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Entretien avec Gaël Horellou

Il est né à Caen, en Basse-Normandie, où il restera jusqu’à l’adolescence. Outre son jeu incroyable au saxophone, il descend souvent au plus profond de sa discipline pour en comprendre toute la richesse et toute la saveur … Un musicien rare.

 

 

Gaël Horrelou

 

Musicien-improvisateur du monde…

 

 

Michel Martelli : Gaël, ta région d’origine était propice à ta future voie….

Gaël Horrelou : Caen est une ville où il y a toujours eu du jazz, et surtout, toujours eu des personnes qui ont voulu faire vivre cette musique, faire venir de grands noms… Notamment avec  Caen Jazz Action.

Du côté familial, je suis fils unique. Mon père était comédien, mais passionné de « black music ». J’ai écouté beaucoup de jazz, de blues, de reggae, très jeune. Pour le jazz, j’ai surtout accroché sur ce que l’on appelle le « vieux jazz », c’est-à-dire les Big Bands, Sidney Bechet. C’est cette pulsation-là que j’ai toujours aimée. Un ami de mon père, qui était metteur en scène, était aussi un véritable érudit de jazz. Et il me confectionnait des cassettes que je me passais et repassais… A part ça… mes grands-parents étaient musiciens. Instituteurs et musiciens classiques. Ils n’étaient pas professionnels, mais ils jouaient de la flûte à bec. Et donc, ma grand-mère m’a initié à la flûte à bec. Une journée par semaine la flûte, le reste du temps la « black music ».

Mais dans l’école primaire que je fréquentais, deux instituteurs sur quatre jouaient du saxophone. Et moi je les écoutais jouer, notamment dans les fêtes de l’école. De plus, ils proposaient un éveil musical sans doute aussi bon que celui que tu pouvais trouver en Conservatoire. Bref, tout ça a fait que le saxophone, je vais l’aborder à l’âge de huit ans avec mon premier professeur sera Jérôme Valogne. Par la suite, j’intégrerai la première classe de jazz de Caen, que dirigeait Richard Foix qui fut élève de François Jeanneau.

Caen, que je quitterai en 1992. Pour une école préparatoire, avec un département musique intégré, à savoir l’INSA de Villeurbanne.

 

M.M. : Mais tu jouais, déjà ?

G.H. : Oui, les concerts, je les ai commencés vers l’âge de quinze/seize ans, sur Caen. Avec les potes des ateliers du Caen Jazz Action, entre autres. Le premier, je l’avais constitué avec Jean-Benoît Culot, à la batterie, et Nicolas Talbot, qui était contrebassiste, Nicolas qui a été le créateur du « Petit Label ». Le groupe s’appelait « PMT » et avec lui, autant on a fait la manche qu’on a fait aussi un tour d’Europe qui nous a menés jusqu’en Hongrie. On avait seize ans, je composais déjà et j’avais surtout une très grosse envie de faire de la musique.

J’étais donc à l’INSA (l’école d’ingénieurs) et, dans le même temps, je me suis inscrit à l’ENM de Villeurbanne, où je me retrouve dans les classes de Jean Cohen et de Gilbert Dojat. Je te dis tout de suite que je n’aimais pas du tout l’ambiance de l’INSA, mais à l’ENM – où je n’ai pas forcément appris grand-chose – j’ai rencontré François Gallix et Eric Prost. Ils étaient un petit peu plus âgés que moi, mais nous partagions déjà la même dynamique. La même envie, la même urgence à jouer. Tous les deux jouaient déjà ensemble, ils avaient même certains contacts et avaient déjà croisé des gens comme Simon Goubert, par exemple. Ils voulaient « vivre leur musique ». Très vite, l’idée de créer un collectif, et aussi un club est arrivée. Le club, parce que l’accès à la scène, à Lyon, était un peu compliqué. Tu avais des lieux comme le « Café Harmonie », le « Boulevardier », le « Hot Club » bien sûr, le « Phébus », le « Monde à l’envers »… mais nous, nous voulions un endroit bien à nous où nous pourrions jouer ce que nous avions envie de jouer.

Ce lieu naîtra à Mâcon. Ce seront les créations du Collectif Mu, et puis ensuite du « Crescent ». Je ne vais peut-être pas y revenir, parce que tu l’as déjà évoqué avec François ou avec Eric, mais c’est là que vont se nouer les rapports d’amitié avec David Sauzay, Laurent Sarrien, Philippe “Pipon” Garcia,  Jean-Louis Chalard, Jean-Loup Bonneton ou Laurent Courthaliac.

Ensemble, on a vraiment  bossé  la musique. Parce que tout s’était enchaîné très vite, chacun avait versé son écot pour que les caves du père de François, rue Rambuteau à Mâcon, se transforment en « Crescent ». On fonctionnait comme un véritable collectif, chacun d’entre nous avait sa fonction précise (moi, je m’occupais du bar par exemple).

Je ne peux que redire que nous y avons passé des moments fantastiques, avec des concerts tous les week-ends. Et puis, on faisait venir souvent des « invités » comme Michel Graillier ou Alain Jean-Marie.

 

M.M. : Une belle aventure de départ…

G.H. : Nous étions neuf, sur place, sans compter tous les amis musiciens qui venaient de Lyon. Il s’était développé une énergie incroyable, nous passions des nuits entières à jouer. Mais quand tu as entre vingt et trente ans, tu peux te permettre ça. On repiquait des albums entiers, les invités créaient aussi l’émulation… Mais nous nous étions astreints à une véritable discipline pour tenir ce rythme. Lorsque le « Collectif Mu » a remporté le concours du Festival de la Défense, nous nous étions programmés en amont sur cinq semaines, à jouer ensemble quatre soirs par semaine. Une cadence que tu ne trouves que dans les grands groupes  comme la formation du Duke, par exemple. Aujourd’hui, je ne suis pas certain que l’on puisse trouver un rythme analogue dans un groupe.

Le « Crescent » nous a permis de jouer très souvent ensemble, en concert. Et c’était à chaque fois très fort. Ça nous permettait de trouver « la magie de la musique », grâce à cette osmose du collectif… Tu sais, à cette époque, on ne faisait que ça. Mais on ne gagnait pas d’argent non plus.

Le Collectif Mu m’aura appris le « comment travailler ensemble et sur le long terme », et c’est ce que je continue à pratiquer . Avec les membres de mon quartet, ça fait déjà sept ans que nous jouons ensemble. Avec une réelle empathie entre nous.

 

M.M. : Après cette belle page, comment avances-tu ?

G.H. : Dans le collectif, des musiciens partaient, d’autres arrivaient… et puis est venu un moment où, selon moi, on ne jouait pas assez souvent pour pouvoir en vivre. Peut-être aussi avons-nous fait de mauvais choix, qui nous ont restreint les accès à la scène. Au départ, nous nous étions tous beaucoup investis, mais nous avions tous vieilli, les « trentenaires » pensaient à faire autre chose, les envies étaient maintenant différentes… bref, chacun a repris sa route.

En ce qui me concerne, j’ai continué avec Philippe « Pipon » Garcia, en duo. Mais, musicalement parlant, nous étions partis dans une autre direction puisque nous commencions à explorer la musique électronique. On cherchait un son. Quelque chose de nouveau. Grâce à nos écoutes personnelles, Philippe et moi étions riches de nombreuses influences, très diverses. Mais, en tout cas, nous voulions sortir du « Coltrane » pur et dur, pour explorer autre chose. A nous deux, nous avons parcouru la France, même l’Europe, nous avons rencontré des copains qui avaient des samplers, et puis, à Lyon, certaines scènes commençaient à s’ouvrir pour les jeunes qui voulaient porter d’autres styles.

Tout ça nous a amenés à la création du groupe « Cosmic Connection », progressivement, d’abord en duo – Philippe et moi – et puis en trio quand Eric Prost nous a rejoints. Par la suite, Loïc Réchard à la guitare, Jérôme Regard à la basse, ou Fred Escoffier aux claviers ont cherché avec nous des sons…très hybrides. « Cosmic Connection » s’est stabilisé entre Lyon et Paris, enregistrant aussi, et c’est important, l’arrivée de Jérémie Picard, notre « machiniste » qui nous a fourni en électronique. Je crois que « Cosmic Connection » aura été un des tout premiers groupes, en France, à proposer de la musique électro avec des tables de mixage (à cette époque) et des samplers, et en plus des instruments comme une batterie ou un saxophone.

Ce groupe a tourné jusqu’en 2003, avec une moyenne de soixante dates par an.

 

M.M. : Mais alors, le jazz… tu avais fermé la porte ?

G.H. : Non, pas du tout. Cette expérience du « Cosmic » ne m’a pas empêché de continuer à en jouer. Notamment avec Luigi Trussardi, le bassiste, et Laurent Courthaliac. On a fait quelques sessions chez Luigi.

A Paris, à ce moment-là, c’était une période bénie. Au « Petit Opportun », les jams étaient incessantes. Aux « Ducs », au « Sunset », les concerts commençaient à vingt-trois heures au bas mot et ensuite tu pouvais « jammer » jusqu’à trois ou quatre heures du matin. Aujourd’hui ? Dans les établissements que je te cite, c’est uniquement les vendredis et les samedis que l’on peut « faire tirer » jusqu’à trois heures du matin. Sinon, à minuit, tout est terminé, en semaine.

Entre la fin des années quatre-vingt-dix et le début des années deux mille, ça jouait tout le temps. Moi, je vais aller habiter à Paris en 1999. A cette époque, je bossais énormément. Et puis la société a évolué autour de nous. Plein de choses se sont additionnées pour, au final, dégrader une situation musicale qui brillait. La hausse des prix, le problème du bruit, un « embourgeoisement » généralisé. Et puis, comme je te l’ai dit, on ne gagnait pas forcément de l’argent, ce qui, aujourd’hui, ne serait plus envisageable. Entre les normes, le voisinage, la SACEM… tu vois ce que je veux dire. Faire quelque chose sans penser à l’argent, c’est plutôt compliqué aujourd’hui.

Un endroit comme le « Babel Café » à Ménilmontant, marchait du feu de Dieu. Mais, en l’espace d’un an, les charges étaient devenues trop importantes, et ça a fermé.

En réalité, c’est la vie « artisanale » qui disparaît. Et ça, je l’ai vu aux quatre coins de la planète. Une mauvaise évolution qui joue sur les mentalités. Heureusement que la tranche des vingt/trente ans a toujours autant l’envie de s’amuser. Malgré ce « repli sur soi » général que l’on connaît de nos jours.

 

M.M. : Et puis tu vas bouger, à New-York, notamment…

G.H. : Oui, depuis 1995, j’essaie d’aller à New-York le plus régulièrement possible. Pour comprendre comment fonctionne le jazz – c’est une ville idéale – pour y rencontrer des musiciens aussi.

Mais à Paris aussi les belles rencontres se sont enchaînées. François Ricard, Clovis Nicolas, Olivier Temime, on les croisait souvent. Les générations se mélangeaient. Moi, j’étais dans mes deux directions… à fond.

Outre le « Cosmic », avec lequel il y a eu quatre albums et deux cent cinquante concerts environ, il va y avoir aussi le groupe « NHX » avec, à la basse, Philippe Bussonnet, Yoann Serra à la batterie et Emmanuel Borghi aux piano/claviers. C’était un peu différent du « Cosmic », plus jazz-rock progressif électronique… On a moins joué qu’avec le « Cosmic », mais un album est né quand même.

Et puis, je rencontre aussi le pianiste Laurent de Wilde, en 2002. On a fait quatre albums ensemble et joué dans de multiples lieux.

2002 va être aussi l’année de ma rencontre avec le pianiste Barry Harris. Avec Laurent Courthaliac, nous avons participé à l’une de ses master classes à La Haye. Cette expérience m’a remis dans le bain du bop, dans la grande tradition du jazz historique.

Je continuais aussi à jouer avec Luigi. et un album est sorti sous le titre « Introspection ».

 

M.M. : En 2006, autre rencontre très importante…

G.H. : Oui. Cette année-là, sur un de mes concerts, je vais rencontrer le batteur Ari Hoenig et, d’entrée ce fut entre nous une très belle connexion. Lui et moi avons notamment la même manière d’aborder l’improvisation.

Chez beaucoup de musiciens, c’est la répétition d’une leçon apprise « à la maison ». je veux dire par là que c’est sans surprises… Mais en même temps, il y a là un côté « pur », un côté « gardien du Temple ». Moi, j’aime cette pulsation… mais j’aime aussi les surprises en musique, le renouveau, la création d’autres espaces. Avec Ari, c’est comme ça. Il est aujourd’hui, à mon sens, l’un des plus grands batteurs européens. Il a joué aux côtés de Shirley Scott, qui était une pianiste américaine, une véritable référence très respectée aux USA, qui avait composé des morceaux pour plein de gens… et il a joué aussi avec le pianiste Kenny Werner, dans son trio, pendant quinze ans.

Et pourtant, il a développé son langage personnel, très onirique aussi. Il est une belle « passerelle » entre « l’authentique » et le moderne. C’est un musicien très important pour moi, avec qui je partage le même appétit pour la découverte.

En 2008, on enregistrera un album, « Pour la Terre », avec Ari, François Gallix à la contrebasse et Jean-Sébastien Simonoviez au piano. Suivi en 2013 d’un autre, « Brooklyn », avec certains musiciens de mon quartet – que j’ai créé cette année-là , à savoir Etienne Déconfin au piano et Viktor Nyberg à la contrebasse.

Avec mon quartet donc, Etienne, Viktor, et Antoine Paganotti à la batterie, nous allons faire l’album « Legacy » avec le saxophoniste Abraham Burton. Je crois que, hors « légendes » bien sûr, Abraham est le plus grand saxophoniste vivant au monde aujourd’hui. C’est l’héritier d’un Jackie McLean, il est de la même veine que Charlie Parker, Phil Woods ou Sonny Stitt.

Le jeu d’Abraham me fait autant d’effet que celui de Coltrane ou de Sonny Rollins. Il est en plein dans ce que j’appelle « la magie du jazz », que j’essaie de comprendre depuis des années.

Avec le trompettiste américain Jérémy Pelt, je ferai l’album « Coup de vent » en 2017.

J’ai formé, depuis 2016, un trio avec Fred Nardin à l’orgue et Antoine Paganotti à la batterie (un trio que tu connais, du reste). Deux albums sont déjà sortis, avec cette formation, « Roy » et « Moral de fer ».

Et puis, c’est plus récent et d’actualité, un autre groupe avec, en plus de Fred et d’Antoine, Pierre Drevet à la trompette, et Simon Girard au trombone, le « Power Organ Quintet ». Avec cet ensemble, un album sortira à l’automne prochain.

 

M.M. : Il faut aussi que l’on évoque ton expérience à La Réunion…

G.H. : Une vraie connexion. C’est en 2012 que je vais découvrir le « maloya », la musique traditionnelle de cette île. Je la trouve tout de suite magnifique.

Le maloya, c’est du ternaire, comme le jazz. Il y a bien sûr une dominante africaine, mais dans laquelle je me suis reconnu tout de suite. On y trouve ce côté tribal, ancestral, comme dans le jazz traditionnel du reste. La pulsation de la musique, les mouvements du corps, ces données-là sont africaines.

Dans cette musique, beaucoup de percussions. Et du chant. Un chant lead auquel répond un choeur.

Mais cette musique est avant tout « vivante » et certainement pas figée. Les jeunes musiciens de là-bas font l’effort de recueillir patiemment cette tradition, et ils portent en eux ce respect. Leur connaissance de leur héritage est primordiale.

Moi, j’ai été très ému de découvrir cette musique multi-raciale. Tu sais, concernant le jazz, je ne suis pas trop « jazz contemporain ». C’est trop complexe pour moi, je ne m’y retrouve pas. Même si, on l’a vu, ça ne m’a pas empêché de visiter d’autres univers musicaux.

Parmi les musiciens contemporains de jazz qui me parlent, je peux te citer Jeremy Pelt, Jerry Weldon ou Roy Hargrove.

Mon travail, là-bas à La Réunion, a mis du temps à naître. Il fallait que je m’immerge dans leurs traditions.

J’ai pu former un groupe, le « Gaël Horrelou Identité ». Où je pouvais aussi jouer ma carte d’improvisateur.

Mais je ne perds pas de vue que leur identité musicale est très forte. Moi, j’arrive là au milieu avec ma culture musicale noire-américaine, jazz, blues, reggae et aussi classique. Et j’ai creusé dans diverses directions pour trouver cette musique dans laquelle nous pourrions tous y être nous-mêmes.

« Quel que soit ton chemin, vas-y à fond », voilà une devise qui me va bien.

Deux albums sont sortis, avec cette formation : « Identité » en 2017, et « Tous les peuples » en 2019 (voir la chronique coup de coeur de Michel Clavel ici https://www.jazz-rhone-alpes.com/des-cd-bien-vivants/). Leurs titres sont déjà parlants.

Pour conclure, je te dirai que des clivages, j’en ai connu sur mon parcours. Et à La Réunion, j’en ai rencontré d’autres. Mais que je comprends : dans l’Histoire, on a tout pris à ces gens.

D’une manière générale, on a encore du pain sur la planche, tu ne trouves pas ? Les peuples du monde contre l’oligarchie des multinationales… c’est d’actualité.

 

Le « Gaël Horrelou Identité » se produira à Saint-Etienne dans lecadre du Rhino Jazz(s) Festival le 14 octobre prochain, à Lyon les 20 et 22 octobre (Hot Club) et à Roanne le 24.

 

Et Gaël nous réserve encore plein de belles choses à venir…

 

 

Propos recueillis le samedi 06 juin 2020.

 

 

 

Il est des personnes dont on est bien content d’avoir pu croiser la route, à un moment donné. Pour moi, Gaël Horrelou fait partie de ces personnes. Engagé, à l’écoute du monde et terriblement efficace, un saxo entre les mains, il est un « grand » musicien français.

Donc, Gaël, merci de m’avoir accordé un peu de ton temps…

Ont collaboré à cette chronique :