chronique de CD

Chronique spéciale pianistes – septembre 2022

Sélection CD de la rentrée – septembre 2022  part.2/4

Va piano(s)

Deux «stars» des claviers qui prennent un plaisir fou à offrir en partage les musiques qu’ils aiment, un tout aussi éminent collègue qui sort de l’ombre pour enfin prendre la lumière, et un jeune nouveau venu marchant sur les traces de ses glorieux aînés. Soit quatre pianistes français de haute volée qui tiennent le pavé de cette rentrée chacun dans son univers, entre hispano-brasilo-cubain, standards de légende, jazz actuel trempé de hip-hop et mélodies climatiques, les talents de nos maîtres des claviers resplendissent dans une totale diversité musicale. Panorama sur une belle rentrée pianistique.

Laurent Coulondre “Meva festa” (Believe / L’Autre Distribution)

Prolifique et désormais incontournable personnalité du jazz français, le pianiste nîmois Laurent Coulondre distingué aux Victoires du Jazz 2020 comme Meilleur artiste instrumental pour son album hommage à Petrucciani (élu par ailleurs Meilleur disque par l’Académie du Jazz), nous revient déjà avec un nouvel opus qui pourrait s’inscrire dans la lignée de notre précédente sélection très portée sur les musiques brésiliennes et afro-cubaines, puisqu’à son tour il s’évade dans l’exotisme ensoleillé avec ce latin-jazz chaleureux qui rend hommage à la fois à ses racines catalanes et à l’Amérique du Sud qu’il affectionne.

Né de la rencontre avec le percussionniste Adriano Dos Santos Tenorio, «Meva Festa» (Ma fête) traduit sa vision heureuse de la musique et de la vie, partagée ici par une dizaine d’amis de haut vol, dont une remarquable section cuivres où l’on compte Robinson Khoury au trombone, Alexis Bourguignon et Nicolas Folmer aux trompettes, Lucas Saint-Cricq aux sax alto et baryton, et Stéphane Guillaume au sax ténor et à la flûte. Côté rythmique où l’on retrouve le très demandé (contre) bassiste Jérémy Bruyère, deux éminents batteurs se partagent les titres, Dédé Ceccarelli et Martin Wangermée, tandis que Laura Dausse assure ça et là les parties vocales.

Une sacré belle brochette pour porter aussi bien la joyeuse ambiance festive de certains titres que les ballades très cool et feutrées qui parsèment ce disque, groovy donc, mais pas que.

Si d’emblée le titre éponyme nous met dans l’ambiance saccadée du swing latino avec beaucoup de fraîcheur, entre piano virtuose et cuivres rutilants, avant le funk tout aussi cuivré d’El Jonito qui offre de belles réponses entre trompette et sax, Agua Bon se fait plus vintage avec un orgue Hammond typique seventies, le solo à l’alto de Lucas rappelant un Maceo Parker. Composé par Laura Dausse et décliné en deux parties, Memoria est la première des  nombreuses ballades jazzy et plus cool qu’offre le trio piano/ percus / basse sur une rythmique de bossa où le souffle de la flûte est de pure essence brésilienne, avant que le second mouvement s’accélère pour un final festif de batucada avec les chœurs de Laura.

La coolitude est majoritairement de mise sur les cinq titres suivants, du joyeux Piment Doux où le tricot de contrebasse sonne à merveille, à Bahia une ode de plus à la cité mythique où, entre groove léger et piano aérien, la voix douce chante les notes en onomatopées typiques du jazz vocal brésilien. Les relents hispanisants cette fois sont plus flagrants sur Gato Furioso où Laurent se lâche en pleine liberté face aux percussions pour revenir finalement à une rythmique bien latino. Toujours avec ce sens inné de la mélodie, la longue ballade dédiée à Laura prend également la couleur de la bossa avant que la reprise du titre éponyme vienne clore le disque dans le même état d’esprit festif, entre percussions et sifflets, avec un piano merveilleux. Mais ça, c’est un pléonasme quand on parle de Laurent Coulondre…

 

Jean-Pierre Como Trio “My days in Copenhagen” (Bonsaï Music / Idol / L’Autre Distribution)

Depuis que l’on a succombé à la sensualité de «My Little Italy» (sur notre podium des meilleurs albums de 2020, voir ici), on a eu la chance de retrouver Jean-Pierre Como live en solo, l’occasion d’un grand entretien (voir ici) où l’un de nos pianistes favoris nous annonçait pour l’automne la sortie d’un disque en trio, avec deux musiciens rencontrés lors d’une invitation au Danemark, le contrebassiste Thomas Fonnesboek et le batteur Niclas Campagnol. Avec Fonnesboek, influencé à la fois par la mélancolie scandinave et par la tradition américaine, et Campagnol, l électron libre poétique et virtuose du rythme timbré, Jean-Pierre nous confiait tout le plaisir immédiat et spontané qu’il a ressenti à leurs côtés, notamment en partageant des standards qui vont, un an après, prendre finalement le pas sur les compos prévues lors d’un retour à Copenhague pour quelques jours d’enregistrement, ensemble dans le superbe studio The Village Recording.

Le voilà donc ce beau cadeau de l’automne paru vendredi, trace indélébile de ces «Jours à Copenhague» où, dès la première écoute intégrale, on comprend aisément le plaisir que ces merveilleux musiciens ont eu à le réaliser, tant ce bonheur transpire de bout en bout et nous est offert en partage. «Notre point commun, c’est qu’on a  tous en tête les mélodies de ces standards, des morceaux d’une beauté rare, qui titillent notre inspiration et nos improvisations. C’est la raison qui m’a poussé à aller vers ce répertoire, un terrain de jeu incroyable que nous voulions partager et offrir» explique d’ailleurs Jean-Pierre qui, après avoir renoué magistralement avec ses racines italiennes, élargit encore sa stature européenne en se frottant au jazz scandinave qu’il affectionne (Garbarek ; Mikkelborg ; Johanson…) et où il retrouve son même goût pour la mélodie, teintée parfois d’une certaine mélancolie, pour un jazz aussi chantant- bien qu’instrumental- qu’il est enchanteur.

Des années vingt aux années soixante, ce sont en effet huit titres parmi les grands standards de pur jazz que va nous servir le brillantissime trio dans ce répertoire ponctué par deux compos du pianiste, Leading to…, insérée à pas feutrés et baignée de douceur, où les notes suspendues donnent à cette pièce une profondeur contemplative, tout en faisant bien ressentir la sensibilité romantique de «l’artiste Steinway», puis en clôture avec le court Starry Sea également doucereux. Mais entre temps, quelle succession de nanans intemporels et si souvent repris, balayant  toute une certaine histoire du jazz en pratiquant en majesté le fameux art du trio de jazz -standard lui aussi- avec piano, batterie et contrebasse.

La mise en bouche est succulente avec le swing véloce des années trente du You and the Night and the Music d’Arthur Schwartz, écrit pour une comédie musicale de Broadway. Un titre enjoué et au refrain entêtant -interprété par de nombreux artistes  de Chet Baker à Sinatra- où déjà sonne avec forte prégnance, comme tout au long du disque, la contrebasse de Thomas. Tiré du Great American Song Book, You don’t know what Love is de Gene de Paul n’est pas inconnu non plus, où le piano va se faire charmeur, avant de s’envoler avec virtuosité sur Oleo, un be-bop de 54 emprunté à Sonnie Rollins et qui fût joué par Miles. Sur un drumming speed et haletant, la contrebasse y fait encore chanter les cordes dans un beau chorus.

Et voilà sans doute l’un des plus grands standards qui soit avec l’inévitable Stella by Starlight écrit en 44 par Victor Young, popularisé par Sinatra (encore lui), dont le trio va s’emparer pour une version toute personnelle où musiciens comme nous auditeurs allons fondre de plaisir durant un timing étiré à dix minutes. Pour s’extirper tranquillement de cette langueur, rien de tel que le tempo typique d’une bossa brésilienne et le chaloupé de ses caresses percussives, avec le (faussement) Triste d’Antonio Carlos Jobim au mitan des sixties, chanté bien sûr par Sinatra (décidément…) et où, à défaut d’une voix, c’est bien le piano qui chantonne à la cool, avant de s’emballer dans une variation de tempo pour une fin joyeuse et pleine d’allant.

Suivront d’autres bien belles pépites en matière de chanson d’amour, comme My One and only Love de Guy Wood et considérée parmi les plus belles ballades de l’après-guerre, le très swinguant Bye Bye Blackbird signé en 1926 par Ray Henderson et que toutes les chanteuses, de Nina Simone à Diana Krall aujourd’hui ont interprété, et surtout le sublime Lover Man de Billie Holiday, un thème touchant qui sonne comme un vieux blues, bien en profondeur, entre une contrebasse toujours chantante et la subtile mélancolie du piano.

Encore un grand disque de plus pour Jean-Pierre Como (dont on attend par ailleurs pour bientôt le nouvel album de son quartet Infinite et celui du retour de Sixun !) qui séduira évidemment tous les amateurs de jazz et notamment les amoureux du piano, mais qui a le mérite de proposer un panorama qui, livré avec cette jubilatoire maestria, peut être une belle occasion pour un novice de pousser la porte et découvrir le bonheur que peut procurer le jazz à son écoute.

 

Cédric Hanriot “Time is Color” (Morphosis Art / Inouï Distribution / Believe)

En voilà un qui est sans doute moins sous les feux des projecteurs que ses deux collègues précités et que personnellement j’ai découvert par ses fidèles collaborations avec l’ami Giorgio Alessani notre crooner italo-westcoast favori. Et pourtant, quel pianiste-claviériste-organiste, mais aussi arrangeur et sound designer réputé, tout en étant producteur et éminent pédagogue. On le serait à moins au vu de vingt cinq ans de carrière à travers le monde où il aura collaboré et accompagné tout le gratin américain, mirobolant CV aux côtés de  Herbie Hancock (son guide et meilleur supporter), George Duke, Diane Reeves, Esperanza Spalding, Meshell Ndegeocello, Gregory Porter, -excusez du peu !-mais aussi Robert Glasper ou Donny McCaslin plus expérimentaux dans le jazz d’aujourd’hui et dont on va sentir la trace dans cet album qui curieusement, n’est que le second sous son  propre nom, Cédric Hanriot pour lequel il était grand temps de passer de l’ombre à la lumière.

Un retour pour se relancer avec ses propres compositions, épaulé par deux jeunes révélations de la scène actuelle avec Bertrand Beruard au gros son ronflant de basse, et le rythmicien frénétique maître de la déstructuration jungle beat, Elie Martin Charrière à la batterie. Pour les inserts voix hip-hop, en spoken words ou rap, c’est le fameux MC de Chicago, Days, que l’on retrouve avec plaisir, mais frustration aussi tant on aurait aimé que ses interventions soient plus longues et charpentées autour de vrais morceaux plutôt que réduites à quelques brefs interludes. On adore le Souly Interlude, hip-hop electro très new-yorkais façon Glasper où Jason Palmer est invité pour venir greffer sa trompette bouchée sur le spoken word de Days, comme aussi la trop courte virgule de Friday dans le même style.

Puissant mélange de jazz moderne européen avec le hip-hop et les musiques urbaines venues d’Amérique, le répertoire de «Time is Color » donne son précepte dans le titre. Un album où le pianiste a voulu à la fois donner sa propre perception du Temps, et celle qu’il a en parallèle des couleurs auxquelles il semble très étroitement lié. L’exemple est opportun pour parler des  saisons, et il n’est pas le premier à nous livrer avec Autumn une superbe pièce très onirique, portée par un jazz-rock aérien.

Le temps et les couleurs donc, deux sources d’inspiration pour le compositeur qui ouvre l’opus par Monday the 26th où d’emblée on sent une musique très personnelle qui ne ressemble à personne, avec un piano en totale liberté sur près de sept minutes où le spoken word de Days appuie l’aspect répétitif de ce jazz très actuel. Sur le bien nommé Run qui suit, le groove de basse ronflant sur la batterie jungle et bordé par les nappes de synthés portent cette course en avant dans une dérive très free. Les envolées virtuoses sur le clavier vont se succéder encore sur la rythmique très enveloppante de Water et déverser une pluie de notes sur le plus electro Souly qui bénéficie d’un gros travail de son, toujours avec d’amples résonances de basse et un drumming très syncopé où la rythmique va prendre du groove.

L’espace d’une belle Rêverie forcément très onirique, entamée par le tempo d’un métronome égrenant le temps qui passe inexorablement, on est un peu dérouté par le Come as you are/ Teardrop censé être un mix Nirvana-Massive Attack où l’on ne reconnaît ni l’un ni l’autre dans ce jazz très moderne et assez free où les attaques de piano sont à la hauteur d’un drumming imposant. Plus apaisé dans son intro, Further s’inscrit pareillement dans ce jazz très contemporain, où le piano va monter en frénésie sur une rythmique déstructurée jusqu’à la transe. Un titre repris lui aussi par un bref interlude où le sax alto de Braxton Cook vient faire un furtif guest, aussi courte que la virgule du planant Solace qui vient clore cet étonnant parcours sonore de près de cinquante minutes dans l’univers singulier de l’inclassable Cédric Hanriot.

 

Sébastien Moreaux “Interseasons” (Autoprod./ Inouïes Distribution)

On parlait du temps qui passe,des saisons et des couleurs avec Cédric Hanriot et voilà qu’on découvre au même instant l’explicite «Interseasons» du jeune pianiste Sébastien Moreaux (sortie prévue ce 30 septembre) qui signe ici onze compos elles aussi marquées par la nostalgie de l’inexorable écoulement du sablier, les saisons qui défilent avec leurs associations de couleurs, portées par le vent d’automne qui fait tourbillonner les feuilles aux teintes marron, mélancoliques dans le blanc immaculé de l’hiver neigeux, reprenant vie sous la douce chaleur printanière ou explosant sous le soleil estival.

Instinctive et inspirée, cette musique libre emplie d’émotions et de plaisir est celle d’un garçon autodidacte qui longtemps a joué tel qu’il entendait, avant de fréquenter l’American School of Modern Music puis de passer en Conservatoire. Là où le pianiste va rencontrer ses deux acolytes, le bassiste Cyril Drapé et le batteur Alexis Leonardon qui vont ensemble travailler et affiner ce répertoire, le dompter pour s’en imprégner totalement. Onze plages entre douceur (Emily) et emballement (Réminiscence), nostalgie et modernité, révélant un piano expressif et de fine élégance, croisé à une contrebasse au beau timbre sonnant (About Time) et porté par une rythmique qui sait se faire discrète ou plus appuyée (Lines for H) selon le besoin. Comme nombre de trios de jazz actuel, celui-ci ne cache pas ses influences modernes venues d’ E.S.T. ou de musiciens comme Avishaï Cohen, mais ce premier album est suffisamment révélateur d’une patte et d’un sens affirmé de la mélodie pour qu’on suive Sébastien Moreaux dans son futur parcours. D’autant qu’avec des parrainages aussi prestigieux que Franck Amsallem son professeur, coach et ami qui a assuré la direction artistique de cet opus, et de Manuel Rocheman qui le préface élogieusement, on sait déjà qu’on tient là une très prometteuse jeune pousse.

Ont collaboré à cette chronique :