au final en forme de spirale sonore vertigineuse. Un merveilleux phrasé de guitare jazz et toujours d’une limpide clarté sur le plus bluesy No way Home, avant de conclure sur Gypsy et son ambiance subrepticement orientalisante où, sur la cadence entêtante des balais, les cordes sonnent avec éclat.
PS : Pour ceux qui aiment particulièrement les guitares qui sonnent et les guitaristes qui envoient du bois, on suggérera aussi l’écoute de quelques morceaux comme Mon amour ou Le Chemin de Rod Barthet sur son album « A l’ombre des sycomores » paru à l’automne, et celui sortant ce 3 mars de Rodolphe Burger, avec Mehdi Haddab et Sofiane Saïdi, notamment le titre d’ouverture Vous êtes Belle, Mademoiselle.