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Elle s’est fait un nom à la trompette. Mais pas que, on le verra, car elle est une véritable multi-instrumentiste. Rien ne l’arrête sur sa voie musicale, et c’est heureux pour nous, car tout ce qu’elle crée fait mouche…
Entretien avec Emmanuelle Legros
“Une bisonne” ? Oui, certainement dans l’esprit !…
Michel Martelli : Emmanuelle, revenons sur tes débuts… Comment la trompette arrive-t-elle à toi ?
Emmanuelle Legros : Elle va arriver relativement vite, en sachant que, dès que je vais croiser la route de cet instrument, je saurai qu’elle fera partie de ma vie. Je suis originaire de l’ouest de Lyon, de Tassin-la-Demi-Lune, plus précisément. Et, pour tout te dire, je suis issue d’une famille qui était beaucoup plus impliquée dans le social que dans la musique. Mais je dois dire quand même que mon père, qui jouait de la guitare et du banjo en parfait amateur, m’a appris très tôt les rudiments de la flûte à bec, et de l’harmonica. Bon, de là à dire que c’est ce qui a déclenché mon envie de carrière dans la musique peut-être pas. Mais c’était déjà une approche.
D’ailleurs, après l’obtention de mon Bac scientifique, c’est vers les Beaux-Arts que je me tournerai. J’ai fait d’bord une année de Prépa, et puis une année et demie aux Beaux-Arts avant que je ne me rende compte que je me trompais de route…
Heureusement, à Tassin, j’avais intégré l’annexe du Conservatoire dès mes sept ans. Avec une première année, comme pour beaucoup, dédiée au solfège. Mais, là, des musiciens plus âgés et déjà bons pratiquants, venaient nous présenter leurs instruments : c’est de cette façon que j’ai découvert la trompette et ce fut réellement une belle découverte. Le soir même, en rentrant à la maison, je disais à mes parents : “C’est de ça que je veux jouer”. Au final, ce n’était pas un simple caprice puisque, depuis, l’envie ne m’a jamais plus quittée.
Dès mes huit ans, j’entre en classe de trompette – classique – avec, pour professeur, Hugues Joriot. Je me souviens que, dans cette classe, j’étais la seule fille. La trompette, en fait, c’est très masculin… mais cela m’importait peu, car nous avions beaucoup de cours individuels. Et lorsque nous nous réunissions pour jouer ensemble, il nous arrivait d’être une bonne dizaine d’élèves. Je resterai dans la classe d’Hugues jusqu’à la fin de ma classe de troisième…
M.M. : Et ensuite, ta voie va évoluer…
E.L. : Oui. Alors que je suis en troisième cycle classique… une période qui va me voir porter un appareil pour les dents… inutile de te dire que j’ai dû faire une croix sur la route classique, car c’est le genre de chose pas très compatible avec la passion de la trompette. Mais comme je ne voulais absolument pas arrêter, et que je pensais que les classes de jazz semblaient plus “ouvertes”, et peut-être aussi moins exigeantes, je me suis engagée dans cette voie. Voie qui va me proposer un nombre assez important de professeurs successifs, dont certains m’ont plus marquée que d’autres, comme Thierry Amiot par exemple, qui avait eu un jour la bonne idée de m’emmener écouter Wynton Marsalis lors de l’un de ses passages à “Jazz à Vienne”. Nous étions au premier rang, et tu peux croire que ça restera pour moi un souvenir énorme. Un concert qui a ancré l’envie en moi, et j’allais désormais tout donner en ce sens. Un autre évènement, qui a contribué aussi à ma décision, aura été cette master classe avec François Thuillier, qui nous avait proposé pour l’occasion de l’improvisation libre. Et il avait dû repérer que j’aimais ça car il n’avait pas hésité à m’encourager. Tu vois, ça plus ça, la voie s’était grande ouverte.
M.M. : Que tu vas concrétiser au Conservatoire…
E.L. : Bien sûr. Je vais d’abord intégrer le Conservatoire de Fourvière alors que je suis au lycée. En parcours toujours classique donc, puisque ce ne sera que bien plus tard, alors que je serai en École d’Art, que j’entamerai le cursus en jazz. Parmi tous les professeurs que j’ai pu côtoyer, j’aimerais citer Pierre Lafrenet, car il m’a apporté, le premier, le plaisir de jouer. Et ça, c’est important. Et puis, il m’a fait découvrir toutes les facettes du monde du jazz, il m’a fait travailler sur des solos de trompette de Chet Baker. Que du bonheur, donc.
Côté groupe, à ce moment-là, il y a eu la création d’un octet, une création qui s’est faite avec le claviériste Guillaume Lavergne, avec qui je joue toujours, du reste. Avec ce groupe, nous jouions des reprises de Fela Kuti et cela nous aura permis de faire pas mal de concerts. Ça, ça date de l’époque où j’étais au CNR – où je suis restée quatre ans.
Et puis, il y a eu aussi la création d’un quartet, que l’on a toujours fait passer pour un quintet de jazz, bien sûr, mais qui faisait osciller sa musique entre des reprises de Monk et de Brassens. Ce groupe, nous l’avions baptisé le “Helmut Krakor Quartet” (avec le “o” de “Krakor” barré à la norvégienne), Helmut étant censé être le bassiste international du groupe, ayant par ailleurs collaboré à de multiples réalisations d’albums. Un personnage totalement inventé, évidemment, mais qui a suivi notre progression, tout en ne se montrant jamais et pour cause ! Au grand dam des gens qui nous suivaient, d’ailleurs, qui espéraient toujours le voir. Mais, outre cette anecdote, cette expérience a permis à Guillaume de “faire” la basse dans notre jeu, ce qu’il continue à faire aujourd’hui dans nos prestations avec “Tatanka”. Le co-créateur du groupe “H.K.Q”, c’était Olivier Roinsol, le saxophoniste, qui est un véritable érudit de la musique.
M.M. : Toi, tu ne composais pas encore ?
E.L. : Non. Mais c’est à peu près à cette période que ça va évoluer, ça aussi. Bon, au départ, ce n’étaient que de toutes petites choses que j’imaginais à partir de mélodies que j’aimais bien. Je t’ai dit que j’ai toujours aimé l’impro. Au piano, notamment. Car le piano, si je reconnais que je n’en maîtrise pas toute la science, il me sert toujours pour mes improvisations.
Après Fourvière, je vais entrer au Conservatoire de Villeurbanne où, peu de temps après, je vais intégrer “The Very Big Experimental Toubifri Orchestra”, un ensemble dans lequel je joue toujours à l’heure actuelle. Cet ensemble, c’est Grégoire Gensse – aujourd’hui malheureusement disparu – qui l’a créé. Grégoire était trompettiste, et pianiste. Il allait régulièrement en Indonésie, car il aimait s’imprégner de la culture de cette région du monde – Bali, en l’occurrence. Cet ensemble est super. Au départ, nous étions une quarantaine de musiciens à jouer des compositions de Grégoire, avec des influences rock, jazz, des pays de l’Est et, bien sûr, de Bali. Tu imagines ? Ça fait maintenant quinze ans que je joue au sein de cet orchestre. Tu te doutes du nombre de musiciens dont j’ai pu croiser la route. A commencer par le batteur Corentin Quemener, qui joue encore avec moi dans le trio “Tatanka”…
Cette rencontre avec Grégoire aura été géniale. Il écrivait ses partitions en forme de mandalas, et il avait inventé un système de notation à base de couleurs et de formes géométriques. C’est vraiment dommage qu’il ne soit plus parmi nous…
M.M. : Fourvière, Villeurbanne… et puis, direction le bon air savoyard !
E.L. : Eh oui ! Direction Chambéry, pour être exacte. Pourquoi là ? Disons que, si je pensais avoir accumulé un bon bagage musical, je ne me sentais pas encore au niveau sur le plan de l’instrument. Alors je suis allée améliorer ça dans la classe de Pierre Drevet – encore un professeur génial – qui m’a fait travailler aussi, et c’est important, les arrangements jazz pour les gros ensembles. Mais Pierre, je ne l’avais pas choisi au hasard. Je connaissais sa valeur et je n’ai pas été déçue pour tout ce qu’il m’a apporté. D’ailleurs notre collaboration a duré assez longtemps – quatre ans – mais il fallait ça pour gommer beaucoup d’imperfections que je traînais avec moi. D’ailleurs, je continue de gommer ! Mais tous les musiciens ne veulent garder que le meilleur d’eux-mêmes…
Chambéry aura marqué la fin de mes études “musicales”. En fermant le livre savoyard, je vais aller “remplacer” Grégoire Gensse au sein du Cirque “Plume” de Besançon. C’est, je crois, la plus grosse compagnie de cirque contemporain à ce jour. J’ai joué dans leur orchestre – devant près de mille personnes chaque soir, c’est pas rien – et ça a été, pour moi, une belle opportunité de voyager, déjà, mais aussi une occasion de m’approprier plein d’autres instruments, comme le trombone, ou encore l’accordéon, que je ne connaissais que d’assez loin. J’ai même dû chanter a cappella, pliée en quatre dans un tonneau ! Comme tu peux le voir, c’était un gros défi, mais je suis assez contente d’avoir pu l’assurer pendant presque trois ans, de 2014 à 2016…
M.M. : Car en 2016, ton “bébé” va faire poindre le bout de son nez…
E.L. : A la base, j’avais envie de retravailler avec Guillaume Lavergne. On a commencé, donc, par un duo piano/trompette, avec en fil rouge des reprises de Carla Bley. Et puis ce duo, dès l’année suivante, nous l’avons fait évoluer en trio avec la venue de Corentin Quemener à la batterie. Et cette évolution a permis aussi, pour moi, de laisser un peu plus de champ à mes compositions personnelles. “Tatanka” était né.
Notre premier album, “Baïkal”, est sorti en 2018, un album très inspiré des grands espaces, mais dans lequel tu retrouves le morceau “Carla”, en hommage à Carla Bley bien sûr. Oui, je crois qu’on peut dire que cet album est une ode à la Nature…
Notre second album, qui va sortir le 25 février prochain, s’appellera “Forêts”. C’est un douze titres que j’ai entièrement composé, sauf deux, qui sont l’œuvre de Guillaume, et de Corentin. Cet album est produit par notre association, “La bisonne”, que nous avons créée spécialement pour notre groupe. “La bisonne”, c’est un peu moi, quelque part : pour mener à bien les routes de musicienne, de compositrice, de maman aussi (j’ai deux filles), il faut avoir un peu cet esprit-là…
M.M. : Et parmi tes autres projets ?
E.L. : Eh bien, à côté de ça, je joue, avec Laurent Fellot – contrebassiste et chanteur – dans un septet dédié aux chansons françaises. Dans cet ensemble, je chante et, bien sûr, j’assure les solos à la trompette mais aussi aux percussions.
Et j’ai intégré aussi le “Collectif Petit Travers”, de Lyon, une autre compagnie de cirque contemporain, qui a fait appel à moi pour créer la musique d’une pièce, que j’interprète à la trompette, en duo avec une jongleuse. Ce spectacle, nous l’avons déjà produit dans de nombreux endroits dont un restera aussi un très beau souvenir : dans le cloître de l’Abbaye du Mont-Saint-Michel – c’était dans le cadre du festival “Spring”.
Ah, j’ai oublié de te parler du groupe “Le Migou”, créé par Thibaut Fontana et Nicolas Frache. Ce groupe, qui est en pause depuis quelques années mais le dernier mot n’est pas dit, est un sextet qui regroupe des cordes (violon, violoncelle, basse électrique et guitare), un saxophone et une trompette. Deux albums sont quand même sortis de cette collaboration, qui ont été très bien accueillis…
M.M. : Quid, de ton futur proche ?
E.L. : Déjà, j’ai été retenue pour l’obtention d’une bourse “d’aide à la composition” – par le fonds de dotation “SONAR” du “Périscope” – qui va permettre l’écriture de nouveaux morceaux pour créer un nouveau set pour “Tatanka” qui, jusqu’à présent, délivre une musique très amplifiée. Cette nouvelle version sera plus intimiste dans le rapport avec l’instrument brut, et, en plus, le deal de ce projet est de jouer dans des endroits “inédits”… comme, par exemple, pendant le festival “Le Disjoncté”, qui a lieu dans les environs de la ville de Brive-la-Gaillarde, mais surtout un festival qui se déroule… sans électricité !
“Tatanka” y sera donc présent – le festival a lieu en mai prochain – et, pour cela, nous allons adapter certains de nos morceaux, et présenter nos nouvelles créations.
Et puis je termine en te précisant que “Tatanka” jouera son concert de sortie d’album le 2 mars prochain, au “Périscope”…
Propos recueillis le lundi 10 janvier 2022.
Super interview pour une reprise… J’ai maintenant autant envie d’aller t’écouter sur scène que tu en as eu pour écouter Marsalis… J’espère que ça se réalisera. Continue sur ta belle route…
Photos : André Henrot ; Roger Berthet ; Sylvain Foucaud ; Jazz-Rhone-Alpes.com