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Entretien avec Mario Stantchev

Ils sont de très nombreux pianistes à être passés entre ses mains. Tous gardent le souvenir d’un professeur qui savait laisser l’essentiel à chacun de ses élèves : la liberté. Peut-être parce que, d’une certaine façon, le manque de liberté a pu lui manquer, à une certaine période. Rencontre avec un merveilleux pianiste qui sait ce que le mot « humilité » veut dire…

 

Mario Stantchev

Le piano se lève à l’Est…

 

Michel Martelli : Mario, quels souvenirs gardes-tu de ton enfance bulgare ?

Mario Stantchev : Je n’ai pas d’impressions particulières de mes premières années en Bulgarie. Je suis né à Sofia, la capitale, dans une famille qui m’a fait très tôt baigner dans les arts. Et pas seulement la musique, même si oui, mes parents étaient musiciens. La littérature comptait aussi beaucoup, et elle a marqué ma sœur, plus jeune que moi de quatre ans. Ma sœur a fait du théâtre par la suite. Elle est aujourd’hui secrétaire de rédaction à Paris. Tu imagines bien que nous avons grandi dans un pays au régime dictatorial et cela avait quelques influences sur notre vie de tous les jours. En Bulgarie, à cette époque-là, on éprouvait de la suspicion par rapport à tout ce qui était étranger. Or, de par les origines de ma mère, on parlait français à la maison… Comment ma mère est-elle arrivée là ? Eh bien sa propre mère était, comme vous dites ici, « fille-mère ». Elle s’est mariée à un étudiant bulgare, qui était ingénieur en agronomie et qui, par la suite, est devenu un communiste invétéré… Donc, ma mère, dès ses treize ans, se retrouvait dans des villages perdus de Bulgarie… Mais cela ne l’a pas empêchée de faire sa voie, de rentrer au Conservatoire de Sofia, à la fois dans le chant lyrique, mais aussi comme comédienne. Elle a fait son chemin au travers de petites chorales, elle a obtenu quelques petits rôles dans diverses opérettes présentées à Sofia… mais elle a très vite arrêté sa carrière, lorsqu’elle a eu ses deux enfants, moi d’abord, ma sœur ensuite.

Mon père, Tinko, était un personnage hors normes. Inclassable. Son univers pianistique oscillait entre le classique et le cabaret, et il a eu l’occasion de se produire « à l’international », notamment au Proche-Orient, et puis également à Istanbul – qui était une ville neutre à cette époque, ce qui lui a donné le privilège de jouer pour de nombreux personnages historiques…. Et puis, mon père avait monté une petite formation, un trio, assez… inattendu : piano, xylophone et accordéon. A eux trois, ils revisitaient le classique qu’ils arrangeaient à la sauce « pop »… Si je devais trouver une quelconque analogie avec un groupe français, je dirai que ça ressemblait un peu à ce qu’ont pu produire « les Frères Jacques » ici. Et mon père n’aimait pas le jazz…

 

M.M. : Cet « héritage » familial a donc joué un rôle important, pour ta carrière ?

M.S. : Oui, certainement, j’ai eu cette influence depuis très jeune, mais simplement, je ne m’en rendais pas compte. J’écoutais souvent mon père jouer au piano, je m’asseyais sous le clavier, et j’apprenais comme ça. Nous étions logés d’une façon particulière, ça, c’est quelque chose de peu commun ici, en France : nous habitions dans un « appartement communal », c’est-à-dire, en fait deux appartements face à face et séparés par un simple corridor… Dans une des chambres, de notre côté, le piano de mon père…

Pourtant, même si je vais rentrer très tôt en école de musique, je dois dire qu’à mes tout débuts, comme il m’arrivait souvent de dessiner, j’ai hésité entre le dessin et la musique. Mais le chemin professionnel s’est dessiné tout seul. Ma candidature en école de dessin a été rejetée, par contre, celle de l’école de musique m’a ouvert de grandes portes… Scolairement, en pratique, j’ai fréquenté des classes qui laissaient une grande part à la musique. Les autres matières étaient très très allégées, notamment les mathématiques qui étaient quasi inexistantes – heureusement pour moi… En revanche, entre l’harmonie, la technique, le solfège, l’apprentissage musical était très sérieux. Du reste, je peux dire qu’on retrouvait beaucoup de traditions de l’Allemagne dans cette pédagogie, mélangées avec des influences soviétiques. Mais on se heurtait aussi à des problèmes : Gershwin, par exemple. Que mon professeur me faisait travailler « en cachette »… Un jour, je me suis fait surprendre en train de jouer Gershwin. On ne peut pas dire que sa musique soit particulièrement subversive… Eh bien, je me suis fait bannir de l’école ! Et c’est mon père, avec ses relations, qui me fera réintégrer. Ça te donne une idée de l’ambiance…

 

M.M. : Comment évolues-tu après ces quatre premières années ?

M.S. : Tu as compris que la Bulgarie était un pays aux règles strictes. Le chemin dessiné m’a emmené ensuite au Conservatoire de Sofia, où je vais suivre une classe particulière, qui réunissait des musiciens, des compositeurs, des chefs d’orchestre…. C’est à cette période que je vais commencer à fréquenter des musiciens de jazz. Notamment Milcho Leviev, qui en était passionné et qui voulait nous transmettre cette passion. Un goût de la transmission que j’ai gardé aussi, pendant toute ma vie professionnelle… Mais lui le faisait en cachette. Par la suite, Milcho a, avant moi, fuit ce régime. En 1970, il part aux États-Unis où il entre dans le Big Band de Don Ellis qui était très en avance à l’époque. Après avoir été mon « maître », il est devenu mon ami. Il est malheureusement décédé en octobre 2019…

Lorsque Milcho s’exile aux USA, je vais prendre sa place au sein du Simeon Shterev Quartet, ce qui sera une fabuleuse expérience…

Ce que je veux dire, aussi, concernant le jazz…. dans les années soixante-dix, il a connu, dans les pays de l’Est, une sorte de réhabilitation : on présentait cette musique, et on la mettait en avant, comme une musique d’opprimés… Grâce à cette « considération », j’ai pu en faire mon métier, finalement. Néanmoins, pour des raisons politiques, je ne pouvais pas aller jouer à l’étranger. Et même si je n’ai jamais été un opposant au régime, c’était pour moi très gênant…

 

M.M. : On ne s’étendra pas sur « ton arrivée » en France, mais ce fut rocambolesque…

M.S. : Oui, ça a été digne d’un bon film d’espionnage… Pour faire court, en 1980, le « Nancy Jazz Pulsations » – son équipe – avait eu l’occasion de m’écouter et m’avait invité à venir me produire en solo dans leur Festival. Officiellement, cette demande ne va pas aboutir. Refus complet de la Bulgarie. Alors, cela va être un départ « clandestin » pour lequel vont se mêler des amis proches, un faux passeport… Et ça a marché. Je suis arrivé à Nancy. Les conséquences ? Tu sais, la Bulgarie est un tout petit pays. Et lorsqu’on commençait à être connu au travers de la musique, c’est tout le pays qui vous connaissait. Oui, mon « départ » a eu un retentissement énorme. Mon propre père en a beaucoup souffert, et lui-même a pendant longtemps été convoqué dans les services de police. Ils voulaient lui faire dire… ce qu’il ne savait pas. En ce qui me concerne, j’ai coupé les ponts avec ce pays de Bulgarie jusqu’après 1989, et la chute du mur de Berlin. J’y ai quand même été considéré comme un traître à la Patrie. Alors que, encore une fois, je n’ai jamais été impliqué dans des groupes politiques. Moi, c’était juste l’absence de liberté qui me pesait… D’autres musiciens ont connu des sorts analogues au mien, je ne suis pas seul dans ce cas…

 

M.M. : En France, des liens se créent ?

M.S. : Oui, des liens se sont créés rapidement. A commencer par Nancy, et puis ensuite sur Paris où je n’ai jamais été « résident » mais où j’allais faire quelques concerts ici et là. Mais le Nancy Jazz Pulsations va me faire faire de belles rencontres. J’y ai fait les premières parties de gens comme Dexter Gordon ou Mal Waldron. Tous les deux m’ont écouté. Et puis ils m’ont encouragé, surtout dans cette voie du solo où je pouvais m’exprimer, moi… Mais cette richesse que je commençais à trouver dans l’est de la France, je voulais en trouver plus. D’où mes fréquents voyages parisiens. Et puis, en 1982, je vais mettre le cap sur Lyon. J’avais passé, et réussi, le concours qui devait désigner un accompagnateur des classes de danse. Qui étaient dirigées à l’époque par Lucien Mars, une vraie figure de la vie chorégraphique lyonnaise. Qui a collaboré à créer la Maison de la Danse, la Biennale de la Danse….

Pour moi, le Conservatoire va penser à mon nom pour la création d’une classe piano-jazz, et puis ensuite, en 1987, le Département Jazz du Conservatoire. Pour ce dernier projet d’ailleurs, je voudrais rendre hommage ici au travail énorme qu’a fourni avec moi le contrebassiste Frédéric Vacher. Je crois sincèrement qu’il n’a pas été remercié comme il aurait dû l’être. Bien au contraire. Je tenais à le dire…

A la suite de ça, les cours de piano-jazz ont débuté très vite. Et ils ont vite pris le pas sur les cours d’accompagnement…

J’ai connu un événement très important, lorsque je suis arrivé en France : je vais participer à un concours international d’improvisation qu’avait mis sur pied le grand organiste français Pierre Cochereau, malheureusement disparu en 1984. Je crois que c’était là sa dernière organisation. Il y avait deux « sections » : classique et piano-jazz. J’ai remporté le prix en piano-jazz, juste devant Franck Amsallem. De bons débuts sur le sol français…

 

M.M. : Et tes formations, dans tout ça ? On n’en a pas encore beaucoup parlé…

M.S. : Mon premier quartet date de mes années de Conservatoire. Avec des musiciens comme Vlaio Vlaev, Krum Kalachev et Todor Shikov… Ensuite, j’ai eu la période du Simeon Shterev Quartet, où je me suis vraiment révélé comme soliste et en tant que compositeur…

En 1982, à Lyon, je vais monter le « Multidirectionnel Trio », avec Hervé Czak à la contrebasse et Paul Sebban à la batterie. C’est cette année-là que mon nom va commencer à circuler dans les clubs lyonnais, que Jean-Paul Boutellier, le tout nouveau directeur de « Jazz à Vienne » va me programmer en première partie de Dizzie Gillespie…

Mon premier disque, en France, – car j’ai participé à de nombreux albums en Bulgarie – sera avec Daniel Humair et Mike Richmond à la contrebasse. L’album s’appelait « Un certain parfum »…

J’ai joué aussi avec diverses personnalités comme Riccardo del Fra, la famille Petrucciani – j’ai connu Michel juste avant son départ pour les USA…

Et puis je vais mettre sur pied le Mario Stantchev Quartet, avec Laurent Blumenthal au saxo alto/soprano, Gil Lachenal à la contrebasse et Alain Dumont à la batterie. Avec ce quartet, nous avons tourné quatre-cinq ans, mais nous n’avons pas fait d’albums…

En vérité, tu peux te rendre compte que je ne me suis jamais arrêté à un type de formation particulier. Trio, quartet, quintet… peu m’importe. Dans les années quatre-vingt-dix, je vais monter le Mario Stantchev Sextet. Une aventure qui va durer treize ans, et dont l’ensemble connaîtra deux rythmiques. D’abord, m’ont entouré Michel Barrot (trompette et bugle), Roger Nikitoff aux saxophones, et Francesco Castellani au trombone – à mon sens le meilleur trombone d’Europe. Et puis étaient là aussi Gérard Guérin – qui a été remplacé par la suite par Didier Del Aguila à la basse, et Alain Couffignal – qui sera remplacé ensuite par Jean-Luc di Fraya à la batterie. Michel Barrot a créé une école de jazz, à Salon de Provence. Et Salon est vraiment devenu notre quartier général pour cet ensemble. De 1994 à 2007, beaucoup de projets sont nés là-bas…

 

M.M. : Et aujourd’hui, alors ?

M.S. : Avant de te parler de mon actualité d’aujourd’hui, je voudrais insister sur le fait que l’amitié a toujours été présente chez moi, et avec une grande importance. Elle a été présente sur de nombreux projets que j’ai pu faire tout au long de ma carrière…

Dans les années quatre-vingt-dix, grâce à François Lubrano – qui a notamment créé l’AIMRA, l’école de jazz de Lyon, on a pu faire une série d’enregistrements à New-York, avec Michel Perez à la guitare, et Jean-Louis Almosnino également…

Lorsque nous avons arrêté le sextet, je me suis lié d’amitié avec le saxophoniste lyonnais Lionel Martin, qui est un musicien très original, avec une personnalité très différente de la mienne. Mais tu sais que, souvent, les personnalités contraires s’attirent et produisent ensemble du bon travail… Avec Lionel, nous avons produit deux albums, sous son label Ouch ! Records : d’abord « Jazz before Jazz », et puis ensuite « Madness Tenors » (clin d’œil à « Tenor Madness », l’album de Sonny Rollins), un album sur lequel on avait invité le saxophoniste américain George Garzone… Et puis, un album est tout frais aussi dont le titre est « Live at Opera Underground », un album autour de la musique de Louis Moreau Gottschalk.

Et puis je travaille aussi pour le flûtiste Michel Lavignolle – professeur de flûte au Conservatoire de Lyon – qui m’a commandé plusieurs pièces…

Enfin, je voudrais te citer mon album « Monk and more », que j’ai enregistré avec le « New Bulgarian Trio » qui regroupe avec moi Dimitar Karamfilov et Hristo Yotsov. Un mélange entre les compositions de Thelonious Monk, et les miennes…

 

M.M. : On connaît peut-être moins ton côté « compositeur »…

M.S. : Alors qu’il prend de plus en plus d’importance dans ma tête, vu que j’avance en âge et que… je pense à la suite. Oui, j’écris beaucoup de pièces pour piano actuellement encore. Mais je te confesse qu’il est devenu très difficile de trouver un éditeur… Je crois que je suis en train de terminer tout ce que j’ai pu retrouver dans mes tiroirs et qui était inachevé ! Mais tu as raison d’insister : quand on cite le nom de Stantchev, on voit le musicien, le pianiste, et moins le compositeur…

Par contre, ça va peut-être t’étonner, je ne me suis jamais considéré comme un pédagogue. Alors que, dans cette activité-là particulièrement, j’ai enregistré beaucoup de retours très positifs, de la part de mes anciens élèves, et c’est quelque chose qui m’a toujours beaucoup touché. J’ai eu avec moi deux sortes d’élèves : ceux qui avaient d’entrée beaucoup de potentiel, et un talent précoce, et puis ceux qui avaient d’entrée moins de capacités techniques ou qui avaient commencé le piano plus tard. Mais ces derniers, et grâce à l’amour qu’ils portaient à la musique, sont allés très loin. Et ils font parler leur talent aujourd’hui. Je pense à Olivier Truchot, à Damien Argentiéri….

Si je changerais quelque chose à la vie que j’ai connu ? Non… je ne serais pas moi… je ne serais pas celui que je suis devenu, derrière un piano. Je ne t’apprends rien en te disant qu’avec le temps, on se rend compte qu’il est important d’être et de rester soi-même.

Je voudrais profiter de cet entretien pour donner deux noms. Deux noms de personnes qui ont beaucoup compté pour moi. D’abord, il y a Yves Dugas. Yves est le patron d’une entreprise de pianos, « Lyon Music ». Un excellent accordeur, qui représente une très grande marque de pianos.

Yves m’a toujours suivi, et fourni en instrument, pour que je puisse toujours jouer sur un piano de grande qualité. Mieux : lorsque je suis retourné jouer en Bulgarie, il n’a pas hésité à mettre un piano dans son camion et de faire le voyage jusque là-bas pour me l’amener. Cinq mille kilomètres aller-retour…

Et puis, Jacques Seigneret, le président de « Jazz à Fareins », mon ami…

 

Non, tu vois, je ne changerais pas grand chose… L’amitié a toujours conduit ma vie, et c’est une grande richesse. Si !… je restreindrais le nombre de directions prises dans une seule et même vie !

Mais, après tout, ça ne m’a pas trop mal réussi…

Propos recueillis les 05 et 06 mai 2020

 

 

C’est avec un peu d’appréhension que j’ai abordé cet entretien. Eu égard à la personne de Mario Stantchev, de son parcours, de tout ce qu’il a pu apporter au monde du piano… Du vouvoiement initial, nous sommes vite passés au tutoiement, me montrant ainsi que, derrière le compositeur et le musicien hors pair, il y avait aussi un homme qui ne fait pas de différence entre ses semblables.

Et ça, c’est très riche.

Merci, Mario, pour cet entretien chargé d’émotion…

 

Ont collaboré à cette chronique :