Le beau voyage continue… Cette fois, c’est vers l’Italie que Jazz Rhône-Alpes.com ouvre ses colonnes, et plus précisément vers une artiste qui, bien qu’installée en France depuis douze ans, a gardé tout le soleil de la Calabre dans son cœur ainsi qu’un caractère bien affirmé qui lui aura permis de se hisser très vite dans la cour des grands…

 

Entretien avec Antonella Mazza

Au service de la musique… vraiment..; et toujours !

 

Michel Martelli : Antonella, ton accent parle pour toi… De quelle région d’Italie viens-tu ?

Antonella Mazza : Je suis née dans la région de Calabre, une région d’Italie assez sauvage, assez pauvre je dirais même. Ma famille n’était pas particulièrement tournée vers la musique, tout au moins au plan de la pratique. En revanche, mes parents étaient de véritables passionnés quant à l’écoute. Je crois me souvenir d’un oncle, qui grattait un peu de guitare. Et puis, il y avait les dires de ma propre mère. Elle prétendait qu’elle avait joué de la basse dans un groupe de filles, mais de cela nous ne trouvions aucune trace. J’ai même essayé, une fois, de lui mettre une guitare entre les mains, mais le résultat n’a pas été probant. Mon père, lui, m’emmenait aux concerts, mais des concerts plutôt pop-rock, comme pouvait en faire le grand Lucio Dalla. Et, tu vois, la vie est parfois curieuse car, presque trente ans plus tard, j’aurai l’occasion d’accompagner Lucio sur scène. Un bel artiste, qui nous a quittés en 2012.

Mais là, pendant ses concerts, j’avais huit ou dix ans et ma vie musicale allait vraiment commencer. Pourtant, dans la région qui m’avait vue naître, ce n’était pas forcément évident. Je t’ai dit que la Calabre donne vraiment l’impression d’une terre sauvage, mais tu le vis véritablement. La musique, pour moi, aura été une vraie fenêtre ouverte sur un monde incroyable que j’allais découvrir. Mon premier contact avec un instrument, ce sera avec une guitare, mais pas en école. J’ai commencé avec le père d’une de mes camarades – qui, lui-même jouait de la guitare – et qui “me dépannait”. Je me rappelle qu’il me faisait jouer les notes basses. Mais il diffusait ses cours juste par passion, car ce n’était pas du tout son métier. Notre région était si pauvre. J’étais à cent lieues de penser qu’on pouvait vivre de sa musique.

 

M.M. : Finalement, tes débuts n’ont pas été si simples que ça…

A.M. : C’est vrai, mais peut-être, quelque part, ça m’aura déterminée… je ne sais pas. Vers mes douze/treize ans, j’ai rencontré des garçons qui avaient monté un groupe, un groupe dédié aux Beatles. Mais il y avait déjà deux guitares. Il leur fallait une basse électrique. Ils l’avaient achetée, et me l’avait confiée… mais seulement le temps des répétitions et pendant les petites scènes qu’on pouvait faire avec cet ensemble. Côté technique, je commençais à bien me débrouiller toute seule. Le père de ma camarade  m’avait, c’est vrai, donné quelques bases, mais j’ai très vite commencé à avancer toute seule, et notamment en relevant les morceaux des quelques disques que je trouvais chez moi – dont un de Billie Holiday. C’est comme ça que mon travail de “musicienne” a commencé. Tu sais, ce travail qui est surtout un travail solitaire qui prend beaucoup de temps, et qui trouve sa récompense dans le partage que l’on fait ensuite sur scène, pour le public.

Pourtant, cette situation ne me suffisait pas. Je ressentais le besoin d’avancer encore. Et pour cela, il fallait que je puisse entrer en école, ou plutôt en Conservatoire. Seulement, l’Italie, sur ce plan-là, ce n’est pas la France. Il y a beaucoup moins de conservatoires. Et donc pour y entrer il y a énormément de demandes, mais au final peu d’élus. Pourtant, je vais être acceptée au Conservatoire de Cosenza, et j’y rentrerai en classe de contrebasse classique, à dix-sept ans, que dirigeait Rino Zurzolo, lui aussi parti bien trop tôt. Ça a été la première chance de ma vie, car Rino était vraiment un musicien d’exception. Il avait été le bassiste du regretté Pino Daniele. Sous sa direction, j’ai pu aborder les univers musicaux de tous les horizons, et j’ai grandi dans cet esprit là. C’était très enrichissant. Je suis restée presque cinq ans dans sa classe. Jusqu’à ce qu’il en parte, en fait.

 

M.M. : Tu suivais des études, en parallèle ?

A.M. : Oui. J’étais à l’Université de Cosenza, où j’ai fait mes études de “discipline des Arts, de la Musique et du Spectacle”. Et j’ai passé ma thèse d’anthropologie culturelle. A cette période encore, je ne pensais pas que je pourrai vivre de ma musique, mais je travaillais, je faisais de nombreuses soirées, ce qui me permettait de payer mes études.

Ma thèse en poche, j’aurais pu continuer. Etre chercheuse, par exemple. J’ai dit non. On m’avait pourtant proposé une formation en “direction-management” à Londres. Très bien rémunérée. J’ai refusé cette opportunité. Peut-on dire d’instinct ? Je ne sais pas, mais en tout cas, musicalement parlant, je n’étais toujours pas sûre de ce que je cherchais.

Mais je n’ai pas perdu au change. Car j’ai obtenu une bourse pour partir en formation à la Scala de Milan. Comme Directrice de scène. On dit “Régisseur”, ici, en France. Sur cette formation là, seules six places étaient proposées, et je te laisse imaginer le nombre de volontaires. Mais là encore, j’ai été choisie. Depuis lors, ma vie a changé du tout au tout. Et tout s’est enchaîné très vite. Nous étions là en 1996, je resterai à la Scala de Milan une année pleine. Et j’avais amené ma contrebasse avec moi bien sûr, parce que je me suis inscrite au Conservatoire de Milan. Au Conservatoire où mon professeur sera Ezio Pederzani. il était “Premier Pupitre” à la Scala de Milan. La première fois qu’il m’a vue, il m’a dit : “Toscanini ne voulait pas de femmes dans son orchestre !” Comme accueil de bienvenue, on a fait mieux ! Il m’apparaissait comme un être très sévère. Après, il m’a demandé de jouer… à moi, qui me demandais ce que je faisais là ! Mais, mon essai terminé, il m’a souri et m’a (enfin) accueillie avec bienveillance. Une fois entrée au Conservatoire de Milan, je ferai tout ce qu’il faut pour ne plus jamais en repartir. Cette ville m’a vraiment tout donné.

 

M.M. : Musicalement, tout s’est ouvert ?

A.M. : J’ai commencé à travailler presque tout de suite, oui. Avec de petits concerts à gauche et à droite, et puis j’ai commencé à me constituer un petit réseau. Lorsque j’ai eu achevé ma formation à la Scala de Milan, j’ai postulé pour entrer à l’Ecole de Jazz de Milan. J’y rentrerai assez facilement, finalement et là… c’était magnifique. Un peu dans l’esprit du film “Fame”, si tu l’as vu. Je croisais la route de plein de musiciens qui me semblaient sans soucis, sans galères. Et moi j’enchaînais les colocations ! Enfin, sais-tu que, dans cette école, Duke Ellington avait son studio d’enregistrement et qu’il y a joué, avec tout son orchestre ? C’était fou. J’ai rencontré très vite des musiciens avec qui j’ai pu monter de petits groupes, et nous avons tous évolué un peu comme ça. A ce moment-là, il y avait des concerts un peu partout. Mais cette voie me faisait de plus en plus prendre de la distance avec la musique classique – même si elle ne m’a pas totalement quittée en esprit. mais je sentais vraiment qu’elle n’était pas pour moi. Et puis, et ce n’est pas à négliger non plus, le jazz me faisait gagner plus. C’était important pour moi, car Milan est une ville assez chère. Mon professeur avait bien compris ça. Il m’avait vue, un soir, alors que je jouais avec un groupe dans un festival de rue. Dès le lendemain, en cours, j’avais eu droit à une remarque de sa part. Pourtant, au final, il me donnera sa bénédiction et il me suivra pendant longtemps, toujours avec bienveillance. Quant à moi  j’ai fait la paix avec moi-même pour avoir abandonné la musique classique, pour me consacrer au jazz, mais attention ! Pas n’importe quel jazz. Le plus important, selon moi, c’est le traditionnel, le New-Orleans. Sur cette musique, je ressens pleinement l’envie de communiquer avec le public – ce que, bien sûr, la musique classique ne permet pas. Mais ce n’est pas la liberté débridée pour autant. Parce que, dans le jazz, tu as tout de même des règles strictes. Mais il t’apporte assurément la liberté d’être toi-même.

Voila pourquoi j’ai abandonné la musique classique, exclusive et assez jalouse finalement !!

 

M.M. : Comment évolues-tu, après l’école de jazz ?

A.M. : Déjà, j’y resterai deux ans. Et puis ensuite, je vais commencer à accompagner des artistes, à enchaîner les festivals, je ne me suis plus arrêtée. Il y a eu une part de chance, sûrement, il y a eu aussi de belles rencontres, il y a eu aussi mon caractère calabrais un peu entêté également, et tout ça réuni a fait que je n’ai plus enlevé mon pied de l’accélérateur. Mais c’était une vie très bien remplie. Je travaillais mon instrument dix heures par jour, et à côté je me faisais embaucher pour de petits jobs qui me permettaient de payer ma vie à Milan.

Pendant cette période, certains artistes m’ont marquée, oui. Et je voudrais notamment te citer la chanteuse américaine Lillian Boutté, de La Nouvelle-Orléans. Elle venait de monter un groupe, spécialement pour quelques festivals et, grâce à un musicien commun, j’ai été appelée car ils recherchaient une contrebassiste. Avec Lillian, ça a été une rencontre lumineuse, parfaite. Sur le plan humain comme sur le plan professionnel. Une vraie présence féminine, toute au service de son groupe, en plus de sa compétence musicale. dans le groupe de Lillian, je jouais de la contrebasse, donc, mais aussi de la basse. Une “double casquette” qui m’aura beaucoup servie, sur ma route, et qui continue à me servir encore aujourd’hui. Elle me permet d’être “jazz” aujourd’hui, “rock” demain, “funk”, “blues” ou “pop” après-demain. Et connaître tous ces univers différents, comme je te l’ai déjà dit, c’est très riche. De toutes façons, ce qui m’importe, c’est de jouer de la belle musique. Quel que soit le style. Mais si je ne m’étais cantonnée que dans un seul style, me connaissant, je m’y serais vite ennuyée. As-tu perçu que je suis quelqu’un “qui ne rentre dans aucune case” ? Mais les personnes qui font appel à moi aujourd’hui savent pourquoi elles m’appellent. C’est devenu ma force. Encore dernièrement, j’ai “changé d’univers” presque tous les soirs. Mais je ne me pose même plus de questions. Je connais “les codes” de chaque style, et je n’ai plus de problèmes nulle part.

Je veux être au service de la Musique. Une accompagnatrice.

 

M.M. : Tu as aussi connu de très belles collaborations…

A.M. : Oui, c’est vrai. Je suis restée cinq ans à partager la scène avec David Hallyday. J’ai même joué avec son père, et d’ailleurs, pour la petite histoire, la première fois que je l’ai croisé – je te parle là de Johnny – c’était en 2014, et je jouais avec un groupe à Saint-Barth. Je vois un gars monter sur la scène et commencer à chanter et je me dis : “c’est qui, lui ?” Mon batteur m’a simplement dit : “Joue !”. J’ai compris après !

Ma collaboration avec David a duré jusqu’en septembre dernier. David est un super compositeur, il “a le groove”, et il joue de multiples instruments. Humainement, c’est quelqu’un de bien. Mais, tu sais, au final, je n’ai pas tant accompagné de grands noms que cela, depuis douze ans que je suis installée en France. Ça a commencé avec la chanteuse canadienne, originaire de la Colombie Britannique, Ndidi O. Sur ce projet, je ne devais être que remplaçante sur un soir mais au final, on a enchaîné beaucoup de choses, dont plein de festivals sympas. Déjà avec elle, je jonglais entre la contrebasse et la basse électrique. Lorsque je suis arrivée il y a douze ans, je ne parlais pas un mot de français, mais ça ne m’a pas empêchée de découvrir tout ce réseau de festivals français très riche, et tant de belles salles de concert. cet engouement m’a décidée à rester et à m’installer en France, à Paris. Mais dans des conditions, je le reconnais sans peine, plus difficiles encore que celles que j’avais pu ressentir lorsque je m’étais installée à Milan. Encore une fois, je me suis “accrochée” et, encore une fois aussi, la musique m’a beaucoup aidée…

 

M.M. : Ndidi O… Johnny et David Hallyday… d’autres, peut-être ?

A.M. : Les hasards de la vie. En parallèle, je continuais mes collaborations avec divers groupes, dans le jazz manouche ou dans le blues qui m’ont permis de rencontrer Jimmy Montout, qui était le batteur de Manu Lanvin, le fils de Gérard. Le groupe cherchait une bassiste pour un concert, la semaine suivante, à New-York, un concert où nous allions croiser Ladell McLin.

Ce concert a été donné à l’Apollo Theater, pour l’anniversaire d’Herbie Hancock et Quincy Jones était dans le public. Ça paraît fou, non ? Pourtant…

Après cette très belle expérience, je vais rester dans le groupe de “Manu and the Devils Blues”, et je  ferai les premières parties de Johnny dans tous les Zenith de France, ainsi qu’à la Halle Tony Garnier. C’était incroyable.

Et puis, sur la dernière date, Norbert Krief – qui fut le guitariste du groupe “Trust” – est venu nous écouter, avec son pote, Axel Bauer. Et il se trouve que lui aussi, je te parle d’Alex, cherchait une bassiste. C’est comme ça que je l’ai accompagné toute une année, juste avant de rencontrer David.

Mais tout ça ne m’a pas détournée de la voie des jams, que je continue d’accumuler avec toujours autant de plaisir, et avec mes copains. Tout ce que je peux produire a de l’importance pour moi…

 

M.M. : Eh bien justement… un album ne serait pas important ?

A.M. : Tu sais, j’ai déjà beaucoup de choses, là, à portée… C’est vrai qu’à un moment, je me suis posée la question : “est-ce que tu veux sortir un album, ou pas ?”. J’y ai réfléchi et, finalement, je préfère pour le moment différer ce projet-là, pour rester “au service de la musique”. D’autant plus que le travail a repris, après cette période assez bizarre que nous a amené la Covid-19. Et c’est un besoin pour moi, même si c’est, dans l’immédiat, plus “alimentaire” qu’artistique. J’ai vraiment envie de jouer “à fond”, en public comme en soirées privées. J’ai vécu le premier confinement assez bien, finalement, mais le second aura été un peu plus difficile.

Donc aujourd’hui, je joue ! C’est tout. Pas de projets arrêtés, mais diverses collaborations dont certaines vont être géniales, je le sens. Je vais faire un concert, en mars prochain, à Beauvais, un concert-hommage à Jimi Hendrix, pour lequel je partagerai la scène avec la chanteuse française Nina Attal. Et Jessie Lee est invitée.

Ça c’est le genre de choses qui font du bien. Lorsqu’un évènement “te redonne l’étincelle”, c’est très bon signe. Et c’est ça qui m’importe.

On dit que les Italiens parlent beaucoup ? C’est sans doute un peu vrai. Mais moi, je préfère agir. Et agir pour la Musique. D’abord et avant tout.

 

 

Propos recueillis le jeudi 8 décembre 2022

 

 

Encore un moment de plaisir partagé avec cette super musicienne, très humble en regard de son parcours si riche et émaillé de beaucoup de belles choses. Je te l’ai dit, Antonella, les bassistes m’ont conquis depuis longtemps, et te connaître à présent renforce cet attrait.

A très vite pour d’autres collaborations.

 

Liste des entretiens réalisés par Michel Martelli

 

[NdlR : merci à Jacky Moins, Vincent Villemaire et Chantal Druet pour le prêt de photos . En voir plus ici]

Ont collaboré à cette chronique :