Les soufflants sont décidément à l’honneur cette semaine, dans les colonnes de Jazz Rhône-Alpes. Après la trompette, retour au saxophone, et l’artiste qui nous reçoit est une “bâtisseuse”. Pour elle-même, et pour les autres aussi. Et en plus, elle a un talent infini…
Entretien avec Carmen Lefrançois
“Tout est dans tout, et aussi dans son contraire…”
Michel Martelli : Carmen, tu as beaucoup bougé, dans ta vie. Mais d’où es-tu ?
Carmen Lefrançois : Je suis née en Normandie. A Evreux. Et je suis issue d’une famille qui, si elle n’était pas musicienne, n’en était pas moins très mélomane. Mon père était architecte, et à la maison, il y avait toujours de la musique à écouter : les morceaux de rock de leur époque, mais aussi des titres des Jazz Messengers, beaucoup de musiques contemporaines aussi… Du reste, mes parents chantaient aussi dans une chorale.
Moi, la musique me parlait comme quelque chose de “vraiment humain”. Petite, je me suis toujours passionnée par la préhistoire, l’histoire, et cela m’a toujours entraînée sur nombre de questionnements. Très tôt, j’ai accordé beaucoup d’importance au domaine artistique et je crois que j’ai très vite aussi voulu faire partie de ce monde-là. Ma mère était artiste, aussi, puisqu’elle est peintre, et si j’ai caressé un jour l’envie de devenir architecte – comme mon père – les choses feront que je me ferai happer par le basket-ball, où j’arriverai quand même à un bon niveau, et alors que j’étais juste minime.
Mais tu vois, grâce à mes parents, que je ne remercierai jamais assez, j’ai pu faire divers stages de musique. Et même avant cela, puisque dès l’âge de six ans, je suis entrée à l’école de musique de Val-de-Reuil, où je vais commencer par l’apprentissage de la flûte à bec baroque. Et ça m’a beaucoup plu, même si, depuis que j’avais vu jouer des saxophonistes, j’avais envie de jouer de cet instrument. Mais j’étais, à ce moment-là, trop jeune, et j’ai dû patienter.
M.M. : Comment ça va se réaliser ?
C.L. : De retour sur Evreux, je vais rencontrer Françoise Gagneux – qui était professeure de percussions – et qui, depuis, est devenue une grande amie. Avec elle, grâce à elle, je vais faire des percussions jusqu’en fin de troisième cycle. Mais, et dès mes neuf ans, je vais (enfin) commencer l’apprentissage du saxophone, avec, pour professeur, Maurice Delabre, qui était un “compagnon de route” de Daniel Deffayet, et son comparse pour la musique de chambre. Tu as compris que j’étais dans une voie très “classique”, biberonnée dans la tradition du saxophone français. Pourtant, à côté de ce cursus, j’écoutais toujours autant de musiques diverses. Mon frère aîné était guitariste, il avait en plus une très grande culture musicale et à la maison, notre père – qui, je crois, aurait adoré être musicien lui-même – nous avait créé une “cave à musique”, un local dédié si tu veux, où nous pouvions jouer à tout moment, sans déranger personne. C’est un peu sur cette double route que j’ai grandi. D’un côté, je jouais The girl from Ipanema dans la rue et de l’autre, je suivais une filière classique excellente, où je n’ai eu que de bons professeurs.
Mais j’avais “l’esprit sportif”, c’est-à-dire toujours l’envie de faire “plus”. Mais malgré ça, j’ai connu une pause, dans mon parcours. Une pause qui a duré deux ans, entre douze et quatorze, et pendant laquelle je me suis exclusivement dédiée au basket. A ce moment-là, je trouvais que la musique, c’était beaucoup de contraintes et quelque part ça me gênait. Je continuais les percussions, mais le ballon avait supplanté le saxophone.
M.M. : Et comment se produit le “déclic inverse” ?
C.L. : Il s’est trouvé que, alors que j’ai donc quatorze ans, je vais aller faire un stage de musique avec l’Académie Habanera de Poitiers. Le professeur qui arrivait à Evreux était le saxo-alto du quatuor Habanera. Mes parents m’ont offert ce stage, et bien qu’à fond dans le basket, j’y suis allée. Et le moins que je puis dire, c’est que j’y ai trouvé une ambiance plus que galvanisante. A nouveau, je trouvais cet univers génial et je regrettai de ne pas être au Conservatoire. Mais deux personnes, à ce moment-là, deux professeurs, ont été importants : d’abord Sylvain Malézieux et puis, dès le lendemain, Vincent David qui me fera comprendre que, pour moi, rien n’était perdu.
Ils ont su me redonner l’envie, et j’ai arrêté définitivement le basket, pour me consacrer uniquement à la musique. Et je ne l’ai jamais regretté. Sylvain est devenu en quelque sorte mon “mentor”, en tout cas un véritable ami, et je vais entrer à nouveau au Conservatoire d’Evreux mais cette fois-ci, non plus en classe de percussions, mais en classe de saxophone. Et là, j’ai mis les bouchées doubles, enchaînant un cycle par an, sous la houlette de Sylvain. Alors que je suis en classe de Première, je passe mon “Prix” et puis, Sylvain m’a fait comprendre qu’il était temps pour moi “d’aller voir ailleurs”, de découvrir d’autres horizons. C’est vrai que j’avais envie d’entrer au C.N.S.M. Alors j’ai commencé à voyager, pour aller voir tous les saxophonistes possibles – comme Vincent David entre autres que j’avais donc rencontré à Poitiers. Je suis allée à Poitiers, à Bourges, en cycles, à Lyon et à Montpellier plus ponctuellement. Mais je bossais, parce que, si je savais que ma vie était dans la musique, je savais aussi que les places au C.N.S.M étaient chères.. Alors je travaillais, tout en continuant aussi à cultiver mon “jardin improvisé”. Tout ce que je pouvais apprendre constituait mon propre réservoir musical
M.M. : Et tu finis par y entrer…
C.L. : Oui. en 2008. J’avais passé le concours, mais dans un premier temps, j’avais été mise sur la liste d’attente. Et lorsque j’ai enfin eu l’accès mon père venait de décéder, et il ne l’a pas vu. Je l’ai toujours regretté. Il croyait en ma réussite, et j’aurais voulu pouvoir lui donner ce plaisir là. Tu sais, je pense qu’il voulait vraiment être musicien et, comme cela ne s’est pas fait, il souhaitait réaliser ce rêve au travers de nos personnes. C’est comme ça.
Au C.N.S.M, C.N.S.M.D même, car je tiens à ce relationnel avec le monde de la danse, je vais avoir Claude Delangle comme professeur. Il a été vraiment très paternel avec moi, et il a tout mis en œuvre pour que je sois à nouveau sur les meilleurs rails possibles. Très vite aussi, je vais rencontrer Vincent Lê Quang qui était prof d’improvisation générative, tout comme Alexandros Markéas. Je me suis vite rendu compte que, en travaillant mes répertoires de concours, j’avais en quelque sorte des œillères et cette classe sera une espèce de “rond-point” entre les répertoires jazz et classique. une classe dans laquelle je rencontrerai tous les musiciens qui ont créé les collectifs comme “Coax”, comme “Umlaut” ou encore “Onze heures onze”. Tous des super musiciens. Et puis, parmi eux, deux, qui sont devenus de véritables amis, le pianiste Alvise Sinivia et l’accordéonniste Pierre Cussac. je vais faire tout mon cursus avec eux et, ensemble, nous allons créer le Collectif que nous avons appelé “Warn!ng” – qui est devenu, maintenant, une “coopérative” en Bourgogne où nous nous sommes installés aujourd’hui.
Nous avons également monté le “Pom’N Trio” qui a vu nos débuts dans l’écriture de notre propre musique. Et puis, le pianiste improvisateur Frédéric Blondy est venu à notre rencontre, pour nous proposer de monter un orchestre d’improvisation, réunissant deux générations : le sienne, et la nôtre. Ce qu’on a accepté, bien sûr, et nous avons recruté. L’orchestre s’appelle aujourd’hui “L’onceim”, et on joue un peu partout en Europe.
Avec Alvise, mais aussi “Malou” – Aurélien du “59 Rivoli” – nous avons monté le Festival “Le Classique, c’est pour les vieux”, qui fut une “folie musicale” – en accès libre – qui se déroulait dans un “aftersquat” de le rue de Rivoli entre 2012 et 2015. J’étais là de l’autre côté de la scène, mais c’était tout aussi intense !
Bref, entre la création de répertoire avec des compositeurs, les concours que je préparais à l’international et les cours que je donnais – j’enseigne depuis l’âge de seize ans, la transmission étant pour moi une évidence, et tout le reste… je ne m’ennuyais pas.
Et puis, avec le Collectif, on créait beaucoup, on performait avec des gens d’autres arts visuels, on faisait des “happenings” sur la place publique, en portant le son, les musiciens, dans des lieux ouverts, parfois inattendus. Tous ces milieux se côtoyaient en moi, mais tout trouvait sens.
M.M. : Et côté groupes ?
C.L. : J’ai croisé la route de la danseuse Louise Hakim et, ensemble, nous avons créé le duo “ToDO” qui vit toujours. C’est un duo “musique – mouvement” où tout se télescope, mais où tout s’accompagne, aussi.
J’ai aussi été un temps dans le quatuor “Osmose”, au saxophone baryton. Là, c’est de la musique de chambre classique. Je l’ai quitté aujourd’hui, mais il continue sa route.
Je joue aussi à l’Opéra de Rouen, et dans l’Ensemble Intercontemporain également.
J’ai eu la chance de rencontrer beaucoup de compositeurs, créant des pièces pour pas mal de personnes, et tous m’ont bien fait avancer. Je peux te citer Guillaume Hermen, le brésilien Januibe Tejera, le japonais Naoki Sakata, Laurent Durupt, Gérard Pesson, Franck Bédrossian ou encore Bruno Mantovani qui, lorsque j’y ai fini mes études, était le Directeur du C.N.S.M.D de Paris mais aussi, Justina Repeckaite, Juan Arroyo, Francisco Alvarado, Jean-Marc Singier, Annette Mengel et Jummei Suzuki.
Côté “diplômes”, j’ai validé ma Licence en musique de chambre, puis, mon Prix d’improvisation, mon Master de saxophone, et puis un D.A.I. ça veut dire un Doctorat d’Artiste Interprête pour lequel je serai “première nommée” en 2012.
Je pouvais travailler avec qui je voulais, sur le sujet que je voulais. Je faisais aussi des recherches sur “la propagation de l’onde sonore” mais rien de tout cela n’appartenait au hasard : “j’assemblais mes pièces”
M.M. : Tout s’annonçait bien pour toi…
C.L. : Oui. Après avoir validé mon Certificat d’Aptitude, mon Master de pédagogie, je pouvais quitter l’école, après un cheminement tout de même assez long et aussi assez complexe. A vingt-six ans, j’avais “coché” toutes les cases, engrangeant au passage beaucoup de félicitations je dois dire. Et à présent, j’allais pouvoir m’exprimer dans ce que j’avais vraiment envie de faire. Eh bien non !
Parce qu’à ce moment-là, je vais devenir maman mais, pendant ma grossesse, j’ai vraiment été très malade. Au point que j’ai dû tout arrêter, pour du repos complet. la tuile, quoi, pendant presque deux années. Deux années pendant lesquelles j’étais devenue une simple “maman-louve”. Après ces deux ans, il m’a fallu tout reconstruire.
Mais ces moments m’auront fait devenir plus mature, j’allais à présent plus vers l’essentiel. Bien sûr que je voulais retrouver la vivacité, amis avec la simplicité aussi. Mon fils m’a donné à vivre de nouvelles sensations, sur les sens, et l’essence de la vie.
En reprenant le travail, j’ai fait renaître le Collectif “Warn!ng” qui, du coup, a été rapatrié en Bourgogne. Et notre “coopérative” fédère les moyens entre les artistes et nous fait rencontrer de nouvelles personnes donc de possibles nouvelles créations. C’est par cette voie que je rencontrerai Camille Maussion, avec qui je créerai “Mamie Jotax”. Avec Camille, nous nous sommes rencontrées à Paris. Très vite, je savais que je devais créer quelque chose avec elle et on s’est très vite attelées à notre répertoire.
A côté de ça, j’ai fait une autre belle rencontre musicale, en la personne du clarinettiste Nicolas Nageotte. Ensemble, nous avons créé le duo “oTolipo”.
Toutes ces rencontres faites en Bourgogne ont fait que nous sommes en train de mettre sur pied le “Bal Warn!ng”, sur un univers de musique à danser écrite et improvisée. Dans cette structure, tu vas pouvoir retrouver : Nicolas Nageotte à la clarinette ; Christophe Girard à l’accordéon ; Amaryllis Billet au violon, et à la voix ; Raphaël Martin au tuba et François Merville à la batterie C’est donc un sextet mais… ouvert aux invités. D’ailleurs nous serons, le premier août prochain, sur le Festival Mens Alors et nous y avons invité les “Vibrants Défricheurs”, de super musiciens normands.
Le Festival d’Uzeste – créé en 1978 par Bernard Lubat – est notre partenaire principal : ils nous accueillent en résidence, ils coproduisent nos créations.
Grâce à la “coopérative” aussi, j’ai pu monter le trio “Les Honnêtes Gens”, en compagnie du guitariste Joseph Escribe et du tubiste (et tromboniste) Maxime Morel. Normalement, un album devrait sortir l’année prochaine.
Et puis, j’aime beaucoup travailler avec un sculpteur anglais, Will Menter. Un artiste exceptionnel que je ne voudrais pas ne pas citer.
M.M. : Et puis, pour toi, le téléphone “n’a pas pleuré”. Au contraire…
C.L. : C’est vrai. Un jour, le téléphone sonne, à la maison. Au bout du fil, Roger Fontanel, le Directeur de D’Jazz Nevers. Il avait écouté l’album de “Mamie Jotax”, et il nous proposait toute une semaine de “tournée jeune public” ainsi qu’une participation à D’jazz Nevers. ce que nous avons fait en 2021, et ce fut une très belle expérience. Il nous avait parlé de “Jazz Migrations” mais sans plus, il n’y avait pas eu de suite cette fois-là. Pourtant, deux jours seulement avant la date de fin d’inscription à Jazz Migrations pour 2022/2023, mon téléphone sonne à nouveau. Encore Roger Fontanel. Qui nous enjoint de poser notre candidature pour laquelle il nous parrainait ! Tu devines la suite ? Le dossier a été monté en vingt-quatre heures et… ça a marché. Du coup nous allons pouvoir peaufiner notre nouveau répertoire.
Je reviens à notre Collectif : nous avons créé aussi un ensemble de création “musiciens + comédienne” – en l’occurrence Lucie Donnet. Cette création date déjà de 2020, et nous l’avons baptisée “Supernova”. En 2024, un projet verra le jour, avec le compositeur Karl Naegelen.
J’y jouerai de tous les saxophones, et aussi de la flûte traversière, pour laquelle, l’année dernière, j’ai passé mon D.E.M.
J’enseigne toujours un peu. Le saxophone et l’improvisation. Quelques heures au C.R.D. de Pantin, ainsi qu’au Pôle Sup d’Aubervilliers-La Courneuve.
En Bourgogne, où nous nous sommes installés avec mon compagnon Christophe, nous avons donc créé, outre un lieu de vie, un lieu de résidence pour nos copains musiciens. On a appelé notre domaine “l’Usine”, une “usine de musique et de danse”.
Notre coopérative articule toute une réflexion sur l’Art et pour moi, elle m’aura permis de “boucler la boucle” avec mon envie enfantine de devenir architecte. Aujourd’hui, c’est une belle construction humaniste que j’ai, que nous avons bâtie, à Saint-Bérain-sur-Dheune, dans le département de Saône-et-Loire, avec le plein soutien de notre maire.
Que demander de plus ?…
Propos recueillis le jeudi 6 avril 2023
Merci, d’abord, à Camille Maussion (voir ici), qui m’aura permis de te connaître. Vous formez un super duo.
Et merci pour ton accueil, pour cet échange riche, une fois de plus, et tellement vivant.
A très vite de te croiser.