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Entretien avec Fred Nardin

Le jazz français peut s’enorgueillir de beaucoup de « noms », dans son paysage. Dans la catégorie des pianistes, un est  « incontournable », autant par sa disponibilité que par son talent. Il est né en Bourgogne, mais aujourd’hui, son jardin s’étend de la France à New-York.

 

 

Fred Nardin

 

Un clavier, de Saint-Rémy à New-York.

 

 

Michel Martelli : Pour le coup, Fred, on est, avec toi, dans une famille de musiciens.

Fred Nardin : Oui, j’ai été bercé très tôt dans ce milieu-là… Par mon père, d’abord, qui avait son propre orchestre de bal, dans lequel il jouait de la batterie. Et puis, il y avait un de mes oncles aussi, qui chantait, lui, et jouait de la guitare.. Ma sœur Florence a quelques années de piano classique derrière elle, et mon frère Stéphane a fait de la batterie… Donc oui, comme tu le vois, le décor était bien planté. De 15 à 20 ans, d’ailleurs, j’ai accompagné cet orchestre paternel aux claviers, bien sûr.

J’ai eu mon Bac « Informatique-Gestion » mais, très vite, la musique s’était insinuée en moi et a, progressivement, gagné de plus en plus de terrain.

Mes débuts au piano, ce sera à l’âge de cinq ans. Mes parents vont m’inscrire, dans un premier temps, chez un professeur particulier, Régis Dumont, chez qui je vais rester quelques années. Un apprentissage de piano classique, bien sûr et puis, vers neuf/dix ans, il va conseiller à mes parents de m’inscrire en Conservatoire. Un conseil qu’ils vont suivre, en me faisant intégrer le Conservatoire de Chalon-sur-Saône.

Là, trois ans plus tard, je vais rentrer dans la classe de jazz – ce sera une période où je tâterai un peu de trompette, aussi – et je vais y suivre le cursus normal, jusqu’à mon départ pour la capitale, en fait. Cette classe, je la fais avec Sylvain Beuf.

C’est à dix-huit ans que je vais intégrer le CNSMD [NdlR: Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse] de Paris, dans le Département Jazz et Musiques Improvisées.

Mais c’est vrai que, très tôt, la musique a pris toute la place dans mon existence. Vers l’âge de onze/douze ans, je savais que j’allais en faire mon métier.

 

M.M. : Chalon, c’est aussi les premières formations ?

F.N. : Oui, bien sûr. Tu sais, c’est quasi-normal, les groupes, quand tu grandis en Conservatoire. Parmi mes amis de cette période, je peux te citer le batteur Romain Sarron, le saxophoniste Kenny Jeanney ou le guitariste Thibaut François. C’est une période où les groupes se font et se défont, sans caractère durable forcément. Donc oui, plusieurs groupes se sont formés à cette période.

Je t’ai parlé de Romain Sarron… Romain, je l’avais rencontré pendant les stages que proposait « Jazz en herbe » – dont tu as déjà parlé dans une autre chronique. « Jazz en herbe », c’était génial et j’y suis allé trois ou quatre ans de suite.

Dès l’âge de douze ans, également, nous allons, avec le violoniste Yovan Girard – le frère de Simon, le guitariste –  former un duo. Un duo avec un univers dans la lignée de celui de Didier Lockwood. On a joué ensemble de douze à quinze ans.

Mais au-delà des collaborations diverses que j’ai pu mener, je crois que l’essentiel que je retiens de cette période, c’est le temps que j’ai passé à pratiquer. Tout est là. Je crois pouvoir te dire que, jusqu’à mes dix-huit/dix-neuf ans, j’engrangeais une vingtaine d’heures de musique par semaine. Entre le classique, le jazz, le chant choral…. c’était chargé. Mais on n’a rien sans rien.

 

M.M. : Parle-moi de ton arrivée au CNSMDP.

F.N. : Eh bien, c’était une « suite » normale, à mon sens, après l’obtention de mon DEM. Et puis, j’y avais déjà des copains, qui y étaient déjà rentrés l’année précédant la mienne… comme Pierre Pothin, le saxophoniste, par exemple, ou Kenny Jeanney.

Le CNSMDP, ça te donne l’opportunité de te confronter à plein d’autres musiciens de talent, ça t’ouvre le milieu de la scène parisienne, avec toute l’effervescence qui va avec… Je travaillais dans la classe d’Hervé Sellin, qui était épaulé par Pierre de Bethmann, mais aussi avec Riccardo Del Fra, Glenn Ferris, François Théberge… Une classe avec une belle émulation.. En 2011, j’y obtiendrai mon Master.

Et, deux ans plus tard, j’intégrerai la classe de « composition de musique à l’image », que dirigeait Laurent Petitgirard. Parce que c’était pour moi une occasion d’assouvir ma passion pour l’écriture. Et le cinéma.

Mais, pendant cette période « parisienne », il faut savoir que je traîne aussi beaucoup du côté de Lyon. Et, à force d’y traîner, je vais finir par rencontrer Jon Boutellier. Jon est sax ténor, s’il est besoin de le rappeler… Grâce à lui, les invitations pour animer des jams au Festival de Vienne vont arriver… que nous honorerons avec certains de mes collègues du Conservatoire de Chalon, comme Romain, ou le contrebassiste Patrick Maradan.

D’ailleurs, le courant va tellement bien passer entre nous qu’après ces jams, nous allons nous constituer en quartet. Là, on est sur 2006/2008. On jouera dans nombre de beaux endroits lyonnais, comme le « Hot Club » ou « La Clef de Voûte »…

 

M.M. : C’est dans cette période que germe l’idée du « Keystone » ?

F.N. : Dans ma classe parisienne, il y avait Bastien Ballaz. Et, poussés par l’émulation dont je te parlais tout à l’heure, on a testé pas mal de choses en écriture, ensemble. Ça, c’est une chose.

Ensuite, tu imagines bien que j’ai commencé à jouer avec plein de musiciens parisiens, et a commencé ma période « Sunside », « Ducs des Lombards », une période où je vais animer pas mal de jams, notamment avec Rémi Vignolo.

C’était une période assez dense. De 2009 à 2015, j’avais également repris le poste de professeur de piano-jazz au Conservatoire de Chalon. De 2011 à 2015, j’enseignais aussi au Pôle Enseignement Supérieur de Bourgogne. La semaine à Paris, le week-end en Bourgogne…. c’était chaud.

Bref, pour en revenir à ta question… les contacts avec les musiciens qui ont démarré l’aventure « Keystone » se sont mis progressivement en place. Le quartet avec Jon, et les copains lyonnais n’y sont pas étrangers. A Paris, on avait, avec François Théberge, appris les arrangements pour Big Band… tout ça, on voulait le mettre en pratique.

A New-York, dans certains lieux, les Big Band jouent tous les lundis soir et, ce principe-là, on avait envie de le franciser… A « La Clef de Voûte » [Ndlr: “Clef de voûte” en anglais se dit “keystone”], nous avons décidé de nous produire au moins un lundi par mois. Histoire de donner l’habitude de rendez-vous réguliers à nos spectateurs. Le concept a bien pris.

A côté de ça, j’avais, avec Jon, formé le groupe « Young Blood Quintet », avec Nicolas Charlier à la batterie, Joachim Govin à la contrebasse et David Enhco à la trompette. Voilà la connexion avec David pour le « Keystone ». Et si tu rajoutes à ça que Bastien (Ballaz) venait souvent faire quelques concerts avec nous… tu as tous les ingrédients qui ont précédé la naissance de « l’Amazing Keystone Big Band».

 

M.M. : Le « Keystone » est un projet important dans ta carrière. Mais tu en as bien d’autres.

F.N. : Oui, j’ai eu la chance de pousser plusieurs portes qui m’ont amené à quelques belles collaborations, ou m’ont fait déboucher sur des albums. Comme avec le « Big Band Châlon-Bourgogne » par exemple, avec l’album « A l’arbre par la fenêtre » en 2009.

A cette même période, l’ « Inception Trio » se constitue, avec Leon Parker à la batterie, et Mattéo Bortone (qui était dans ma classe au CNSMDP). On a beaucoup tourné tous les trois ensemble… Et puis, il y a eu, un peu plus tardivement c’est vrai, quelques incartades au « Crescent ».

Une autre expérience intéressante aussi, est celle que nus avons menée avec Michel Martin, qui était le prof de contrebasse au Conservatoire de Chalon : avec Kenny, Thibaut, Romain… on avait « inventé » une fresque musicale sur l’histoire du jazz, à destination des scolaires. Une super idée qui a bien plu.

Dans ce même temps également, je rejoins Joseph Lapchine, le saxophoniste, dans un quartet, très « musiques latines » avec Merwan Djane à la basse, et Florent Guillamin à la batterie.

Si on me demande « où te sens-tu le mieux ? », je réponds sans hésiter : dans le jazz. Le jazz, je te l’ai dit, il m’a pris à l’âge de douze ans et depuis, j’ai toujours eu envie de le porter. Tout jeune déjà, je m’amusais à « changer » des morceaux, à ma sauce. Même des morceaux de « classique ». Le jazz te donne l’opportunité d’improviser, tout le temps. Et puis… le swing, le rythme, la danse, la « pulsation »… tout ça sont des composantes essentielles dans ma vision musicale.

 

M.M. : Fred, tu as déjà un parcours impressionnant… des préférences ?

F.N. : Non. Tu aimes forcément les projets auxquels tu collabores. Le « Keystone » est (on parle bien sûr hors « Covid ») en plein boum avec, pour le moment à son actif quatre « spectacles » qui ont rencontré beaucoup de succès. Je te les rappelle, pour mémoire : « Pierre et le Loup… et le Jazz » en  2012 – à la base une commande de « Jazz à Vienne » qui obtiendra le Prix du meilleur Album de jazz français en 2013 – , « Le Carnaval Jazz des Animaux » en 2015, « Monsieur Django et Lady Swing » en 2017 et « La Voix d’Ella » en 2019

Ça a été l’occasion de travailler avec Rhoda Scott, Quincy Jones, James Carter, Cécile McLorin Salvant – qui a été une très belle rencontre, dans ma vie de musicien –  Bill Mobley aussi, et des collaborations sur des projets de Zaz ou Charles Aznavour…

Aux Victoires du Jazz 2018, nous obtenons le Prix du Meilleur groupe de l’année.

 

A côté de ça, je joue aussi de l’orgue Hammond, notamment dans le « Sophie Alour Trio »… Je joue toujours avec mon camarade Gaël Horrelou, dans un trio avec Antoine Paganotti à la batterie…

J’ai collaboré, et même assuré la direction artistique d’un album, sorti en 2015, de Véronique Hermann-Sambin, avec Xavier Richardeau au saxophone.

Collaboré aussi sur l’album du saxophoniste Jean-Philippe Scali, « Low Down » en 2016.

J’ai formé un trio, « Switch Trio », un trio acoustique qui réunit Samuel Hubert à la contrebasse et Maxime Fougère à la guitare. Nous avons sorti un disque en 2014, un autre verra le jour en 2020…

J’ai collaboré aussi sur l’album « Comfort Zone », du guitariste Hugo Lippi (direction artistique, aussi), enregistré à New-York et, dans le même temps, sur le disque, aussi, de Nancy Harms, en 2019.

J’aimerais te citer aussi le « Fred Nardin Trio », avec Leon Parker – à la batterie, on l’a vu – et Or Bareket à la contrebasse, un trio créé fin 2016, l’année où je reçois le « Prix Django Reinhardt » (la même année) qui récompense le « Musicien de l’année » (jazz). Et côté « distinction », je suis nominé aux Victoires de la Musique 2018 pour le Prix de « l’Artiste qui monte ».

 

M.M. : Ton actu, Fred ?

F.N. : Évidemment mon trio, avec Leon et Or… Et puis, et ça c’est un nouveau projet, le quartet avec Stefano di Battista, le saxophoniste, avec André Ceccarelli à la batterie et Daniele Sorrentino à la basse.

Un autre quartet aussi, est d’actualité, avec Max Ionata – le saxophoniste – et Thomas Bramerie à la contrebasse, et Franck Agulhon à la batterie.

 

Côté « sideman », je continue mes collaborations avec Gaël Horrelou, avec Hugo Lippi, ou avec la chanteuse Veronica Swift. Sans oublier les invitations des musiciens américains de passage, ou avec le trompettiste Stéphane Belmondo.

 

J’aime beaucoup aller à New-York, et je le fais le plus régulièrement possible. NYC, ce sont des scènes perpétuellement en ébullition, parce que « c’est là que ça se passe ». J’essaie de garder des contacts réguliers, pour que nos échanges soient constants…

 

 

Propos recueillis le vendredi 29 mai 2020

 

 

Fred, ça faisait quelques années que nos routes s’étaient croisés, dans une belle petite salle montilienne, avec les « potes » Gaël Horrelou et Antoine Paganotti. Depuis, je suis, comme plein d’autres l’évolution de ta (belle) carrière.

Très heureux, en tout cas, que tu m’aies accordé ce petit entretien. Un véritable plaisir, que j’espère partagé…

 

 

Merci à mon copain André Henrot, pour les photos….

 

Site : www.frednardin.com (pour une discographie complète, et découvrir – si besoin – cet artiste d’exception)

Ont collaboré à cette chronique :