Chronique de livreNon classé

Chick Corea par Ludovic Florin (Editions du Layeur)

Une très Chick édition

 

Disparu en février dernier à l’aube de ses quatre-vingts ans, Chick Corea était l’un des derniers géants des claviers de la seconde moitié du XXème Siècle, laissant à la postérité une œuvre aussi tentaculaire que polymorphe sur laquelle le musicologue Ludovic Florin revient de façon exhaustive, au travers d’une discographie dépassant les trois cents albums (!) commentés de façon thématique pour mieux marquer les jalons de chaque époque. Un livre-somme, passionnant sur le fond, absolument superbe quant au graphisme des illustrations qui révèle toute la beauté créative de nombreuses pochettes de vinyle*.

 

Par un étonnant hasard, le jour même où le musicologue Ludovic Florin envoyait son manuscrit achevé à son éditeur, le 9 février dernier, il apprenait la mort de Chick Corea auquel cet universitaire éclairé venait de consacrer ce livre, après avoir déjà publié sur Carla Bley et Pat Métheny. En s’attaquant à l’oeuvre démentielle du dernier géant des claviers du XXe siècle, tant elle est tentaculaire et polymorphe, il signe avec ce travail tout autant colossal le premier ouvrage en langue française retraçant la vie du génial pianiste non comme une biographie privée mais «seulement» sur le plan musical, et c’est déjà tout bonnement énorme. L’intérêt étant aussi que l’auteur a privilégié de présenter cette somme de façon thématique plutôt que chronologique, ce qui sur un plan historique, marque bien les jalons posés à chacune des époques évoquées, en relatant les rencontres créatives qu’elles ont su générer dans le gotha planétaire des musiciens et principalement des jazzmen.

 

Une œuvre monstre

 

Plus de trois cents albums! C’est l’héritage monstre que vient de nous laisser Armando Antonio Zacone, dit Chick Corea, né il y a tout juste quatre vingts ans dans le Massachusetts où il a été élevé dans un environnement italien imbibé de latinité. Cette touche latine qu’il apportera au jazz avant le flamenco, le classique, l’électrique, le free jazz puis le jazz-rock, cette fameuse fusion dont il sera l’un des pères notamment avec Return to Forever (qu’on a eu la chance de revoir encore à Vienne en 2011). Génie du piano, puis du Fender Rhodes électrifié avant de plonger dans la technologie des nouveaux synthés type Moog, celui qui a aussi fait de la batterie en a gardé le style très rythmique et le phrasé rapide dans son approche percussive des claviers. Influencé tout aussi bien par Mozart (on se souvient de son merveilleux concert à Fourvière en 2006) et Beethoven, que par Monk, Bill Evans ou Bud Powell, son éclectisme exacerbé durant soixante années de vie dévolue à la musique  peut donner le tournis, et l’on comprend que ce kaléidoscope multi-facettes a pu aussi parfois dérouter certains de ses fans.

 

Le bottin du gratin

 

En matière de tournis, même et surtout pour ceux des lecteurs qui  connaissent et s’intéressent aux grands noms de l’Histoire du jazz, imaginez un peu : celui dont on retrouve une toute première trace discographique remontant à 1949 apparaît plus officiellement en 1962 sur l’album Go  Mango! de Mongo Santamaria. Dès 1968, il marie musique latine et bop, fait son expérience avant-gardiste chez Miles Davis, entame le virage des seventies avec Return to Forever (qu’on a revu avec un immense plaisir à Vienne en 2011), lance son Electric Band en 86 et ne cessera, jusqu’il y a peu, de démultiplier les disques -une centaine pour la dernière période de 1975 à 2020- soit en leader, comme sideman associé ou en invité de prestige.

Imaginez un peu que celui qui a démarré au tout début des années soixante avec Cab Calloway aura, entre encore tant et tant d’autres, joué et enregistré avec (prenez votre respiration…) Gary Burton, Miroslav Vitous, Stan Getz, Wayne Shorter, Dave Holland (Circle), Elvin Jones, Herbie Hancock, Joe Henderson, Ron Carter, Stev Gadd (avec lequel on l’ a encore vu en 2017 à l’Auditorium de Lyon), Stanley Clarke, Al Di Meola, Paco De Lucia, John Mc Laughin, Bobby Mc Ferrin, Roy Haynes, Bela Fleck… jusqu’à la génération plus actuelle avec notamment Stefano Bollani ou Hiromi.

Même bottin prestigieux côté labels puisque Chick Corea est sans doute le seul musicien au monde à avoir travaillé avec toutes les plus prestigieuses maisons de disque (inspirez encore…) : Atlantic, ECM, Blue Note, Vortex, Verve, Columbia, Concord, Warner, CBS, Polydor, Elektra, GRP,  Applause, Universal… et bien sûr son label Stretch Records. Il a même en 1974 enregistré un album produit directement par l’Eglise de Scientologie  du fumeux Ron Hubbard dont il a toujours été un fidèle adepte.

C’est tout ce très long et incroyable chemin en tout point exceptionnel que nous fait parcourir Ludovic Florin au fil de ces quelque 280 pages que l’on tourne avec soin et attention -et où l’on peut piocher au hasard si l’on est bien installé-, chaque couverture d’album ou assemblage de pochettes étant accompagné d’un texte commentant l’origine des performances enregistrées, les liens unissant tout ces protagonistes de renom ainsi que des précisions sur le projet musical lui-même. Par l’image et le texte mis agréablement en perspective, on revisite ainsi par étape l’entièreté de la production discographique du maître, en découvrant ça et là des faces cachées ou ignorées du créateur de Now he sings Now he sobs, du fabuleux complice de Miles dans le Lost Quintet, du free jazzman débridé de Circle, du leader du mythique Elektric Band, du Spanish Heart Band, du New Trio ou de l’inoubliable Return to Forever.

Ce qu’on appelle un «Beau Livre», de ceux qu’on place et consulte sur la table du salon eu égard à ses dimensions (30×30 cm) et surtout de son poids dépassant les deux kilos! Bravo aux Editions du Layeur pour la beauté de cette magnifique parution à prix doux (34 euros) qui fera une excellente idée de cadeau de Noël, qui aurait été vraiment parfaitement soignée si, et c’est le seul bémol de l’ouvrage- il y avait eu une meilleure attention en relecture, puisqu’on y trouve malheureusement nombreuses coquilles ou fautes d’orthographe, dont deux dès la première phrase de la première page . Grrrrrrr…

 

*A l’image de la pochette de l’album  «The Leprechaun» paru chez Polydor en 1976 avec une illustration signée David Palladini, retenue pour faire la couverture du livre.

Le site de l’éditeur : voir ici

[NdlR : nous avions eu le plaisir de faire la connaissance de Ludovic Florin, érudit du jazz s’il en est, en août 2018 lors d’une conférence de Parfum de Jazz ; voir ici]

Ont collaboré à cette chronique :