Chronique de film

Film : « Le Journal d’une jeune femme sourde » de Frank Cassenti

Réalisateur bien connu des afficionados du jazz, mais pas que (pour ne citer que quelques uns de ses films : « Changer le monde », « Billie Forever », « Carlos Maza », « les elles dans le jazz », « Archie Shepp, je suis jazz, c’est ma vie »…), Frank Cassenti vient de sortir tout récemment un documentaire étonnant, « le journal d’une femme sourde ». C’est d’une grande beauté et d’une grande force poétique et humaine. Avec toujours la musique au centre et l’improvisation comme moteur.

 

Voilà la critique que j’en ai faite en septembre dernier.

 

Nous sommes des caisses de résonnance pudiques et ébahies, nous nous faisons l’écho du cosmos. Il faut pour cela laisser le silence nous envahir. Chez Lily, la protagoniste du dernier film de Frank Cassenti, « le journal d’une femme sourde », c’est arrivé sans crier gare. Atteinte d’une maladie neurologique, elle s’est petit à petit éteinte aux entendants. Pas même un filet de son. Rien. Un cap, pour appréhender soudain ce monde des sourds.

Le film, d’une manière douce, discrète, tout de connivence, nous montre sa renaissance. Elle vient de faire la connaissance d’une jeune conceptrice qui a inventé une basse, la body bass, faite d’un seul bout de métal, qui conduit le son à la hauteur de son ventre, et qui l’enveloppe. Elle participe à un atelier, avec d’autres musiciens et c’est à son apprentissage que nous assistons. En connexion avec le batteur, par vibrations, elle se laisse aller à jouer. Ces acolytes n’en reviennent pas de son écoute, elle qui n’a que le smartphone et ses logiciels traducteurs pour communiquer. Elle découvre, selon ses propres mots, qu’on peut entendre par le ventre.

Le réalisateur, plein de tact, amène petit à petit cette femme à se dévoiler. Quelques questions bien choisies ou spontanées, un cadrage très serré et la poésie nait. Derrière son combat, pour lutter contre la maladie, l’isolement, la perte, il y a le combat universel, l’émergence de notre humanité. Sans larmes, sans pathos, le film montre à quel point le handicap nous fait prendre conscience de notre fragilité, du temps où nous étions seuls, sans protection. Peut-être y a-t-il un peu de cela dans ces images, un retour à la préhistoire de notre humanité, et tout le chemin qu’elle a accompli pour survivre et vivre. Dans le film, ce sont les musiciens qui viennent à elles, qui font le chemin à l’envers.

Mais c’est aussi une ode à la musique. Et à un festival des sensations. Il suffit de voir ces images d’une femme décrivant ce que cela lui fait de jouer avec d’autres : une vibration intense, un souffle qui enfle et qui se termine en feu d’artifice. Lily pose des mots sur son expérience. La musique, c’est la possibilité du lien à l’autre, de la communion, d’un langage qui ne se pose pas la question de qui est qui, juste le plaisir du présent. Me revient en mémoire cette poésie en partage dans le précédent film de Cassenti « Changer le monde » du saxophoniste Archie Shepp, qui parle d’une fille, les jambes écartées, arquées, humide…du cœur. « La vie, quoi », dirait Higelin, « le bordel ». Les hasards de la vie. Encore une force du film que de parler d’improvisation. De voir et d’entendre ce groupe improviser. Dans l’improvisation, on rencontre, on joue, on découvre l’autre, on joue sa vie et comme le dit Lily, si c’est fait avec le cœur, ça retourne au cœur.

Deux silences encadrent ce film. Qui est constamment traversé de sons, de vibrations, de joie contenue, d’expérience humaine singulière, d’amitié, de présents. On voit en arrière-plan dans la pièce qui sert de répétition au groupe, deux photos, celle de Dizzy Gillespie et celle de Sigmund Freud. Deux personnalités qui résument bien ce que le philosophe Clément Rosset appelait la joie tragique. D’un côté, Dizzy, qui charrie toute la culture du jazz, celle qui pétille, joyeuse, porteuse des plus belles envolées bebop, mâtinées à la sauce latine. De l’autre, Freud, le grand sondeur des âmes, le pape de l’inconscient, le déchiffreur des pulsions de vie et de mort. C’est ce qui rend ce film si fort : il s’est fait au hasard (sur une rencontre fortuite) et, poursuivant sa quête, sans le savoir, aboutit à cette intrication entre peurs, souffrances et joie. Parfois, on reste sans voix. Les mots, elle, Lily ne les a pas perdus. Ils résonnent en elle, elles les prononce, les écrit, les choie.

Le silence finira-t-il par l’emporter ?

 

Ce film, réclamez le dans vos salles de cinéma, s’il n’est pas encore programmé ou aux associations de cinéma d’art et d’essai qui font vivre le cinéma de qualité.

Ont collaboré à cette chronique :