Voilà une artiste qui ne se prend pas la tête… Lorsque les entretiens “coulent comme de l’eau”, ils en deviennent plaisir. Chance, cette chronique donne souvent ce plaisir-là. Honneur, cette fois, à une contrebassiste, qui explore nombre d’univers aux commandes de son instrument…
Entretien avec Leïla Soldevila
Musicienne du monde….
Michel Martelli : Leïla, la contrebasse est arrivée, finalement, assez tard, dans ta vie…
Leïla Soldevila : C’est vrai. Ce n’est pas le premier instrument dont j’ai pu jouer, en effet. J’ai eu assez tôt tout de même le contact avec la musique. Mon père était musicien professionnel et ma mère, bien que professeur de mathématiques, avait ses propres parents qui organisaient déjà des stages de musique, par l’intermédiaire de la FNACEM. Et puis, ma mère a pratiqué la flûte traversière, en amateur…
Nous sommes originaires de Toulouse. J’ai deux sœurs, qui sont plus scientifiques que musiciennes. Et donc, comme je te disais, c’est vers l’âge de cinq ans et demi que je vais me mettre… au piano. Au fil des années, quand même, je me rendrai compte que la contrebasse m’attirait beaucoup plus, mais il me faudra attendre l’âge de seize/dix-sept ans pour que je m’y attèle vraiment.
A seize ans donc, on m’a conseillé d’envisager un autre instrument et, à la base, j’avais le choix entre le violoncelle et la harpe. Et puis, un jour, mon père a apporté, dans le salon, une contrebasse. Cette contrebasse, noire et peu attirante à vrai dire, m’a pourtant fascinée, et j’ai suivi sa voie. Et j’aurai la chance de rencontrer une vraie pédagogue, en la personne de Maryse Gattegno, qui me donnait des cours particuliers. J’en prenais également avec Christine Lutz, qui était elle-même harpiste et contrebassiste. J’ai arrêté les cours avec Christine lorsque celle-ci est tombée enceinte, puis Maryse me redirigera vers Michel Zenino, à l’IMFP de Salon de Provence…
M.M. : En quelle année ?
L.S. : En 2000. Je suis donc dans la classe de Michel, mais, dans le même temps, je prends aussi des cours (particuliers) avec Gilles Labourey. C’est une période qui va m’ouvrir des tas de portes, de stages de musique notamment comme “Jazz en herbe” par exemple ou encore le “Festival des Enfants du Jazz” à Barcelonette, où j’ai pu aller grâce à Stéphane Kochoyan.
Dans la classe de Michel, je resterai jusqu’à ce que je rentre en Maths-Spé. Et oui, je n’ai pas encore dit qu’en parallèle de la musique, j’ai suivi un petit chemin scientifique : après mon Bac S, j’ai fait Maths-Sup puis Maths-Spé, et j’ai enchaîné sur une licence de physique. En classe préparatoire à Salon-de-Provence, puis en licence à Lyon.
A Aix-en-Provence, je suivais aussi la classe de contrebasse classique chez Francis Laforge…
Et donc… comme je suis à Lyon pour ma licence, je vais aussi émigrer “musicalement” vers cette ville et entrer au CNR [NdlR: devenu C.R.R.] en classique, dans la classe de Jean-Marie Verne – il est malheureusement décédé – et en jazz, dans la classe de Jérôme Regard. J’avais là trois ans de contrebasse derrière moi, j’avais une envie folle de devenir musicienne mais j’ai quand même tenu à aller jusqu’au bout de ma licence de physique. Sache quand même que la contrebasse me tenaillait tout autant sinon plus. Au final, les deux voies m’auront apporté des satisfactions. Tout ça apportait une certaine cohérence dans ma vie…
M.M. : Mais ton idée était d’être musicienne, non ?
L.S. : Bien sûr que oui ! Musicienne, j’ai toujours voulu l’être. Même pendant mon cursus scientifique. Depuis toujours, j’ai voulu assister à des concerts. Les albums, moins, mais en revanche, la “musique live”, ça oui ! Ca m’attirait terriblement. Et puis, au fur et à mesure de mon chemin musical propre, j’ai toujours été demandeuse de stages de musique. En général, depuis l’âge de mes huit ans, c’était un par an. Je dois te dire (tout bas) que, même si j’étais bonne élève en classe… je m’y ennuyais ! La musique, au contraire, ça a toujours été passionnel.
Bref.. au CNR, je vais rester cinq ans. Je vais y passer mon DEM en classique, mais rien en jazz. Je crois que, depuis le début, j’ai toujours aimé toutes les musiques. Lorsque tu suis une classe de contrebasse classique, tu apprends beaucoup et j’ai eu besoin de cette concentration-là, mais je n’ai jamais fait de choix quant à une voie plus qu’une autre. Enfin, je te rassure quand même : à cette époque, le jazz n’était jamais très loin. Pour te donner une idée, c’était du 70% classique pour 30% jazz…
A l’issue de ces cinq ans, je vais aller suivre un stage de contrebasse à Cap-Breton et là, je vais rencontrer Hein van de Geyn, contrebassiste et chef d’orchestre néerlandais qui a eu l’occasion de jouer avec Chet Baker, Toots Thielemans ou Dee Dee Bridgewater, entre autres. Il s’est toujours beaucoup investi pour son instrument, et il passait son temps à écumer les stages de contrebasse pour repérer tel ou tel élève et le ramener dans sa classe à La Haye. Tu devines la suite… puisque c’est ce qui m’est arrivé pendant ce stage. Il l’a laissé se dérouler, ça lui a donné le temps de nous écouter tous et, à la fin, il m’a proposé l’opportunité de rejoindre sa classe aux Pays-Bas. Tu penses bien que je n’ai pas hésité une seconde. Dès l’année suivante, je mettais le cap sur La Haye, pour rejoindre le “Koninklijk Conservatorium von Den Haag”… Nous sommes là en 2008.
M.M. : Ton premier ressenti ?
L.S. : C’était génial ! Dans cette classe, nous étions une vingtaine d’élèves pour trois professeurs. Mais les élèves venaient vraiment de tous les horizons et, dans l’école, tu trouvais des contrebasses à “tous les carrefours” pour travailler. On s’entraidait, on s’entraînait. Une véritable communauté de bassistes ! En parallèle, je continuais mes cours de classique avec un prof génial – qui jouait dans de grands orchestres classiques – un virtuose du violoncelle qui a transposé son talent sur la contrebasse, Jean-Paul Everts.
Ce séjour m’a vraiment apporté beaucoup. Pour le jazz, c’était beaucoup de standards. J’en ai mangé pas mal ! Mais bon… de La Haye, j’allais sur Amsterdam, qui est, quelque part, un berceau pour la musique expérimentale et puis ensuite, cap sur Rotterdam, où là c’est plus des “musiques du monde”… en fait, l’enchaînement de tous ces univers différents m’a quelque part libérée de tout esprit hiérarchisé. Aux Pays-Bas, tout le monde se mélangeait sans difficultés. Humainement, c’était génial et moi, c’était juste ce qu’il me fallait. J’avais besoin de cet air-là, j’avais besoin d’être libre ou, tout au moins, de me sentir libre. Je resterai deux ans aux Pays-Bas, avec l’idée de faire ma troisième année en France.
M.M. : Pourquoi ce choix ?
L.S. : Parce que mon conjoint, à l’époque, travaillait en Drôme Provençale, et que je faisais beaucoup d’allers-retours pour le retrouver. Donc, pour la troisième année, j’ai opté pour l’échange ERASMUS à Paris. J’ai monté deux dossiers : un pour le CNSM et un pour le CNR. A Paris, donc. Mais je ne me voyais pas entrer au CNSM, je n’y croyais pas moi-même à vrai dire. Pourtant, j’y ai été reçue et j’ai commencé mon année. Eh bien tu sais quoi ? J’ai littéralement adoré cette année. Je pouvais aller dans tous les cours qui m’attiraient, et dans lesquels je m’investissais totalement. La liberté était là et bien là, ce qui m’a permis de commencer à faire plein de projets. De vrais projets car, jusque là, si j’avais participé à pas mal de concerts, je n’avais jamais eu à incarner un véritable projet…
Après cette année au CNSM, j’ai négocié pour pouvoir passer mon “Bachelor” avec une année d’avance. Je suis repartie à La Haye pour le préparer, en classique comme en jazz, et je l’ai obtenu en octobre 2010. Par la suite, de retour sur Paris, j’ai commencé à sortir pas mal, à rencontrer plein de gens… mais j’en ai profité aussi pour préparer le concours d’entrée en Master, toujours au CNSM. Cela a été une super expérience, un temps pendant lequel j’ai beaucoup écrit, j’ai fait beaucoup d’arrangements, beaucoup de compositions. Je me suis réellement immergée en plein…
M.M. : Mais, tes projets, alors ?…
L.S. : Ce qu’il faut dire, c’est que, dans l’intervalle, je suis passée intermittente. J’ai commencé à tourner et mon premier vrai projet, ça va être un projet de musiques traditionnelles, sous le label “Accords Croisés” et grâce au grand flûtiste Henri Tournier – qui s’est spécialisé dans la musique classique de l’Inde, et avec qui j’ai pu jouer, comme avec Saïd Chraibi, magnifique joueur de oud marocain, qui nous a malheureusement quittés en 2016… Nous avions joué notamment au Festival de Tétouan, avec de beaux moments de complicité à la clé…
Ensuite, le label “Accords Croisés”, toujours par l’intermédiaire d’Henri, m’a proposé un projet autour des musiques de l’Iran, de l’Irak et de la Turquie. Trois pays aux mêmes racines traditionnelles mais, tu t’en doutes, on était là sur un projet “politiquement” très engagé. Mais cela se fera, le projet s’appellera “Nishtiman” et je serai la seule européenne parmi les musiciens. Mais la confiance était réciproque et, au final, nous ferons avec ce projet de super tournées, sur de très belles scènes.
Cette aventure m’aura permis de me mettre le pied à l’étrier, sur plein d’autres projets, et notamment des projets de musiques traditionnelles. Comme « Roots Revival Roumania », par exemple, ce projet qui nous a conduits dans toute la Roumanie, ou encore le projet avec la chanteuse libanaise Abeer Nehme, ou bien le projet « Quieter than Silence », ce projet avec trois musiciens iraniens, Mehdi Aminian, Behnam Masoumi et Zabih Vahid, et un syrien, Mohamad Zatari.
La musique iranienne, je l’ai poursuivie dans le projet avec la chanteuse Darya Dadvar avec Steve Shehan. Et j’ai pu goûter à la musique russe, dans le projet du « Baïkal Quartet »…
J’ai également monté le groupe « Escotilla Tango », avec des musiciens classiques du CNSM. J’ai d’ailleurs joué assez longtemps au sein d’orchestres classiques, et puis, par la suite, j’ai travaillé avec le groupe de Loïs Le Van Sextet, dont fait partie Sandrine Marchetti qui est une amie proche. Mais, en réalité, je ne me suis pas limitée : j’ai travaillé pour des compagnies de théâtre, pour des compagnies de danse, même pour des projets de chansons…
Je n’oublie pas « L’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée ». Pendant le Festival d’Aix-en-Provence, j’ai fait quelques créations avec d’autres jeunes musiciens, venus des quatre coins du monde. A ce moment-là, c’est Emilie Delorme qui avait cet orchestre entre les mains. Et Fabrizio Cassol en était le Directeur Artistique. Tous les deux ont fait un super boulot. Vraiment.
M.M. : Et parmi tes projets actuels ?
L.S. : Cap Jazz au Sud m’a sollicitée pour mettre en avant certains de mes projets… il s’agit de plusieurs structures jazz « Petit Duc à Aix en Provence – IMFP à Salon-de-Provence– Charlie Free à Vitrolles et Cri du Port à Marseille ». En réponse, je leur en ai proposé toute une série, mais leur regard s’est arrêté sur le mot « création », que j’avais employé pour parler de ma réunion avec Rafaëlle Rinaudo et Emilie Lesbros pour produire quelque chose ensemble. En fait, on est dessus actuellement, et c’est génial parce que Rafaëlle, comme Emilie, ont une très belle culture du son. Ce projet s’appelle « Line&Borders » et sera en résidence / concert dans chacune des structures associées mais prépare également un enregistrement…
Il y a aussi le quintet instrumental « Grand Sorcier » que je veux citer, un quintet dirigé par le guitariste Stéphane Hoareau, centré sur les codes traditionnels du Maloya, à La Réunion. Sur ce projet, je suis avec le batteur Ianik Tallet, les sax-ténor Nicolas Stephan et Sakina Abdou. Et Stéphane bien sûr. C’est produit par « Discobole Records » en collaboration avec Théo Girard. L’album, « Nénèn » est sorti en novembre dernier…
Sinon… je vais te parler du « Kami Octet » qui a été porté au départ par le guitariste Pascal Charrier, qui l’a bien fait grandir depuis. Sur scène, je suis en compagnie d’Emilie Lesbros à nouveau au chant bien sûr, de Yann Lecollaire à la clarinette basse, de Nicolas Pointard à la batterie, de Paul Wacrenier au piano, de Julien Soro au saxophone alto et de Simon Girard au trombone. Ce projet est géré par Naï No Production…
Toujours avec Pascal Charrier – guitariste et avec Thibault Perriard – batteur, nous formons le trio « Jazz Expérience » et allons jouer avec la saxophoniste américaine Anna Webber…
Avec Ariana Vafadari – qui est gérée par Zamora Productions – j’ai pu participer à la création de « Gathas », en 2018. Une aventure qui nous a menées en Inde, au Bangladesh… L’album qui est né de cette collaboration s’appelle « Anahita » et tu peux y retrouver le oudiste Driss El Maloumi ou Yacir Rami, Julien Carton ou Sandrine Marchetti au piano… et d’autres musiciens selon le cas, car c’est un projet aux multiples facettes. Cet ensemble est géré par Zamora Production…
Il y a aussi le projet « Naclia », en compagnie du saxophoniste Frédéric Couderc, du guitariste Cédric Baud et avec Sabrina Romero au chant et aux percussions…
En free-jazz, le projet « Nebula Machina », avec Jérôme Fouquet et Ugo Boscain, le projet « Sloane » avec le pianiste Guillaume Ménard et le batteur Corentin Rio.. ou encore le « NicoDri Trio » qui réunit Nicolas Dri au piano et, selon le cas, Tony Rabeson ou Ianik Tallet à la batterie…
M.M. : C’est impressionnant, tous ces projets…
L.S. : D’autant que la liste n’est pas exhaustive… Je peux t’en proposer encore d’autres, comme par exemple “Chemin de Damas”, le projet du bandonéoniste Tristan Macé, avec Jeanne Barbiéri au chant et Aurélie Branger au violon…
… le collectif “Trytone” également, avec la chanteuse turque Gülay Hacer, et la pianiste Lucie de Saint-Vincent. Le projet s’appelle “Ascension”.
Et puis j’ai participé au projet “Danse des Tambours” en compagnie du percussionniste guadeloupéen Roger Raspail.
Pour le free-jazz, je ne t’ai pas précisé qu’on travaillait en collaboration avec le collectif “Fondeurs de Son”, et leur regroupement de musiciens venus d’Europe, dans leur “laboratoire d’improvisations”…
Je continue les participations aux orchestres classiques, comme Hélios, et Colonnes, notamment. Je suis en création actuellement avec le collectif “Dedans-Dehors” sur un projet qui inclut de la danse…
Allez… je termine… avec deux projets distincts, de chansons pour le coup : l’un avec Nicolas Tarik et Christophe Chrétien, et celui avec la violoniste et chanteuse Rosalie Hartog qui réunit Mimi Sunnerstam au violoncelle et Maud Gastinel au violon-alto…
Tu vois, j’ai de quoi assouvir ma passion…
Propos recueillis le mardi 03 mai 2022
Lorsqu’on mène une interview, évidemment, le ton est d’une extrême importance. Je ne me plains pas : pour le moment, je n’ai enregistré que de purs moments de bonheur. Avec toi, Leïla, il en aura été de même et je te rends hommage sur ce point-là aussi. Ta carte de visite musicale importante, due à ton travail et à ton talent, n’a pas masqué “l’humaine”, au contact plus qu’abordable, qui m’aura procuré deux heures de joie. Merci à toi, et à très vite en concert.