Quatre premiers albums parmi les incontournables de cette rentrée, dont deux bons double-live… Entre le mystique Miles, l’ésotérique Magma, et les cosmiques Volunteered Slaves comme Thomas De Pourquery & Supersonic, un festival de gros son où estival rime avec revival.
MILES DAVIS Live at Vienne-91 «Merci Miles!» (Rhino / Warner)
Ceux qui y étaient comme tous ceux qui n’avaient pu y trouver place seront fous de joie d’apprendre, pile trente ans après, l’édition inattendue de ce beau cadeau à l’heure aussi du quarantième anniversaire du festival : la sortie cet été de ce live inédit (double CD et double vinyle) du Miles Davis Group enregistré à Jazz à Vienne le 1er juillet 1991. Galette captée qui plus est seulement quelques semaines avant la disparition du maître le 28 septembre qui suivit.
Un témoignage posthume éloquent qui ravira les fans et au delà, avec deux fois quatre titres étirés dans leur version live par le super groupe entourant ici le Picasso du jazz à son crépuscule. Cinq ans après la sortie de Tutu et deux après celle d’Amandla, ce n’est pourtant pas Marcus Miller que l’on y entend, mais deux autres monstres de la basse. En «lead bass» avec un instrument unique à mi-chemin entre basse et guitare, on trouve l’insaisissable Joseph McCreary alias Foley, une grande figure à part de la black-music qui a accompagné Miles, toujours avec son fameux look très excentrique, ses quatre ultimes années scéniques. Sa basse électrique «piccolo» accordée pratiquement un octave au dessus de la norme la faisant sonner telle une guitare, aussi bien pour le funk, le blues ou les envolées plus hendrixiennes. Un multi-instrumentiste génial (aussi batteur chez George Clinton !) dont les slaps – rappelons-nous que c’en était alors l’apogée- ne sont pas sans rappeler Larry Graham ou bien sûr Marcus Miller, et qui est là secondé par son confrère de Chicago Richard Patterson (présent aussi sur le live de Miles à Montreux) que l’on était habitué à voir derrière David Sandborn. Avec encore l’excellent pianiste Deron Johnson aux claviers et Ricky Wellman aux baguettes tout à tour subtiles ou tonitruantes, c’est surtout la prestation légendaire de Kenny Garrett au sax qui va rappeler de sacrés souvenirs à ceux d’entre nous qui avaient la chance d’être dans les gradins.
Ecrit par Marcus Miller (comme Amandla plus loin), c’est Hannibal qui ouvre les festivités et installe patiemment l’ambiance dans une version d’un bon quart d’heure. Les chorus de Garrett y sont déchirés et déchirants, inouïs comme un cri à l’infini, tandis que la frappe du batteur fait du ping-pong avec les basses. Une folle présence encore sur Human Nature qui suit (écrit par Steve Porcaro), et dont le thème nous saute d’emblée à l’oreille, avec un son qui nous remémore toute une époque, celle du tube de Cyndi Lauper, le fameux Time after Time que Miles introduit paisiblement à la trompette. Comme Jailbait plus loin, Penetration est un morceau écrit par son ami Prince et, là encore, c’est bien le son si spécifique de cette période mythique (déjà lointaine et pourtant si présente…) qui nous flash-backe, notamment par les synthés façon Herbie Hancock ou George Duke.
La seconde galette ouvre avec une longue intro en pur free style sur Wrinkle où les amateurs de slap seront servis, avant une impressionnante cavalcade instrumentale finale. Suivent ensuite le magnifique Amandla qui offre un merveilleux mariage entre la rondeur enveloppante de la basse et la présence étincelante du piano, puis Jailbait, signé Prince donc, étonnement plus bluesy que funky malgré ses rafales de B3. Le final du band nous rappelle aussi que c’était l’époque des interminables solos de batterie, avec ici celui de Ricky Wellmann qui ne déroge pas à la tradition.
Sobrement intitulé “Merci Miles !” ce double live inespéré est une belle façon de rendre hommage à celui qui nous a tant apporté. On dira donc aussi un grand merci à ceux qui nous ont fait la surprise de faire aboutir cette parution joliment graphique avec un livret rédigé par Ashley Kahn. On peut juste regretter qu’il ne soit qu’en anglais pour narrer ce moment historique vécu «chez nous».
MAGMA «ESKAHL 2020» double live ( Seventh Records / Bertus)
Et pendant qu’on est dans les légendes, et que l’on parle de double album live, voilà donc un ixième Magma qui aurait pu, lui aussi, être celui de Vienne où la bande à Vander jouait pour la première fois en un demi-siècle de carrière, le 11 juillet 2018 (voir jazz-rhone-alpes.com/180711-magma-theatre-antique/). Mais c’est l’an dernier juste avant le premier confinement, lors des concerts débutant cette tournée, que furent captées ces «Eskhal 2020» essentiellement à Perpignan, puis Toulouse et Bordeaux.
Alors que dire que nous n’ayons déjà rabâché et que vous ne sachiez déjà. LE groupe live par excellence depuis plus de cinquante ans, une expérience unique au monde -où ils tournent sans cesse- à vivre au moins une fois dans sa vie en se frottant au style «zeuhl» et au langage «cobaïen», dans un maëlstrom sonore inouï de jazz-rock progressif et hypnotique où le sidérant montage choral des voix transforme chaque prestation en un affolant opéra sauvage. Des concerts marathoniens livrés comme une grand-messe de communion où, une fois la partition lancée, on entre comme dans un inarrêtable engrenage, tourneboulant jusqu’à la transe complète, avec certains titres frôlant parfois l’heure!
On peut donc sourire à voir que les trois titres du premier opus soient des «fragments» qui font quand même… entre 16 et 23 minutes.
D’abord Theusz Hamtaahk et sa lente et sépulcrale ouverture avant que la grandiloquence d’un délire bien free booste soudainement la machine infernale jusqu’aux premières folles vocalises. Directement enchaîné après un gros quart d’heure à Wurdah Itah où, la encore, ce sont bien les vocaux et les envolées du piano qui nous affolent. Pas le temps de souffler puisque voilà le mythique et incontournable Mëkanïk Dëstruktïw Kömmandöh, transe ascensionnelle et délire guttural du gourou Christian Vander. Comme toujours, le très souple Rudy Blas, félin aux g(riff)es acérées, démontre encore qu’il est parmi les meilleurs guitaristes de rock. Il est encore phénoménal sur Kobaïa (concert de Bordeaux) qui entame le second opus avec son ambiance très seventies et la superbe voix d’Hervé Aknin. Le lendemain, c’est à Toulouse qu’est enregistré le magnifique For Tomorrow alors que s’éteint Mc Coy Tyner auquel Vander tient à rendre hommage, l’un des plus grands pianistes de jazz et qui fut notamment du quartet de John Coltrane. Auroville, écrit par Michel Graillier, offre la seule parenthèse apaisée de cette somme tumultueuse, un instrumental aux claviers aériens et enchanteurs, avant de se clore dans la frénésie de Tröller Tanz live à Perpignan.
Il faut souligner que le onztet présentait ici un nouveau line-up de haute volée (pléonasme chez Magma), puisqu’autour de la batterie du leader, outre les inamovibles et formidables voix de Stella Vander, Hervé Aknin, Isabelle Feuillebois, Sandrine Destefanis, Sylvie Fisichella et Laura Guarrato, et du fidèle Rudy Blas à la guitare, on redécouvre aux divers claviers une paire d’as avec Simon Goubert et Thierry Eliez, et à la basse le fiston du maître Jannick, son fils Jimmy Top, lui aussi au «top» et d’une saisissante ressemblance, les fameux gants de cuir en moins…
THE VOLUNTEERED SLAVES «SpaceShipOne» (Day After Music /Kuroneko)
Formé il y a déjà bientôt vingt ans, ce groupe dont le nom ne vous dit peut-être pas grand chose est un collectif de jazz protéiforme qui a parsemé son parcours de quatre albums avant ce dernier «SpaceShipOne» paru fin août sur leur propre label qu’ils ont fini par créer. Les noms des protagonistes pourtant devrait mieux vous parler puisqu’ici sont réunis des pointures affûtées et hautes en couleur(s) du jazz français: autour du super sax d’Olivier Temime et de l’orgue du grand Emmanuel Bex (présent depuis 2016) sont réunis le pianiste Emmanuel Duprey -qui signe près de la moitié des compos- et une paire rythmique mirobolante avec Julien Charlet à la batterie et Akim Bournane à la basse que je découvre avec bonheur.
Porté à la base vers une improvisation mêlant jazz, funk, afro et électro, ce groupe très «roots» s’envole de plus en plus dans les limbes d’une musique aérienne et parfois planante pour ne pas dire galactique, toujours pulsée par un groove rectiligne, d’une remarquable fluidité. Là encore, on retrouvera pêle-mêle diverses réminiscences seventies, allant du jazz-rock d’un Uzeb aux délires cosmiques de Gong en passant par le space-funk américain.
«24» qui ouvre cette dense galette de plus d’une heure est un modèle de mélodie accrocheuse qui ne vous quittera plus, avec son groove qui roule en overdrive comme sur un highway de la west-coast où, d’emblée, Témime se fait étincelant tandis que Bex annonce la couleur très «space» qui sert de fil rouge au fil des titres. Ce merveilleux morceau annonce aussi la teneur ultra-carrée de la rythmique, avec un travail de drumming impressionnant et une basse aussi solide que prégnante. La teneur cosmique du propos apparaît dès le titre éponyme SpaceShipOne, où, comme sur l’excellent Dog Down qui suit, le saxophoniste envoie de flamboyants chorus. La basse métronomique propulse le moteur de l’Astronef, bardée de synthés vaporeux et de groove entêtant. Une lourde basse et une batterie débridée portent encore le jazz-rock psychédélique de Fuyons, j’adore où Témime n’a plus qu’à venir déposer avec classe sa couche de velours cuivré. Avec toujours en filigrane cette fameuse ambiance spatiale, Ursa Major -une compo de Charlet- continue de pousser, alors que le thème semble bifurquer comme soudainement vers un tout autre morceau plus tranquille et apaisé. Un calme relatif qui s’installe juste le temps de You, une balade en douceur sur fond d’orgue qui se pare d’une voix sassée au vocoder et où la encore Témime fait resplendir tout son sens mélodique. Mais le groove étourdissant reprend de plus belle avec Muni bien campée sur sa ligne de basse, avant Behind Walls et son atmosphère galactique où l’on passera le mur…du son. Lumineux et fort vitaminé, truffé de bidouillages électroniques, ce titre offre un final échevelé nettement plus free, montrant que la trajectoire ascensionnelle du vaisseau peut parfois être plus sinueuse.
A n’en pas douter, voilà un album remarquable (je le recommande notamment à tous les fans de sax) et d’une richesse musicale épatante qui devrait asseoir la formation sur le haut du panier. Il sera assurément parmi nos gros coups de cœur de l’année!
THOMAS DE POURQUERY-SUPERSONIC «Back to the Moon» (Lying Lions Productions / Idol / L’Autre Distribution)
On présentait au printemps dernier dans ces colonnes (voir chronique) l’étonnant album des Drôles de Dames, groupe composé des trois compères Thomas de Pourquery, Laurent Bardainne et Fabrice Martinez, un cosmic-trip contemporain mêlant synth-pop, expérimentations ambient et psychédélisme débridé. Revoilà déjà les trois soufflants fantasques du vaisseau amiral Supersonic mais avec cette fois l’équipage au complet, avec Edward Perraud (batterie), Frédéric Galiay (basse) et Arnaud Roulin (piano, synthés) embarqués pour ce troisième album officiel du groupe vainqueur des Victoires du Jazz en 2017, qui paraît ces jours-ci sur leur propre label indépendant créé (eux aussi!) pour l’occasion.
Et c’est encore pour eux aussi l’espace qui est source d’inspiration dans ce «Back to the Moon», où, dix ans après sa formation, le supergroupe de Thomas de Pourquery (un passionné d’astronomie), satellisé d’emblée dans l’orbite de Sun Ra, poursuit son étonnante trajectoire originale, galactique et enchantée.
Enregistré en studio dans les conditions du live, mais fignolé en post-production et au mixage, voilà un nouveau space-opera où l’aventure cosmique, qui se barde de lyrisme poétique, mène soniquement à l’ivresse de l’apesanteur. Les paroles, écrites durant le premier confinement, invoquent parfois la lumière au bout des ténèbres, entre surréalisme et futurisme.
Propulsé par les quelques secondes de Take-off (décollage) en intro, le Supersonic prend sa vitesse de croisière dès Joy qui suggère la sérénité d’une orbite interstellaire, où le piano d’Arnaud Roulin et la splendide trompette de Fabrice Martinez se débrident avec joyeuseté. Semblable à une musique de film, tel un péplum spatial, le titre éponyme Back to the Moon avec ses bidouillages électro exprime l’alunissage tandis que Thomas offre un chant résolument pop. Le voyage se poursuit alternant plage méditative (Jungle) à l’onirisme étrange, passage plus free glissant vers Mingus (Wolf Smile), ascension épique (I gotta dream) où synthés et batteries lorgnent vers un son eigthies tandis que la voix haut perchée et résolument très pop de Thomas accroche résolument l’oreille. Cette voix que l’on retrouve pareillement sur le tubesque Yes,Yes,Yes (un titre emporté d’ailleurs dans sa play-list de voyage par un autre Thomas, l’astronaute Pesquet…) comme sur le crépusculaire Bring me back the Day. A noter également une incongrue et étourdissante reprise du brésilien Caetano Veloso, O Estrangeiro, où le Supersonic intègre la collaboration initiée en 2018 lors de concerts donnés à Brazzaville et Pointe- Noire, de deux percussionnistes congolais, sur des paroles en kikongo chantées par Berléa Bilem. C’est dire le foisonnement offert par ce nouveau disque voulu comme une lumière au bout du tunnel ( la période confinée), Back to the Moon se traduisant alors par dos à la Lune, face au Soleil. Prenez vite un siège près du hublot…