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Entretien avec Manu Le Prince

Elle a déjà une très belle route à son actif.. Outre le piano, outre la guitare, deux instruments qu’elle maîtrise à la perfection, c’est sa voix qui est le principal vecteur de sa renommée, et qui lui a fait rencontrer de grands noms. Cette chronique est un survol de sa vie, très riche, mais il y aurait encore tant à dire….

 

Entretien avec Manu Le Prince

“Ballade entre jazz et musique brésilienne”…

 

Michel Martelli : Manu, comment cette belle route a-t-elle commencé ?

Manu Le Prince : Elle débutera à Paris, où je suis née, dans une famille qui n’était pas vraiment artistique. Encore que… Ma mère – qui était anglaise – jouait beaucoup de piano à la maison. Et elle aimait aussi beaucoup chanter, et pour m’endormir, c’était souvent Cheek to Cheek, et puis ensuite, quelques chansons d’Ella Fitzgerald. Donc, tu vois, le “contact” s’est quand même fait tôt. Mon frère aussi, est devenu musicien, mais il n’a pas suivi la voie “jazz”.

D’où est venu mon intérêt pour le chant ? Je crois bien que je chante depuis que j’ai quatre ans, du reste mes parents m’ont toujours encouragée à chanter. Et dans ma famille, je me souviens d’une de mes tantes, qui était assez “fermée”. Lorsque je chantais pour elle, c’était une vraie transformation. Et moi, de mes quatre ans, j’étais heureuse de la voir se métamorphoser comme çà. Et du coup, je me suis dit assez vite que c’était de ça que je ferai mon métier. A quatre ans.

Outre le chant, je jouais aussi du piano. Mais ce n’est pas ma mère qui me donnait des cours. En règle générale, ça ne fonctionne pas comme ça. Non, j’ai eu un professeur, mais je dois reconnaître que j’ai eu très tôt une “bonne” oreille, je retenais tout, je déchiffrais facilement, au point que ce professeur devait insister parfois pour me faire acquérir un peu plus de technique.

Alors que j’ai six ans, nous allons nous expatrier en Italie. Où là-bas, après une opération qui aurait pu être bénigne, mon père décède, alors que je n’ai pas encore sept ans. Après son décès, j’ai arrêté les cours de piano. Je me souviens qu’à cette époque aussi, j’avais très envie de devenir cheffe d’orchestre. Mais, à ce moment-là, un chef d’orchestre “autre que masculin”, ça n’existait pas ! Après l’Italie, je me suis retrouvée dans une pension en Suisse – où j’ai pu continuer le piano – et puis ensuite deux années à Cannes, ma mère s’étant installée à Nice. A Cannes où j’ai pu reprendre des cours, donnés dans mon école. Mais après ces deux années cannoises, je me suis rapatriée à Nice où tout s’est arrêté. Jusqu’au bac, jusqu’à mes dix-huit ans..

M.M. : Et là ? Que se passe t-il ?

M.L. : Après mon Bac, je vais rencontrer un musicien, John, qui était guitariste, et chanteur anglais. On s’est mis à jouer ensemble, et puis nous sommes partis à Londres. Ville où nous avons un peu joué tous les deux mais j’ai très vite déchanté quant à la ville. Le soleil du Midi de la France me manquait et j’y suis assez vite retournée. Et là, je vais monter mon tout premier groupe, avec Gabriel Malka qui était à la guitare et au chant, et Charles Sabban à la guitare, aussi. Ce groupe s’appelait “Tangerine” et nous avait rejoints le flûtiste américain Mark Donahue. C’était un groupe du style de “Crosby, Stills, Nash & Young”. Ça chantait pas mal. Et le groupe va durer quelques années, nous avons fait de nombreuses de scènes et notamment une grosse centaine de concerts en première partie du groupe “Ange”. Et si notre musique, très folk, était totalement différente de celle que produisais “Ange”, nous avions droit, à chaque fois, à des rappels. C’était génial. Dans ce groupe, j’étais au chant, mais aussi à la guitare acoustique.

Ensuite, je vais déménager dans le Var. Où je resterai sept ans, avant de monter sur Paris. Mais, pendant ces années varoises, il m’arrivait souvent de jouer au “Hot Brass” à Aix-en-Provence. Ces années seront aussi le début de mes belles rencontres. Et je vais te citer, bien sûr, celle que j’ai faite avec le pianiste Danilo Pérez – Danilo qui a été le pianiste de Wayne Shorter, et qui jouait aussi avec Jon Hendricks. Je crois pouvoir dire que ça a été un vrai coup de foudre musical, à tel point que, très vite, nous nous sommes promis de nous revoir, pour nous produire ensemble. Ce qui se fera par la suite, bien sûr. A Toulon, à Marseille. J’étais avec mon compagnon de l’époque, Tatau Caetano, qui est batteur, et que j’avais rencontré au “Discophage” de Paris, cette boîte très connue des amoureux de la musique brésilienne, on peut dire “Le Temple” de la musique du Brésil dans la capitale..

M.M. : Tu allais souvent à Paris ?

M.L. : Je faisais souvent des allers-retours, oui. Et à Paris, je vais rencontrer Klaus Blasquiz, et Guy Khalifa qui étaient tous les deux les chanteurs du groupe “Magma”. Un jour, Guy me dit qu’une choriste du groupe souhaite s’en aller. Ça va m’intéresser et je vais très vite rencontrer Christian Vander – le batteur – qui avait co-fondé “Magma”. Il m’a fait improviser, avec lui… et il m’a retenue, c’est comme ça que l’aventure “Magma” a commencé pour moi.

Surtout que, dans le même temps, je croisais la route du groupe de rock “Odeurs”, qui était en fait une “extension” du groupe “Au bonheur des Dames”, un groupe créé par Ramon Pipin et “Costric 1er“. Là aussi, une super expérience. Nous étions vingt-trois musiciens sur scène ! Et en 1982, avec eux, j’ai pu faire quinze jours d’Olympia. Tout en tournant avec “Magma”.

Et puis, on va ensuite me proposer de faire les chœurs pour Bernard Lavilliers. Ce que je vais accepter, bien sûr, et cela me permettra de faire encore tout un mois en concerts à l’Olympia, alors que je suis enceinte. Il y avait aussi, avec nous, Jocelyne Beroard – qu’on retrouvera, par la suite, dans le groupe “Kassav'”. Là, nous étions en 1984 – l’année de naissance de mon fils Gaël.

M.M. : Ton histoire avec le Brésil commence quand ?….

M.L. : Le premier voyage, d’agrément essentiellement, ce sera en 1991. Mais la musique de ce pays était loin de m’être étrangère. J’avais déjà été “scotchée” par la voix de Nelson Nascimento, et notamment sur la chanson de George Duke, Brazilian Love Affair. Et puis, j’ai aussi chanté un temps avec le groupe – totalement brésilien pour le coup – “Boto e Novos tempos”. Je n’y suis pas restée très longtemps, parce que j’avais commencé à faire vraiment ma propre musique, même si, avec “Tangerine” j’écrivais déjà un peu. Mais je voulais faire des albums sous mon nom, et le premier, “Agora”, sortira en 1990, sous mon nom donc, un disque jazz aux couleurs très brésiliennes. Autour de moi, le pianiste Francis Lockwood – le frère de Didier – mais aussi mon compagnon Tatau Caetano, et mon ancien compagnon, à la guitare, Dès Leprince. Et puis, je n’oublie pas la présence, sur cet album, du pianiste (et compositeur) Daniel Goyone.

Tu vois donc que le Brésil “m’habitait” bien avant que je ne m’y rende physiquement. Et puis mon compagnon, Tatau, est brésilien. Pour en revenir au voyage, il m’aura permis de faire de très très belles rencontres. Comme celle avec le compositeur, multi-instrumentiste Hermeto Pascoal. Chaque fois qu’Hermeto se produisait au “New Morning”, ça débordait à chaque fois. Hermeto me fera la joie “d’être là” sur mon second album, ainsi que sur celui que je ferai en hommage à Wayne Shorter.

Au final, un premier voyage riche, mais limité parce que tout ça devait se faire pendant le temps des vacances scolaires : quand tes enfants sont scolarisés, ça te limite un peu.

M.M. : Mais tu t’y es bien nourrie, quand même ?

M.L. : J’en suis rentrée bien influencée, oui. Tu sais, j’étais logée là-bas dans la maison d’un super musicien brésilien, Robertinho Silva. Robertinho est un batteur et percussionniste qui a joué notamment sur l’album de Wayne et de Milton Nascimento, “Native Dancer”. Mais Robertinho ne sera pas ma seule belle rencontre : il y aura aussi celle faite avec Rosinha De Valença – qui est aujourd’hui décédée, mais qui restera une compositrice et une guitariste merveilleuse, et puis celle avec l’immense tromboniste Raul de Souza qui m’aura, lui aussi, bien influencée.

Mon deuxième album, “Madrugada” va sortir, plusieurs fois même, sous divers labels, en 2003, en 2006 et enfin en 2010. Sur cet album, tu vas retrouver Francis, Tatau, mais aussi “Les Etoiles”, des musiciens brésiliens exceptionnels, avec des voix hors pair, Luiz Antonio et Rolando Faria. Parmi mes invités sur cet album, le saxophoniste Hervé Meschinet, le trompettiste Stéphane Belmondo. Un album pétri aux musiques du Brésil, où Raul de Souza apparaît aussi. Sur cet album, j’ai “féminisé” le seul morceau en français sur l’album, Le cinéma de Claude Nougaro. Il a beaucoup apprécié, il m’a même appelée en me disant qu’il avait adoré tout l’album.

M.M. : Un mot, sur tes albums qui ont suivi ?…

M.L. : En 2008, je vais sortir “Tribute to Cole Porter”, en hommage à Cole, bien sûr, mais en hommage à ma maman, aussi, qui l’adorait. J’ai enregistré, pour cet album, dix-sept morceaux, entourée d’Alain Jean-Marie, de Gilles Naturel et de John Betsch, et en ayant invité aussi Francis Lockwood, Stéphane Belmondo, Rhoda Scott, Didier Lockwood ou encore Xavier Richardeau.

Le projet suivant sera l’album “Bossa Jazz for Ever”, sorti en 2013, un album que j’ai enregistré au Brésil, en hommage à un immense auteur-compositeur brésilien, roi de la Bossa Nova, dont le nom de scène était Johnny Alf. Je tenais à cet hommage, en regard de ce que ce musicien a apporté à son art, et je me dois de dire que la presse a été, avec moi, “cinq étoiles” pour cette réalisation.

Le suivant, “In a latin mood” revient sur des musiques originales, mais aussi des compositions de Grégory Privat ou de Baptiste Trotignon. J’y ai apposé mes textes dessus, et je me suis entourée d’une belle équipe : Thomas Bramerie à la contrebasse, Lukmil Perez à la batterie et Minino Garay aux percussions – Minino qui coproduit l’album aussi.

Quant aux invités : je te laisse en juger : David Linx à la voix, Marc Berthoumieux à l’accordéon, Giovanni Mirabassi au piano, Zaza Desiderio à la batterie, Acelino da Paula à la basse, Baptiste Herbin et Raul Mascarenhas aux saxophones, sans oublier mes deux fils, Julian LePrince Caetano au piano et Gaël LePrince Caetano à la batterie et aux percussions.

M.M. : Parle-nous enfin de ton dernier “bébé”, que tu viendras présenter au prochain Festival de “Parfum de Jazz”, l’été prochain ?

M.L. : L’album s’appelle “Children of The Night”, c’est, tu l’as dit, un grand hommage à Wayne Shorter que j’ai enregistré, cette fois, avec une équipe nouvelle, même si Lukmil Perez est toujours là, tout comme Baptiste Herbin. Il y a avec moi, le pianiste Leo Montana, le contrebassiste cubain Felipe Cabrera, un autre saxophoniste, cubain aussi, Irving Acao… et puis j’ai “invité” encore mon fils Julian, et Minino Garay.

L’album est tout récent. Il a été lauréat du titre “Chocs” de Jazz Magazine, et c’est donc lui que je viendrai présenter, le 16 août prochain, à Buis-les-Baronnies. Nous nous présentons dans une version “quintet”, avec Lukmil, Felipe, Irving et Leo.

C’est un album très cher à mon cœur. Wayne Shorter lui-même m’a écrit à son propos : “It’s a very good work. Go ahead. Don’t stop”

Et Hermeto Pascoal m’a écrit aussi : “Merveilleux. Tout est beau. Ta voix est juste et belle. Continue comme ça”

Cela m’a beaucoup touchée. Tu sais, écrire des textes sur des lignes de saxophoniste – comme l’était Wayne – ce n’est pas simple. Mais, si j’en juge à leurs commentaires, j’ai dû y parvenir. J’avais croisé Wayne, dans le passé. Mais je voulais retourner le voir, surtout après cet album. Mais la Covid était passée par là d’abord, et puis en mars dernier, il s’est en allé discrètement. C’est ainsi.

Il continue à nous remplir de sa musique, malgré tout.

Propos recueillis le mercredi 12 avril 2023

Manu…. ta vie musicale, tellement riche, mériterait tellement d’autres développements… Ca viendra sûrement. Ce petit échange, si chaleureux, donne envie de vite te retrouver sur scène, pour y retrouver Wayne, aussi.

A très vite…

Ont collaboré à cette chronique :