La grande scène du jazz français s’enorgueillit de nombre de personnalités qui ont fait aujourd’hui plus que leurs preuves. Dans la catégorie des soufflants, et des soufflants « féminins », elle a su se faire un nom aux commandes de son saxo.. et même au-delà, car ses facettes sont multiples Aujourd’hui, elle sort un nouvel album, à déguster véritablement…
Entretien avec Lisa Cat-Berro
« Good days, bad days »… mais toujours avec l’envie…
Michel Martelli : Lisa, où les fées ont-elles posé ton berceau musical ?
Lisa Cat-Berro : Dans le Loiret, où je suis née. A Pithiviers pour être exacte, mais mon enfance se passera plus à Châteauneuf-sur-Loire… Là où commencera ma route musicale, avec des débuts dans les chorales de la ville, que nous avions, ma mère, ma sœur et moi, toutes investies ! Je m’amusais d’ailleurs à « papillonner » de chorale en chorale, car je m’y sentais vraiment comme un poisson dans l’eau. C’ était une bonne formation pour mon oreille musicale. Mais je me dois de dire aussi que tout ce qui était « spectacle » m’attirait, comme le cirque, ou bien encore la danse que j’ai pratiquée d’ailleurs, autant en modern-jazz qu’en danse classique…
Autour de moi, en revanche, pas de musiciens professionnels. Mon père était un grand amateur de jazz, et il a lui- même un moment consacré une émission sur une radio libre. Ma mère, quant à elle, prenait des cours de piano, et elle a su nous entraîner, ma sœur et moi, dans son sillage. Comme tu vois, je bénéficiais de deux approches assez différentes de la musique à la maison, mais qui, au final, ont fait que celle-ci était toujours très présente à la maison…
Du côté des instruments, j’ai tâté un peu du violon – que j’ai arrêté très vite, car c’est vrai que j’étais très jeune (six ans), et donc du piano, où là, c’était un peu mieux, même si je dois reconnaître que le classique n’était pas réellement la voie que je souhaitais. Non, le déclic… il se produira vraiment lorsque j’aurais douze ans, et alors que j’ai derrière moi des années et des années d’écoute de jazz. Cette musique me fascinait, et quant à l’instrument… le son du saxophone me parlait vraiment, et puis l’aspect même de l’instrument tel qu’on pouvait le voir sur des pochettes d’albums comme ceux de Coltrane, par exemple. Coltrane que j’ai beaucoup écouté, mais aussi par la suite, des gens comme Charlie Parker, Dexter Gordon, et bien sûr Cannonball Adderley.
M.M. : Tu es toujours à Châteauneuf, pour tes débuts au sax ?
L. C-B : Non. Ma première école de musique sera à Châteauneuf-sur-Loire, mais le saxo, c’est à Orléans que je vais aller le « découvrir ». Je me souviens même que, pour ça, j’allais prendre mon bus, toute seule, chaque samedi matin. Et j’ai commencé dans une structure qui s’appelait « Musique et Équilibre », avec, comme professeur, Joël Amé. Ma route avec Joël va d’ailleurs ensuite se poursuivre, à Saint-Jean-de-la-Ruelle, où il me fera intégrer une « fanfare marching band » qui portait le nom de « Sax Avenue ». C’était génial. On jouait en marchant, avec de petites chorégraphies en plus, et puis ensuite cela a été les festivals, de rue et d’ailleurs… tout ça pendant que j’étais toujours au lycée. Lorsque nous étions « au complet », nous jouions à dix-huit musiciens. Par la suite, une équipe réduite de neuf musiciens s’était détachée, un peu plus professionnelle. En plus des sax, tu pouvais trouver deux percus, et une guitare – le guitariste portait l’ampli sur son dos…
C’est vrai que cette expérience-là m’a bien mise dans le bain des concerts. On avait un répertoire assez éclectique, qui oscillait entre le funk, le blues. Perso, je garde ça quand même comme une belle expérience, surtout lorsque je faisais mes solos… Même si j’étais la plus jeune du groupe, mon prof avait bien compris à quel point j’étais « mordue ». Même si, il ne faut pas se le cacher, j’ai dû aussi « jouer des coudes » pour tracer ma voie… Cette période, je vais la vivre pendant toute ma vie de lycéenne. Le lycée qui m’a apporté beaucoup car figure-toi que mon prof d’histoire, à un moment, va être Jean-Jacques Taïb, le sax-tenor du Ronald Baker Quintet entre autres. Il avait monté un big band, et même s’il ne nous donnait pas de cours, il nous a fait faire pas mal de progrès en improvisation. Parce qu’avec des copains, on allait souvent chez lui pour jouer et ça aussi, crois-moi, ça te laisse de beaux souvenirs. Là j’ai su ce que « relever des solos » voulait dire, ou encore « décortiquer un morceau »…Parmi mes compagnons de route de cette époque, il y avait Jean-Christophe Briant, qui fait une belle carrière de pianiste depuis. Nous nous sommes d’ailleurs retrouvés, il y a deux ans, pour jouer ensemble.. Et puis c’est là que j’ai connu aussi celui qui est mon bassiste actuel, Stéphane Decolly. Il venait, de temps en temps, faire un petit tour dans le big-band…
M.M. : Et puis tu vas arriver à Paris…
L. C-B : Oui, mais d’abord pour mes études « classiques », parce que j’ai fait une prépa littéraire au Lycée Henri IV durant trois ans. A côté de ça, ma sœur Sonia, qui est chanteuse de jazz, était professeur au C.I.M de Paris. Là, tous les mercredis, il y avait un « bœuf ». Malgré mes horaires et mes impératifs, j’essayais d’y être aussi souvent que possible, une habitude que j’ai reproduiteensuite au « Studio des Islettes » à Barbès. C’était une période où je me débrouillais aussi pour trouver des coins où jouer et je dois dire que j’avais la bénédiction de certains de mes professeurs de prépa (car oui, je reconnais que, certains lendemains, je n’étais pas très « fraîche »), mais ils avaient eu l’intelligence de comprendre que ma véritable voie était bel et bien dans la musique.
Je me suis aussi débrouillée pour suivre, deux années du suite, les fameux stages de Marciac, pendant lesquels j’emmagasinais de la matière pour pouvoir ensuite la travailler seule tout le restant de l’année. Ça, c’est assez caractéristique de ma personnalité : lorsque j’attaque un exercice nouveau, une piste de travail inédite, il faut que je la démultiplie, et que j’en explore à fond toutes les possibilités. Jean-Jacques Taïb m’a bien mis le pied à l’étrier, sur ce plan-là. Ça te permet de pouvoir te passer d’un professeur…
Donc, à la fin de ma prépa – et après une année de fac pour ma licence – je savais que ma route serait musicale. Je vais avoir vingt-et-un ans, et je m’inscris au Conservatoire du 9ème Arrondissement, où je vais me retrouver dans les classes de Sylvain Bœuf et d’André Villéger. Je vais y rester quatre ans, en y travaillant comme une dingue, notamment dans les cours d’arrangements. J’ai suivi tout le cursus qui devrait m’amener à préparer mon entrée au CNSM de Paris, ce qui interviendra pour mes vingt-quatre ans. Là aussi, je vais faire de belles rencontres, comme avec Antoine Berjeaut – super trompettiste – ou encore Matthieu Bordenave, qui poursuit sa carrière aujourd’hui en Allemagne…
M.M. : Et du côté « groupes » ?
L.C-B. : Mon tout premier… ce sera avec le saxophoniste Alexandre Terrier, alors que je suis encore au Conservatoire. Alex qui, ensuite, est parti au Berklee College of Music de Boston. On avait pour ce groupe un répertoire très « sixties », très « hard bop ». Le groupe qui s’appelait le « Boogaloo Quintet », et qui réunissait avec nous le contrebassiste Yoni Zelnik, le pianiste Christophe Manina et Raphaël Meyrier à la batterie. Nous étions là au début des années 2000.
Dans cette même période également (2001-2003), j’ai eu la chance de travailler avec Marc Jolivet, autre belle rencontre comme tu peux t’en douter..
Musicalement, et intérieurement, je « posais mes jalons » sur ce qui allait devenir mon quartet d’aujourd’hui. Mais ma période CNSM a été plutôt studieuse. Je jouais beaucoup, c’est vrai, mais… dans les groupes des autres. Et dans des styles très divers, en plus. Mais rien de perso à ce moment-là. On faisait déjà pas mal de concerts, et c’était assez grisant…
Et puis ce sera aussi à cette période que ma route croisera celles de Sophie Alour, d’Airelle Besson, de Julie Saury, toutes musiciennes de grand talent.. En entrant dans ce réseau-là, je vais vivre de très beaux moments.
Je quitterai le CNSM en 2017. J’y aurai appris ou peaufiné l’écriture, les arrangements, la composition, comment monter un groupe, aussi, et, du coup, comment écrire pour des formations différentes. François Théberge a été mon professeur, et, dans ce domaine-là, il a été génial pour moi. C’est vrai que ma première année a été particulière, parce que j’étais la seule fille de la promo. Mais, par la suite, sont arrivées Anne Pacéo, Chloé Cailleton… je me sentais moins seule !…
M.M. : Rhoda Scott, une vraie belle rencontre ?
L. C-B. : Oui, on peut dire ça. J’ai commencé à jouer dans le Lady Quartet de Rhoda en 2007, d’abord en remplacement de la trompette d’Airelle (Besson) et puis par la suite comme « titulaire » lorsqu’Airelle est partie… Et depuis, c’est une expérience que je revis avec toujours autant de plaisir.
Mais je ne me suis pas limitée à ça. Dès 2008, je testais une première mouture de mon quartet, avec le guitariste Julien Omé, le bassiste Eric Mouchot et, à la batterie, Joe Quitzke. Avec cette formation-là, nous avons fait quelques concerts sur toute une année. Et puis, l’envie de faire un premier disque est venue mais, pour cela, j’avais envie d’explorer d’autres pistes musicales, avec de nouvelles couleurs que pourraient me donner de nouveaux musiciens. C’est ainsi que Nicolas Larmignat est arrivé à la batterie, et Stéphane Decolly (le retour) à la basse. Julien Omé restant à la guitare. On se connaissait tous plus ou moins, mais surtout la couleur musicale que nous produisions à nous quatre était bien celle recherchée. Le premier album, « Inside Air » va sortir fin 2012 – un album de compositions personnelles avec deux reprises de Joni Mitchell et une de Neil Young – et cet album va nous permettre d’être nommés aux Victoires du Jazz en 2013, à Vienne, au cours d’une de ces belles soirées-concert, qui a été un super tremplin pour nous, avec de très beaux concerts par la suite…
M.M. : Et puis, autre belle rencontre, François Morel…
L. C-B. : Oui, c’est vrai… Sur la période 2010-2013, je vais collaborer avec lui sur son spectacle « Le soir, des lions », un spectacle dans lequel François chante ses propres textes sur la musique du pianiste Antoine Sahler. Muriel Gastebois, « percu multi-instrumentiste » fait aussi partie de cette aventure, dont la mise en scène est assurée par la chanteuse Juliette, qui tenait d’ailleurs à une mixité parfaite dans l’équipe. Dans ce projet, le sax, la flûte, les claviers et même le trombone passent indifféremment entre mes mains. C’est une super expérience de travail, mais aussi de camaraderie. J’apprends beaucoup, même si je ne suis pas là dans le monde du jazz. Mais le niveau est tellement élevé…
Dans le même temps, je m’étais mise à composer les morceaux de l’album qui est sorti récemment. Mais parfois, on ne fait pas toujours comme on le souhaite. Je vais connaître de graves problèmes de dos, qui vont m’entraîner vers une période complexe pendant laquelle je ne pouvais même plus jouer de mon instrument… Cette période a duré presque deux ans et demi. Entre les gouttes, quand même, et aussi à force de volonté, j’ai pu assurer les albums de Rhoda, comme de François. Mais, côté « tournées », j’ai loupé pas mal de choses, notamment pour les spectacles avec François.
Du coup, j’ai mis à profit cette situation « forcée » pour écrire. Beaucoup d’écriture, de chansons, notamment, et que j’avais envie de chanter, moi. J’ai donc travaillé ma voix de façon plus poussée – tu t’en doutes – et c’est vrai que ce temps de maturation est tombé à pic pour cela.
Mais j’ai aussi écrit pour d’autres, comme l’album « Broderies » pour le pianiste Armel Dupas, je me suis aussi lancée dans l’écriture de livre-disque de chansons pour le compte des Éditions Nathan, et je commence à penser sérieusement à un quintet que je voudrais monter, et dont nous pouvons reparler…
M.M. : « Good days, bad days » a donc vu le jour tout récemment…
L. C-B. : Oui, cet album déjà bien avancé dès l’année 2015 a véritablement repris son élan en 2018. Chacun des musiciens avait, bien sûr, évolué, chacun de son côté, mais les retrouvailles ont été top. Nous avons enregistré début 2020. Comme je te l’ai dit, j’avais travaillé le chant à fond, et, sur ce plan-là, je me sentais prête.
Dans l’intervalle également, je voudrais te citer le second spectacle de François Morel, « La Vie, titre provisoire », qui nous a permis de faire un autre disque, et aussi, en 2018, le groupe, plus étendu, que Rhoda a imaginé, le « Rhoda Scott Ladies All Stars », avec deux batteries, Anne Pacéo et Julie Saury, Airelle Besson à la trompette, et quant aux sax… ils sont tenus par Géraldine Laurent, Sophie Alour, Céline Bonacina… et moi bien sûr. Un disque, là aussi, est en préparation, et un concert, en octobre prochain, à la Philharmonie…
Pourquoi « Good days, bad days » ? Je crois que cela répond bien à ce mélange de hauts et de bas que nous connaissons tous, dans nos vies de tous les jours. Mais cela veut dire aussi que, si à un moment donné on peut être amoindris, il y a toujours moyen de créer de belles choses sur une autre voie. Tu sais, la vie, au final, c’est beaucoup d’improvisation…
C’est vrai qu’avec la Covid-19, le côté technique de la réalisation de cet album a été assez compliqué. Notamment pendant la phase « mixage ». mais, au final, j’estime que le timing qui en a résulté n’est, au fond, pas si mal.
Si quelques dates sont probables sur 2021, c’est vrai qu’on se projette plus sur 2022.
Cet album, c’est un cumul de challenges : instrumentaux ET vocal, car c’est ma première expérience en tant que « lead » au chant. Mais les premiers retours sont bons, alors je croise les doigts très fort…
M.M. : Tu me parlais d’un projet de quintet….
L. C-B. : J’ai envie de monter un quintet de saxophones, avec, tout de même, une batterie et une basse. Je dois dire que cette envie me taraude depuis longtemps, et il est grand temps qu’elle voit le jour. J’ai beaucoup écrit pour ça, car j’ai voulu explorer toutes les facettes que propose cet instrument. Et puis je me suis entourée de saxophonistes que je connais bien, autant perso que par leur talent : Céline Bonacina au sax-baryton, Sophie Alour au ténor, Géraldine Laurent et moi à l’alto et Camille Maussion au soprano. Et je ne veux pas oublier nos deux « hommes », à savoir Guillaume Lantonnet à la batterie, et Tim Robert, à la basse. Des musiciens que je connais, et qui, je pense, assureront une rythmique très groove…
Pour le moment, nous avons enregistré des séances destinées à des clips. Pour nous donner un réel aperçu du rendu. Mais je reconnais que, pour porter ce projet-là, la venue de partenaires serait la bienvenue…
Et puis, je n’oublie pas les enfants. Un troisième livre audio est en cours, chez Nathan, pour lequel François Morel a accepté de venir chanter. Il est vraiment adorable…
Propos recueillis le mardi 11 mai 2021
Cette interview était prévue depuis quelques semaines mais, bien sûr, je me plie aux emplois du temps des musiciens pour avoir l’opportunité de pouvoir pousser leur porte. En ce qui te concerne, Lisa, je ne me faisais pas de soucis outre mesure, et notre entretien a été particulièrement agréable.
Nous n’avons pas abordé ta passion pour les musiques africaines, et pour les musiques du monde en général ou les musiques improvisées mais, tu le sais, on aura sûrement l’occasion d’y revenir… Et puis je cite aussi ton intérêt pour l’association « Les Petits Riens » qui fait découvrir toute forme d’art – musique, danse, théâtre – à de jeunes collégiens en milieux difficiles. Ça aussi, ça te grandit…
Je ne me fais pas de soucis pour « Good days, bad days ». Il va cartonner.
A très bientôt.
Et, bien sûr, merci à André Henrot – mais André est un « vrai » spécialiste des « ladies du jazz » – qui a fourni les très belles photos de Lisa.