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Entretien avec Tony Kazima

Il est né à Besançon, dans le Doubs. Une ville qu’il quittera rapidement, pour atterrir (dans sa version familiale) dans le Jura. Dans le monde des pianistes de jazz français, il a une place à part. Car son originalité fait mouche à chaque fois….

 

 

Tony Kazima

 

Dans les pas de Ray Charles…

 

 

Michel Martelli : Tony, que dirais-tu de ton premier contact avec la Musique ?

Tony Kazima : Je te répondrai qu’il commence par de l’écoute. Par beaucoup d’écoute. Mes parents n’ont jamais pratiqué la musique. Personne n’en jouait, autour de moi. Une cousine, si, qui a fait un peu de piano pendant quelques années avant de s’arrêter, et son frère également, mais lui en avait été dégoûté par son professeur. Mon cousin chantait, mais sa voix avait mué à l’adolescence, et sa nouvelle tessiture ne l’avait pas encouragé à poursuivre… La seule chose de bien, finalement, c’était que ma tante avait conservé le piano ! Et moi, à cinq/six ans, je vais me dire que « avec ces touches noires et blanches, on doit sûrement pouvoir faire quelque chose… »

Mais avant ça, je dois te dire que ma première envie, musicalement parlant, avait été pour… le saxophone. Dans mon école, un saxophoniste était venu se produire et j’avais beaucoup aimé… Ça, plus le piano de ma tante, l’intérêt était déjà là. Alors que je vais avoir huit ans, ma mère va m’inscrire à l’école de musique de Tavaux (un village à côté de Dole, où nous habitions). Cette petite ville, de quatre mille âmes environ, avait vraiment tout ce qu’il fallait. Ma professeure de piano s’appelait Aleth Trésillard et je garde d’elle de merveilleux souvenirs avec de la gentillesse, de la douceur, de la patience… J’ai fait, avec elle, huit années de cours de musique classique. Et, à côté, du solfège. Avec deux professeurs, Christian Lafarge et Claude Rollier – qui était le chef d’orchestre de l’harmonie « La Fraternelle de Tavaux ».

Tavaux.. là où tout a commencé, et où je retourne encore régulièrement parce que ma famille y vit toujours. Sauf mon père, qui est décédé depuis douze ans, et qui a été quelqu’un de très important pour moi. Un véritable exemple, qui, en plus, m’a amené au jazz. C’est dans sa discothèque que j’ai puisé les bases de ma culture musicale.

 

M.M. : Tu étais « dans ton élément » ?

T.K. : Dans la musique, oui, bien sûr. Mais peut-être pas la classique… J’ai fait cinq ans de solfège, dont la dernière année à Dole. Au bout de ces huit années d’enseignement, je vais carrément arrêter les cours de musique classique. Je t’avoue que, les derniers temps, je n’y allais plus trop. Et puis le solfège « me gavait » et je prenais du retard dans le programme… Cette voie là ne m’attirait plus, d’autant que j’avais commencé à faire du jazz. J’avais seize ans, et je rêvais de jouer du blues. Et d’ailleurs, ma prof m’avait donné quelques morceaux à jouer, pour que je puisse me rendre compte de ce que c’était. A neuf ans, déjà, je jouais mon premier morceau boogie-woogie, « Boogie n°1 », et j’en voulais d’autres. Par la suite, je me débrouillais pour me procurer les partitions de Ray Charles. A l’âge de douze ans, je vais commencer à improviser sur ces partitions, tout en écoutant les solos sur les disques…. tu sais, le jazz, chez moi, c’est une grande part en autodidacte…

Malheureusement, dans le Jura, tu ne trouvais pas de classe de jazz. A Dole, il existait un endroit, qui s’appelait « Les Caves », et c’était un endroit où venaient répéter des musiciens, sur toutes sortes de musiques, mais le jazz… c’était minime. Et moi, ça ne me convenait pas. Je me suis mis à chercher sur le Net des classes de jazz… et je tombe sur une école, à Tours, qui proposait un programme de jazz moderne. Et moi qui rêvais de Paris, voire des États-Unis… Pour finir, je vais me retrouver, après l’obtention de mon Bac, en Faculté de Musicologie… à Dijon. Mais je dois préciser aussi que, depuis mes seize ans, j’avais commencé à me faire un nom dans l’univers du piano-bar, notamment au pub « Northwich », où je me produisais toutes les deux semaines.

 

M.M. : Donc… tu te lances à Dijon ?

T.K. : J’y vais surtout… pour faire plaisir à ma famille. A la base, plus pour elle que pour moi… En ce qui me concerne, j’ai beaucoup aimé la ville en elle-même, les piano-bars aussi, surtout le « Bam Jam Café » qui était rue Jean-Jacques Rousseau. Pourquoi ? Parce que, dans ce bar, nous y avions fait une soirée d’intégration étudiante. Et il y avait un piano…. J’ai donc demandé au patron si je pouvais en jouer. Il me dit « OK », je commence à jouer… et je suis devenu comme ça la coqueluche du groupe, très rapidement. Ça me plaisait, et puis.. je voulais commencer tôt. Depuis que Ray Charles m’avait inspiré, l’envie n’avait fait que grandir en moi. Et je ne voulais pas que ça s’arrête, même si, crois-le ou pas, j’étais quelqu’un de très timide. Ce n’est pas immodeste de dire qu’à seize ans, j’avais déjà acquis un certain niveau… je le sais parce que j’avais, devant ma professeure de piano, improvisé sur le titre « Jumpin at the woodside » de Count Basie. Elle avait été scotchée.

Donc, au « Bam Jam Café », je suis rapidement devenu un habitué des lieux, et payé en plus. A tel point que je vais rester à Dijon une année de plus, mais sans la faculté, uniquement en jouant dans les piano-bars, dans les restaurants… Et quelques scènes, aussi.

 

M.M. : La scène, que tu avais déjà expérimentée à Dole…

T.K. : Oui, c’est vrai. Et dès l’âge de dix-sept ans. J’avais rencontré un batteur local, Jean-Pierre Sigu qui avait beaucoup d’expérience. Il m’a apporté beaucoup. Avec lui, je formerai mon premier groupe, enfin, un groupe… un duo, qui s’appelait « Duo Swing ». Avec ce duo, nous avons connu de belles expériences, comme pendant le Festival « Cirque et Fanfare » de Dole où nous avions joué deux jours durant, avec le remplissage du chapiteau le deuxième jour ! Fantastique… Par la suite, Jacques Roux, un guitariste, nous a rejoints pour jouer. Lui aussi m’a beaucoup appris, notamment dans l’harmonie…

Mais, tu sais, avant cette expérience… j’avais eu l’occasion de jouer, à quinze ans seulement, dans la Maison de Retraite que dirigeait ma tante, « Les Opalines de Dole », devant ses pensionnaires. Inutile de te dire le trac que je pouvais ressentir à cette époque, mais au final, ce premier passage « face à un public » a été très utile pour moi, quant à la disparition de ce trac.

 

M.M. : Revenons à Dijon… une rencontre va être déterminante, pour toi…

T.K. : Oui. Donc, je me produisais beaucoup dans divers lieux sur Dijon. Un soir, je vais rencontrer un (ancien) musicien-compositeur, Thomas – je t’avoue que je ne me souviens plus de son nom… – que j’avais remarqué parce qu’il venait souvent m’écouter, mais ne restait jamais après mes prestas pour venir me parler, comme le public le fait régulièrement. Sauf cette fois-là, où il me dit d’abord qu’il aime beaucoup ce que je fais, et pour me donner ensuite trois adresses sur Paris. Et, parmi ces adresses, celle de Fabrice Eulry… Je la note avec soin. Et, à la fin de mon année scolaire, je vais me débrouiller pour aller écouter Fabrice, qui donnait un concert à Paris, au « Petit journal de Saint-Michel », un club où je vais débarquer, alors que j’ai tout juste dix-huit ans. Fabrice jouait ce soir-là en solo et, franchement, ça a été pour moi une nouvelle révélation, face à ce pianiste qui nous a donné un échantillon de toute sa palette, et, crois-moi elle est grande. A la pause, je me suis permis de l’approcher, et de l’accoster. Je voulais lui demander quelques conseils avisés, pour que je puisse, dans le futur, vivre de mon art… Sais-tu comment il a réagi ? Il m’a proposé de faire avec lui un « quatre mains », juste avant sa propre reprise… Tu parles si j’ai accepté. On a fait ce morceau ensemble, et… c’est lui qui a été soufflé. Il m’a dit, ensuite : « bientôt, c’est toi qui va m’en apprendre… ». C’était gentil. Mais j’ai réalisé ce soir-là que, tout ce que je voudrais faire en musique, je le réaliserai. Rien ne me rebuterai. Ne perds pas de vue que la musique m’a, en quelque sorte, sauvé. Je n’étais pas forcément bon, ailleurs. Notamment dans mes études. J’ai investi toute ma vie dans mon piano. Et Fabrice a su me faire confiance. Lui qui est une star.

 

M.M. : Tu vas poursuivre ta collaboration avec Fabrice Eulry ?

T.K. : Oui. Fabrice organisait des stages de musique, chez lui, à Cluny. Deux mois après cette soirée à Paris, je vais y aller, avec d’autres musiciens, pour un stage de quatre jours. Un stage durant lequel je vais faire la connaissance de Carl Schlosser – saxophoniste, flûtiste et compositeur qui a joué avec Sacha Distel, Claude Bolling ou Ray Charles – et le batteur Stéphane Roger. Tous les deux nous ont donné des cours, des cours assez libres mais passionnants. J’ai vraiment aimé ce que je vivais là, à tel point que je suis resté deux jours de plus que mes camarades de cours. On « jamait » le soir, ensemble, et j’ai compris qu’ils appréciaient réellement mon jeu. Un jeu qui avait monté d’un niveau, en plus, et tout ça grâce à Fabrice. Mais, tu sais, je rehaussai mon jeu au piano rien qu’en l’écoutant ! Mais il est indéniable qu’il a propulsé ma carrière, je suis devenu « pro » entre dix-huit et dix-neuf ans grâce à lui. Et il a aussi « rassuré » ma famille qui, eux, ne tenaient pas particulièrement à ce que je devienne pro. Voilà pourquoi j’ai arrêté la Fac.

 

M.M. : Et côté groupes, alors ?

T.K. : Toujours à Dijon, je vais continuer ma voie avec « La Compagnie Jazzogène », un duo que j’ai constitué avec Julien Clergeot qui joue du cornet à pistons… Nous avons écumé toute la scène dijonnaise, et quelques beaux concerts… Autant Julien était rigoureux que moi j’étais décontracté ! Il a eu le temps de m’apprendre encore quelques ficelles du métier, avant d’arrêter sa carrière pour raisons personnelles.

Par la suite, je vais revenir sur Tavaux – j’ai vingt ans – mais je voyais toujours Fabrice de temps en temps. Et un jour, il m’a fait jouer en région lyonnaise, au club « Les Platanes » qui vient de fermer au début de cette année… Cette première expérience lyonnaise n’aura pas de retombées directes, mais moi, j’étais content de jouer dans ce lieu qui avait vu passer Daniel Huck ou Jean-Pierre Bertrand.

Et puis, Fabrice m’a emmené aussi jouer en Belgique, dans les environs de Bruxelles, pour une soirée privée d’anniversaire. Mais un anniversaire particulier puisque celui de la Princesse Constance Duchastel. Nous avions joué avec Carl, et Stéphane. Et puis, nous avions aussi avec nous, au chant, Émilie Hédou. J’avais fait la première partie, et les pauses, en solo. Cette expérience va me faire rencontrer Sylvianne Nellens, une amie de la Princesse Constance, fille du Directeur du Casino de Knokke-le-Zoute. Elle va m’héberger un temps, ce qui va me donner du temps pour prendre mes marques, pour mieux revenir ensuite en Belgique pour jouer dans d’autres soirées privées. Et c’est quelque chose que je fais encore aujourd’hui, tous les ans. J’ai pu assurer le côté musical de soirées pour le Prince de Belgique, pour la Deutsch Bank de Belgique, pour le mariage aussi du footballeur belge Yannick Ferreira Carrasco.

Comme tu le vois, les groupes vont véritablement arriver sur Lyon.

 

M.M. : Parce que tu vas te fixer à Lyon ?

T.K. : Oui, je tournais un peu en rond, chez moi, dans le Jura, et, sur les conseils de Fabrice, toujours, je vais arriver, à vingt-et-un ans, à Lyon. Et, bien sûr, il a fallu que j’y fasse mon trou. Le premier groupe va être « The Big Beat Band », un ensemble qui était emmené par Patrick Bensoussan, au sax. Autour de nous, tu pouvais trouver Frédéric Douki à la guitare, Eric Di Tursi à la batterie, Dominique Molton à la contrebasse et Thierry Amiot à la trompette. Bien sûr, cet ensemble existait avant que je n’y arrive.. mais du coup, ils m’ont mis véritablement le pied à l’étrier sur la scène lyonnaise. Le répertoire, c’était New-Orléans, boogie, swing et… rock’n roll. Un groupe à deux mille volts ! Il m’arrive encore d’aller les épauler.

Mais je vais aussi continuer à jouer en solo, notamment au « Hot Club ». Au début, bien sûr, ce n’était pas beaucoup de dates, mais bon… J’allais aussi jouer à « l’Impérial Palace » d’Annecy, plusieurs fois par mois… et aussi à La Clusaz, à l’hôtel « Au cœur du village » – un cinq étoiles. Partout, j’ai peaufiné mon jeu « piano-bar ». Tu sais, il n’y a pas de secret. De la passion, du jeu, c’est comme ça que tu progresses.

Au Festival « Jazz and Cheese » – dans le Queyras – je vais avoir l’occasion de jouer avec Donald Ray Johnson, le bluesman américain qui a été le batteur du groupe « A taste of honey » aux États-Unis, et le Gas Blues Band. La chanteuse américaine Denise King est venue sur scène aussi pour chanter sur notre musique.

Alors que je me produisais aux « Platanes », je vais rencontrer Gérard Ramella, une personne très impliquée dans le monde du show-biz, fan absolu de jazz. C’est grâce à lui que je vais pouvoir aller jouer à « Jazz à Vienne », sur la scène Cybèle, en duo avec Zaza Desiderio – que tu connais.

A la suite de ça, va naître le « Tony Kazima Trio » avec, dans sa première version Lorenzo Morrone à la batterie, et John Connaughton à la basse.

Le premier concert de mon trio aura lieu en février 2017, au « Hot Club ».

Dans ce groupe, qui va bouger, tu vas pouvoir retrouver, à la batterie Ken Malaisé, Josselin Hazard, Maxime Prebet ou Josselin Perrier, et, à la contrebasse, puisque John s’est exilé dans les îles anglo-saxonnes, Cyril Billot, Héliodore Perrot ou Xavier Nikçi – qui était le contrebassiste de Bireli Lagrene.

Ce trio tourne maintenant bien. Je l’augmente en version quartet, en incluant la trompette de Thomas Le Roux, et également en version quintet avec le sax de Jean-Alain Boissy.

Et puis, je me produis toujours en solo, au Sofitel de Lyon très souvent, ainsi que dans les bars Ninkasi.

 

M.M. : Une dernière belle note, pour terminer ?

T.K. : Dernière, je n’espère pas !… Non, sérieusement, nous avons connu une année 2019 « éclatante », avec des invitations au Rhino Jazz Festival, à Jazz à Saint-Thibery, au Carré du Perche aussi, en Normandie, ou à Bois-d’Arcy en région parisienne…

Mais je crois que ma plus belle expérience aura été ma participation – suite à un casting – au film de Nicolas Bedos, qui est sorti en novembre dernier, « La belle époque ». Une expérience merveilleuse, tu t’en doutes bien…

Une de mes compos, « I’m free », tu pourras l’entendre. Je la joue après dix minutes et dix secondes de film… tu me verras entre Daniel Auteuil, Fanny Ardant et Guillaume Canet.

 

 

Propos recueillis le vendredi 5 juin 2020.

 

 

Tony, ce n’était pas, à proprement parler, notre premier contact, puisque nous nous sommes rencontrés sur Montélimar, pendant les journées jazz de l’association « Jazz dans la Ville ».

J’étais donc très heureux de te proposer cet entretien, qui permettra de faire connaître un peu plus la magie que tu dispenses au piano, partout où tu passes…

Merci à toi pour ça…

Ont collaboré à cette chronique :