En attendant les traditionnelles sorties d’automne, zoom sur quelques parutions remarquables et très éclectiques qui ont enchanté la fin du printemps et nous accompagnent cet été.
Gaël Horellou « Tous les Peuples » (Breakz / Socadisc)
Décidément, après l’énorme coup de cœur que nous a procuré au printemps « Migrations 2 » d’Akpémotion, voilà encore un merveilleux album de world music signé de nouveau par des musiciens français. On ne présente plus l’incontournable saxophoniste Gaël Horellou qui œuvre sur de nombreux fronts éclectiques avec toujours beaucoup d’inventivité et de pertinence. Dans la continuité d’« Identité » paru en 2017, il poursuit son projet de fusion jazz et maloya avec « Tous les Peuples » qui explore les racines des musiques noires. Tombé sous le charme de La Réunion, le compositeur puise en effet dans les rythmes ancestraux de l’Océan Indien pour relier les timbres de la case créole à ceux des quartiers de Brooklyn. Epaulé par une dizaine de pointures du genre, le saxophoniste offre ainsi un dialogue inédit entre tradition réunionnaise et jazz actuel, dans une succession de thèmes accrocheurs et chantants qui forme cette galette en tout point enjouée et joyeuse. Une grande fête sonore où l’on prend son temps puisque certains morceaux s’étirent parfois de 10 à 12 mn (!), à commencer par ce bien nommé « Spirit of Africa » qui ouvre le bal. Groovy à fond, avec pas moins de quatre percussionnistes et l’orgue toujours très présent de Florent Gac, il donne le ton de ce qui va suivre, comme le « Jazz Kabaré » qui nous entraîne progressivement dans un tourbillon de rythmes joyeux où le sax mène la danse. Sur le titre éponyme « Tous les Peuples », l’intro maintient ce groove appuyé par les riffs à effet très afro-jazz-rock du guitariste Nicolas Beaulieu, guitare qui se fait plus bluesy sur « Ti Zafer » qui suit. La fête est totale sur une « Gigue créole » tandis que « Veli » chanté par Pascal Bret s’inscrit pleinement dans le traditionnel réunionnais. Conscient sans doute de la frilosité des ondes à diffuser des titres aussi long, Horellou offre en fin d’album la reprise des deux titres phares (Tous les Peuples et Kraz Maloya) en version « radio edit » ramenés à 4 minutes. Gageons que cela convaincra les programmateurs à les diffuser tant ils méritent de figurer en très bonne place de notre play-list chaleureusement estivale.
Richard Galliano « The Tokyo Concert » (Jade / Universal)
Grand maître incontesté de l’accordéon qu’il considère comme un orchestre à lui tout seul, depuis un demi-siècle qu’il enchante la planète avec son fameux Victoria, Galliano a vécu un moment particulièrement fort lors de sa quatrième venue au Japon, un soir de mai 2018 à Tokyo. Une intense communion entre le virtuose et son public. Plus qu’un concert, un partage d’émotion, cérémonie quasi religieuse pour un public intensément recueilli. L’accordéoniste y honorait successivement les neuf Muses en cortège, chacune à sa manière. Uranie avec le « Clair de Lune » (Suite Bergamasque) de Debussy, Euterpe avec la « Valse à Margaux », Erato avec un florilège de compos de Michel Legrand (hommage aujourd’hui d’actualité), Terpsichore, muse de la danse, avec des musiques du Nordeste brésilien et ses fameux forros, puis Thalie muse de la comédie avec les « Folies Musette » du Paris des faubourgs. Pour l’éloquence, c’est au tour de Calliope via une pièce épique de Granados (« Andaluza »), avant d’honorer Melpomène, pour la tragédie, par un « Aria » liturgique de Bach, Polymnie et un rituel funéraire dédié à l’ami Nougaro (« Tango pour Claude »), clôturant enfin pour Clio, par une valse de Chopin rappelant l’essence même du musette. Intimiste et grandiose à la fois, cet album live sonne comme un indispensable condensé de toutes les émouvantes facettes musicales de Galliano, l’accordéoniste nous faisant ici revivre l’émotion indicible de ce moment de grâce absolue (à noter par ailleurs que ce concert est à l’affiche du prochain Rhino le 29 septembre en l’église de Villars, près de Saint-Etienne).
Hania Rani « Esja » (Gondwana Records)
Après diverses collaborations et projets de groupe, voilà le tout premier album solo de la jeune pianiste polonaise originaire de Gdansk qui se partage entre Berlin où elle a étudié et Varsovie. Enregistré dans son appartement et mixé en studio à Reykjavik, « Esja » -du nom du massif volcanique qui domine la capitale islandaise- est encore une de ces pépites venues du froid. La protégée du compositeur Olafur Arnalds connu pour ses musiques laconiques et contemplatives (Sigur Ros) s’inscrit dans cette même veine à l’instar d’un Nils Fram qui a réussi le mix entre classique et electro ou d’un Max Richter l’un des pères du post-minimalisme. On peut citer encore parmi ses influences notoires, E.S.T, Portico Quartet ou même Radiohead. En effet, avec ces dix morceaux comme autant de plages sonores intuitives, la musicienne inspirée notamment des éléments naturels (on pense à Ludovico Einaudi aussi) impose sa patte qui devrait vite compter dans un futur proche. Partant de son solide bagage classique avant de se pencher sur le jazz et l’électronique, Hania Rani développe une approche très organique du piano avec une fluidité de jeu sans artifice. Bercée par des musiques de film, ses compos sont très cinétiques et leur écoute nous place dans une sorte de cocon ouaté hors de l’espace et du temps. Sensitive et sensuelle, mélancolique et crépusculaire, sa musique nous fait flotter comme dans un rêve éveillé où le travail sur les sons et les harmonies nous emporte avec fascination. Si elle puise également son inspiration dans le monde de l’architecture (son père est architecte) et du design, la compositrice privilégie toujours l’épure, et ses sonorités se nourrissent d’images et de couleurs propres aux paysages du nord européen. Du bien nommé Eden en ouverture à Luka au romantisme classique, en passant par Glass qui, s’il évoque la fragilité du verre ne peut évidemment que nous faire penser à Philip Glass, cet album intimiste et introspectif nimbé d’une douce mélancolie est un petit bijou de musique atmosphérique et extatique. Sa beauté hypnotique nous porte à lâcher prise et nous prouve qu’Hania Rani réussit, sous une austérité apparente, à nous mener à la plénitude.
Shayna Steele « Watch me fly » (Membran-Modulor)
Née en Californie avant de grandir dans le Mississippi, Shayna Steele a été révélée sur la scène new-yorkaise où sa voix et son énergie ne sont pas passés inaperçus quand elle était choriste de stars telles que Rihanna, Bette Midler ou Steely Dan, comme derrière Moby ou les Snarky Puppy avec lesquels elle a chanté. Après deux premiers albums sous son propre nom, son nouvel opus « Watch me fly » signe son véritable envol en la plaçant parmi les divas soul avec lesquelles il faudra compter. Inspirée par des références telles que Stevie Wonder, Aretha Franklin, Chaka Khan ou les Temptations, Shayna Steele nous offre ici dix titres (dont 6 originaux et 4 reprises) qui balaient toute la palette de la black music dans une parfaite conjugaison de soul, R&B, blues, gospel et jazz. Réalisé avec son compagnon le rocker David Cook qui tient les claviers (piano et B3) avec le soutien de Michaël League (Snarky Puppy) pour le morceau « Shadow », le disque est à son image, puissant et très enfiévré. Après une ouverture effrénée avec la soul de « Be » puis le R&B de « That’s what love will make you do », « Baby be Mine » offre une voix moins dans la puissance et plus nuancée où piano et guitare déroule une partition bien jazzy, sensualité que l’on retrouve sur « Treat me good » le blues déchirant qui suit. Plus rock, le titre éponyme » Watch me Fly » met en évidence la patte de David Cook et donne à la chanteuse une nouvelle occasion de pousser encore le curseur de sa voix. Mais on la préfère sur la superbe balade « Secret Love » reprise à Doris Day où elle fait montre de beaucoup plus de subtilité dans la veine d’une Dianne Reeves. Autre reprise, le bluesy « Life goes on » est emprunté à Big Mamma avant « Wash me Over », un blue-soul endiablé aux racines gospel. Comme pour nous rappeler son attachement au Mississippi, concluant d’ailleurs par « Home » son titre le plus autobiographique et sans doute au sommet de son feeling, subtil et émouvant. C’est assurément dans cette retenue classieuse qu’on la préfère, sa voix offrant ici de merveilleuses nuances bien plus intéressantes que lorsqu’elle envoie du lourd en se déchirant les cordes vocales…
Ray Lema « Transcendance » (One Drop / L’Autre Distribution)
On avait beaucoup aimé « Headbug » paru en 2016 enregistré en quintet par le grand pianiste d’origine congolaise Ray Lema. Pour ce nouvel album « Transcendance » il retrouve ses fidèles musiciens Nicolas Viccaro aux drums, Irving Acao au sax ténor, Sylvain Gontard à la trompette, seul change le bassiste en restant dans le gratin du genre puisqu’ Etienne M’Bappé est remplacé ici par le non moins prodigieux Michel Alibo (Sixun, entre tant d’autres références), auxquels s’ajoute cette fois une guitare électrique tenue par Rodrigo Viana. Avec ces neufs titres inédits enregistrés en studio mais en conditions live, Ray Lema entend, à 72 ans, proposer un condensé de son vaste parcours musical. Le titre éponyme en intro donne le ton avec une rythmique afro-jazz endiablée avec un beau chorus de sax, qui rend hommage à son vieil ami Fela Anikulapo. Une rythmique notamment soutenue par les fameuses lignes de basse d’Alibo comme dans Zoukissa qui suit où le thème enjoué et chantant nous transporte entre Afrique et Caraïbes. Le Congo est encore évoqué dans Kivu’s Blues porté toujours par une basse au son Marcus Miller et de belles fulgurances de Rodrigo Viana à la guitare, instrument dont les riffs soutenus se font très rock sur Sin l’un des deux titres chantés du disque avec 3e Bureau où la voix du pianiste se greffe sur un groove syncopé de rumba caribéenne, très latino via notamment un solo de trompette de Sylvain Goutard. Les deux derniers titres sont plus apaisés et doucereux, d’abord avec Le bout du chemin tendre et courte balade en forme de plaidoyer pour l’accueil des migrants sur un texte poétique d’Anouk Khélifa, avant Chimères en clôture, plus ethnique, rêverie légère qui nous embarque au coeur de la forêt équatoriale au souffle de la flûte pygmée et du piccolo joués par Fredy Massamba et Jocelyn Mienniel invités en guest sur ce titre.
Magma « Zess, le Jour du Néant » (Seventh Records)
Nous l’annoncions l’an dernier à l’issu du mémorable et premier concert de Magma à Jazz à Vienne (https://www.jazz-rhone-alpes.com/180711-magma-theatre-antique) après 50 ans de carrière, un nouvel album était dans les tuyaux avec, pour la première fois également, des paroles en français. Voilà donc « Zess » sous-titré « Le Jour du Néant », oeuvre magistrale de Christian Vander, en réalité composée à la grande époque des années 70 mais jamais enregistrée jusqu’alors. Une esquisse inachevée durant quatre décennies qui trouve enfin sa finalité aujourd’hui avec une formule orchestrale aboutie et imposante qui lui donne toute sa dimension onirique. Le groupe de base s’y adjoint l’Orchestre Philarmonique de Prague dirigé par Adam Klemens, orchestrations signées du saxophoniste Rémi Dumoulin. Si ce nouvel album ne dure que 38 mn, pas de morceaux identifiés mais un continuum où les plages s’enchaînent sans coupure. Pas de précipitation non plus pour installer progressivement l’atmosphère magmaïenne, où comme d’habitude on prend le temps au son du piano répétitif tenu par Simon Goubert. La progression se fait patiente, mais là encore, comme toujours, de manière ascensionnelle, avec selon la formule maintes fois éprouvée, des parties chorales où les voix célestes arrivent sur des rythmes qui s’accélèrent, et qui montent, qui montent, toujours dans cette impression d’un tourbillon infini, jusqu’à la transe. Le répit finit par arriver comme un léger apaisement après la tempête. Comme toujours mais peut-être plus encore ici, à fortiori avec le Philharmonique de Prague, les parties orchestrales et notamment par les attaques des violons, rendent le jazz-rock progressif du plus vieux groupe français en exercice très symphonique. Si effectivement, le poème écrit par Vander est dans sa première partie dit-chanté en français, il se poursuit cependant en kobaïen, la fameuse langue imaginaire inventée par le batteur-leader avec ses consonances teutonnes et martiales. Côté texte, il est question d’univers et de galaxie, de chaos et d’apocalypse où « tout retourne au néant ». « Aujourd’hui est le jour où nous allons tous mourir, et je te dis merci… ». « Je suis le maître du monde… » assène Vander déjà souvent comparé à une sorte de gourou en chef d’une secte musicale pénétrant les « forces incommensurables de l’obscur ». Grandiloquence des mots à l’instar d’une musique dont elle a fait l’identité unique et planétaire. Cette voix, ce phrasé, ces envolées lyrico-poético-mystiques, nous rappelle soudainement un autre Christian, de la même époque, comme lui leader d’un autres grand groupe français mythique et lui aussi toujours en activité parmi les derniers dinosaures français : Christian Descamps le leader de Ange. Avec des septuagénaires de cette trempe, on comprend pourquoi cette musique singulière nous paraît encore aujourd’hui intemporelle.
Sugaray Rayford « Somebody save Me » (Forty Below Records)
Ancien des Marines, le colosse texan à la voix d’or -et qui travaille ses graves rocailleux au cigare barreau de chaise- est né sous l’influence du gospel des églises de sa jeunesse. Versée depuis dans une soul-rock vintage, sa voix old-school fait écho à Muddy Waters et Otis Redding. L’ex leader des Mannish Boys- le super groupe de Los Angeles qui réunit des stars du blues et avec lequel il a décroché le Blues Music Award en 2013- poursuit avec ces mêmes musiciens la page entamée en 2017 avec « The world that we live in » en publiant ce « Somebody save Me » son cinquième album avec des compos d’Eric Corne (harmonica) le patron du label de John Mayall. Chant incantatoire, groove chaleureux, ambiance roots et directe « à l’ancienne » tout est là. Avec un harmonica déchirant que ne renierait pas Milteau, une section cuivres appuyée façon Blues Brothers, une guitare aux effets dirty comme il faut (« Angels & Devils ») quelques ballades typiques des slows sixties (« My Cards are on the Table » ou le titre éponyme « Somebody save Me »). Jusqu’au bien nommé « Dark Night of the Soul » très enlevé avec sa rythmique tranchante et ses guitares hendrixiennes. A noter qu’on pourra découvrir ce showman impressionnant en live (où il danse comme James Brown…) lors de la soirée blues du prochain Rhino en octobre, en co-plateau avec Milteau d’ailleurs. Bonne pioche !