Il est né à Toulouse, une ville si chère à un autre grand nom du jazz français, Claude Nougaro. Lui, c’est par l’intermédiaire de ses baguettes de batterie qu’il s’est fait un nom. Il a joué en compagnie des plus grands, à commencer par le pianiste drômois Michel Petrucciani, qu’il aura accompagné jusqu’au bout. Mais pas seulement. Car la liste est longue…

 

 

Manhu Roche

 

Michel ? Plus qu’un ami… un frère !

 

 

Michel Martelli : Manhu, quand on se retourne sur ta carrière, on se dit que tu as été bien épaulé au départ…

Manhu Roche : Eh bien non. Pas vraiment. Je te dirai même que c’est tout le contraire… Dans mes souvenirs, je garde ceux concernant un de mes grands-pères, qui assurait la place d’organiste à l’église et qui, donc, animait les messes… Il était pharmacien de métier, et on peut porter à son crédit l’invention d’un « sérum de jouvence » qui existe encore aujourd’hui… A part lui… il y a eu mon père, mais, tu vois, curieusement, c’est une chose que j’ai apprise cinq années après sa mort : il était chef de fanfare, et il jouait de la caisse claire. Je ne m’en suis jamais douté de son vivant. Je le regrette, avec le temps… me faire partager cette passion aurait peut-être eu une autre incidence sur ma propre route musicale.

Au début des années soixante, il n’était pas rare de voir intervenir un orchestre en fin d’année, qui venait jouer pour l’école. A l’âge de cinq ans, je m’en souviens encore, j’avais été fasciné, vraiment, par la batterie, déjà. J’avais attendu que l’instrument «se libère» – pendant leur déjeuner – et j’étais allé taper sur les toms, avec mes petites mains… Mais le batteur m’avait surpris. Toutefois, plutôt que de me chasser, il m’avait assis comme il fallait derrière l’instrument… et il m’avait laissé faire. Eh bien, cette fois-là, il avait été très agréablement surpris. Au point d’ailleurs qu’il est allé voir directement ma mère, en lui disant qu’il allait m’emmener avec lui en tournée pour « m’apprendre le métier »… Tu imagines ? Moi ? A cinq ans ? Autant te dire que ma mère lui a « volé dans les plumes ».

Cette anecdote peut faire sourire, aujourd’hui, mais en réalité, elle a plutôt été pour moi… nocive. Car en vérité, depuis cette histoire, et jusqu’à ma première rencontre avec Michel Petrucciani… il ne s’est rien passé. Une véritable catastrophe, musicalement parlant. Cinq ans, c’est l’âge auquel nombre de musiciens sont entrés au Conservatoire. Mais moi… non.

 

M.M. : Ton frère a-t-il été une aide, pour toi ?

M.R. : Mon frère Philippe n’a que trois ans de plus que moi. Lui est guitariste et, par la suite, il a longtemps été professeur au Conservatoire de Villeurbanne. Donc, en ce temps-là, il m’a poussé, oui… mais à jouer du même instrument que lui ! Mais, au début, je l’ai accepté et, en duo de guitares, lui et moi nous sommes produits dans nombre d’endroits de Montélimar. Philippe s’occupait des thèmes, des chorus, et moi je l’accompagnais.

Et puis, alors que j’ai quinze/seize ans, Philippe va me faire rencontrer Michel Petrucciani. Comment ? Simplement parce que mon frère prenait lui-même des cours de guitare avec le père de Michel, Tony. Les dimanches, ils faisaient fréquemment des « bœufs » ensemble, avec aussi Louis, le frère de Michel.

Comment je pourrai résumer notre tout premier contact ? Par une cigarette… Je t’explique. Michel me dit (parce qu’il fumait) : « toi, si tu dis à mon père que je fume, je te casse la gueule ! ». Bon, tu te souviens du physique de Michel, évidemment lié à sa maladie. Et moi, en face, j’avais cinq années de karaté dans les bras… bref. Et je lui réponds du tac au tac : « si ton père arrive, je te pique la cigarette, et on dira que c’est moi qui fume… ». Sur ce, on s’est tapé dans la main. Tout ça pour dire que, cette fois-là, notre amitié, doublée d’une confiance immense, était née.

 

M.M. : Musicalement, ça « matche » tout de suite ?

M.R. : Ah non, on ne peut pas dire ça… La première fois que je vais aller les écouter… je vais m’endormir ! Franchement, à cette époque-là, le jazz ne m’intéressait pas du tout. Ce que j’écoutais était aux antipodes de cette musique et me servait plus à «brancher» des filles.

La première fois, donc, fiasco… mais ça ne m’a pas empêché de retourner les voir, le dimanche suivant. Bon, toujours tiré, c’est vrai, par mon frangin… Et, cette fois, pour « démontrer ma bonne volonté », je vais dire à Michel que je vais m’allonger sous son piano (!), comme ça, au moins, je ne perdrai rien de son jeu. J’avais, je me rappelle, les pieds qui dépassaient de son tabouret.

On fait donc ça, et, tu le vois arriver, je vais encore une fois m’endormir et même, pour faire bien, je vais me mettre à ronfler ! Mais le plus curieux – et c’est ce qui va interloquer Michel – c’est que je battais la mesure – tout en dormant – avec mon pied.

Voyant ça, Michel fait changer de tempo à son groupe. Et mon pied a changé de tempo aussi. Tout en dormant. Et là, Michel a eu l’inspiration. Chez lui, dans un coin, il gardait une petite batterie. Sur cette batterie, il va m’y installer et va me demander de commencer à en jouer. Note que je n’en avais jamais fait. Pourtant, mon jeu l’a scotché et, pendant les deux années qui ont suivi, on peut dire que Michel aura été en quelque sorte mon premier professeur de batterie.

 

M.M. : Dirais-tu que la vie a été généreuse avec toi ?

M.R. : En tout cas, je ne lui ai jamais rien demandé. Ni en musique, ni en peinture car, oui, la peinture est ma deuxième « corde artistique ». Écoute cet exemple : avec Michel, on allait souvent à Grignan, chez Denis Tourenc, dans la maison qui avait abrité Nicolas de Staël, le peintre. Denis était marié à Laurence, la fille de Nicolas de Staël. Il était aussi un élève de Michel Petrucciani. C’est dans cette maison, notamment, que Michel a découvert Coltrane… La maison était pleine des œuvres de Nicolas de Staël, et ça a été un premier déclic… pour la peinture, s’entend.

J’ai rencontré aussi, à cette période, le batteur Tox Drohard. Michel jouait beaucoup avec lui. Tox a été une vraie source d’inspiration pour moi. Comme un professeur auquel je m’identifiais totalement. Ce qui, je me souviens, ne plaisait pas forcément à Michel, qui me disait « qu’il préférait jouer avec l’original qu’avec la copie »…. Cette collaboration a duré quatre/cinq ans.

Et puis, Michel va partir s’installer aux États-Unis. Je n’ai pas voulu le suivre là-bas, car je n’ai jamais vraiment aimé les États-Unis. Face à ça, Michel va me conseiller – et même vivement – de partir tenter l’aventure en Italie. Tenter l’aventure pour y jouer, bien sûr. Cette fois, j’ai suivi son conseil et, crois-moi, je ne l’ai jamais regretté. Les Italiens avaient déjà – un peu – entendu parler de moi. Et très vite, j’ai pu faire un essai. Cet essai, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il a été loin d’être convaincant. Pourtant, dès le lendemain, les musiciens m’invitaient quand même à manger… Ça m’a vraiment plu, cet état d’esprit. Que tu trouves plus difficilement en France.

 

M.M. : Tu vas donc t’y installer ?

M.R. : Oui, en 1982, je vais m’installer à Rome. A cette époque, je vivais avec Antonella, qui avait, chez elle, et comme par un fait exprès, des tas de tableaux. Antonella était la fille du grand peintre italien Caggiani. Un jour où j’ai eu l’occasion de discuter avec lui, je lui dis – sans prétention – que j’aimerais bien peindre, moi aussi. Encouragé, je me lance. Et je réalise, au couteau, mon tout premier tableau. C’est la première fois, je te le rappelle. Face au résultat – j’ai gardé précieusement ce tableau – Caggiani va me presser de continuer, trouvant « quelque chose de très intéressant dans ma peinture ». Là sera le début, donc, de cette deuxième « passion », quelque chose qui dure encore puisque je l’ai menée conjointement à ma carrière de musicien.

Mais je vais revenir au côté « musique » : le fait d’avoir « échoué » à mon premier essai italien ne m’a pas découragé, bien au contraire. Ça m’a, a contrario, servi à me motiver encore plus sur mon jeu, comme sur mon instrument, et, du coup, je me suis mis à bosser encore et encore ? Jusqu’à dix heures par jour. J’écumais tous les jazz-clubs de la ville pour aller écouter les batteurs dans un premier temps, et puis jouer carrément par la suite. J’en étais arrivé à faire vingt-cinq dates par mois. A cette époque, à partir de 1982, il n’y avait que trois batteurs sur la ville de Rome. On avait du taf.

 

M.M. : Une vie rêvée, non…

M.R. : Jusqu’à l’arrivée, en Italie, de musiciens brésiliens. Qui ont tout cassé, surtout les prix. Ils montaient à quinze sur scène, jouaient pour l’équivalent de cinquante euros quand on en demandait cent cinquante… et, en plus, ils jouaient sans arrêt. Ah oui, ça nous a donné un sale coup… Pourtant, je me suis accroché, et je suis finalement resté en Italie quelques années de plus.

Ce que je voudrais dire… c’est que, musicalement, l’Italie, ce n’est pas la France. Là-bas, les groupes sont composés de musiciens qui viennent d’horizons différents, de régions, de villes différentes. Un groupe peut être constitué avec un musicien de Rome, un de Florence, un de Naples, un de Bologne… Chacun s’entraide. Avec cette formule, ou plutôt cette façon de procéder, tu peux trouver une tournée d’un mois en très peu de temps. Les musiciens se soutiennent, s’entraident. En France, je ne suis pas convaincu que ce soit exactement pareil. A part peut-être dans le microcosme parisien… et encore.

Ce dont je suis sûr, c’est que chacune des collaborations que j’ai pu faire, avec des musiciens comme Pharoah Sanders, Chet Baker, Benny Golson, Rachel Gould, Cassandra Wilson, Joe Lovano, Dave Liebman, Kenny Wheeler ou Jacky Terrasson (entre autres) m’a appris quelque chose. Chacun d’entre eux m’ont construit. M’ont donné quelque chose que tu n’acquières pas en Conservatoire.

Tiens, une petite anecdote de complicité, en passant : tu sais peut-être que Dave Liebman, depuis qu’il a eu la polio, a une jambe bourrée de ferraille. Régulièrement, en tournée, il faisait sonner les portiques de sécurité dans les aéroports et, à chaque fois, c’était humainement difficile… Jusqu’à cette fois où nous arrivons en Sicile, et où nous nous apprêtons à passer le portique (et à subir la fouille)… eh bien, rien ! Le portique est resté silencieux au passage de Dave. Qui s’est alors retourné vers moi, avec un grand sourire, en me disant : « ça y est, je suis guéri ! »

 

M.M. : Pourquoi quittes-tu l’Italie ?

M.R. : Parce que Michel Petrucciani est rentré des États-Unis, et qu’il vient me chercher ! En 1996, je vais intégrer son « Graffiti Quartet ». Plus de dix années qu’on n’avait pas joué ensemble ! Mais on s’écrivait beaucoup.

On a fait un quartet aussi avec Steve Grossman, le saxophoniste.

Cette collaboration durera jusqu’en 1999, année maudite au tout début de laquelle, le six janvier, Michel Petrucciani va décéder.

Cette disparition va me décider à monter sur Paris. Un deal que Michel m’avait souvent proposé, au même titre que de venir m’installer aux États-Unis, du reste, ce que je n’avais jamais accepté. Mais là encore, je peux dire que j’ai eu de la chance. J’ai trouvé un appartement à La Butte aux Cailles, dans le treizième, et puis, petit à petit, j’ai commencé à me créer un nouveau réseau. Malgré cet « état d’esprit » que j’évoquais tout à l’heure, qui reste très « local ». Je reconnais que, les premières années, j’ai « joué le jeu », pour « faire mon trou ». Mais, très vite, j’opterai pour une toute autre façon de faire. D’ailleurs, les deux groupes principaux que j’ai pu monter en sont de beaux exemples. Les deux sont des « Manhu Roche Quartet ». Le premier, constitué avec Nelson Véras, Gildas Boclé et Stefano Cantini… et le second – avec lequel j’ai créé mon « Hommage à Michel Petrucciani » –  avec Pierre de Bethmann, Stefano Cantini et François Gallix.

 

Côté tournées, j’ai connu l’Afrique (deux fois) et la Turquie avec le Eric Barret Quartet, la Hollande et l’Italie avec le trio/quartet de Flavio Boltro, la Grèce avec le Pharoah Sanders Quartet, la Chine, la Malaisie et le Cambodge avec le Richard Galliano Trio.

 

M.M. : Ton actu, aujourd’hui ?

M.R. : Mon actualité ? Elle est, pour le moment, totalement axée sur ma deuxième corde : la peinture. Ma prochaine exposition aura lieu du onze septembre au seize octobre prochain à Alboussière, en Ardèche. Et puis, une autre est en préparation, pour le printemps 2021, dans le Gard, à La Tour de Tresque.

 

Propos recueillis le samedi 25 juillet 2020.

 

 

Manhu, que dire de plus ? Et pourtant si, il y aurait encore tant à dire… Plus de soixante albums, des collaborations avec la plupart des musiciens italiens, français… et d’autres… Un livre serait le bienvenu ! En tout cas, merci de ton accueil, toujours super… et pour ton café italien !

Ont collaboré à cette chronique :