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La sélection Spéciale Blues-Soul-R&B (3/3) Mars 2023

Billy et les tigresses

My «funny Valentine»? C’est désormais Billy du même nom, prince d’une soul soyeuse redécouvert aujourd’hui par la grâce d’un premier album perso miraculeux, ressuscitant la voix toujours aussi exceptionnelle d’un septuagénaire engagé qui signe là l’un des meilleurs albums de reprises qu’on ait entendu, comme notamment sa version davisienne de Sign of Times de Prince, parmi huit pépites merveilleuses dont celle de Pharoah Sanders revisitée. Au tendre et classieux Billy tout en sensuelles nuances escorté par la crème des studios hollywoodiens, on oppose pour ce dernier volet consacré au blues, soul et R&B, trois dames à la rage de tigresse, chacune dans son registre. Entre blue-funk et R&B mais délivré avec la puissance et l’énergie du rock chez DeLayne, pour le premier album de la chanteuse maorie découverte avec Grant Haua, rock carrément tribal et portant un cri primal chez la prêtresse vaudoue Moonlight Benjamin, chanteuse haïtienne dont toute l’intensité est concentrée dans un 3e opus signé par ses acolytes martiaux, Matthis Pascaud aux guitares et Raphaël Chassin aux drums. Quant à la barcelonaise Cecilya découverte par un blue-folk tendance pop, elle revient cette fois étonnamment dans le registre inattendu du boogie-rock qui faisait swinguer l’année 1955 entourée de ses Candy Kings qui raviront les amateurs du genre.

 

Billy Valentine & The Universal Truth  (Flying Dutchman -Acid Jazz Records/ Integral- PIAS)

Qui se souvient  du duo des Valentine Brothers avec son frère John, qui a marqué la période 1975-89 durant laquelle ils auront publié quatre albums ? Ou se rappelle de la comédie musicale “Wiz” dans laquelle il a tourné trois ans comme chanteur principal ? Qui sait seulement que l’ultra discret Billy Valentine a écrit My Word pour Ray Charles, et diverses chansons pour les Neville Brothers ou pour le maître Burt Bacharach qui vient de nous quitter? Quant au méga tube Money to tight to mention qui révéla Simply Red en 1983, c’est encore de lui !

On ne sait précisément l’âge actuel de ce prince vétéran de la soul – disons entre 75 et 80 ans- mais aussi ahurissant que cela puisse paraître, il aura fallu attendre aujourd’hui cette collaboration entre deux labels, Acid Jazz Records et l’emblématique Flying Dutchman spécialisé dans les voix noires importantes qui ont marqué la musique et la politique, pour que paraisse en fait (et enfin !) le tout premier album de monsieur Billy Valentine. Le natif de Columbus dans l’Ohio a choisi, après l’affaire George Floyd et l’avènement du mouvement Black Lives Matter, de donner un nouvel écho à huit chansons à message et militantes, tout en s’inspirant de l’héritage soul-jazz des grands noms de chez Flying Dutchman, tels Gil Scott-Heron et Leon Thomas. Mais aussi en posant sa voix exceptionnelle et encore incroyablement empreinte de puissance, de feeling et de nuances sensuelles, sur des titres majeurs de Curtis Mayfield, Stevie Wonder ou War qu’il réinterprète avec une grâce sidérante. Sans parler des deux morceaux qui a eux seuls obligent à se ruer d’urgence sur ce disque – l’un des albums de reprises les plus passionnants qu’on ait pu entendre à ce jour !- d’abord avec le merveilleux The Creator has a master Plan de Pharoah Sanders revisité par une sublissime orchestration et une légèreté aérienne scotchante de sensualité. Par son phrasé et son vibrato nasal, la voix de Billy Valentine rappelle un Al Jarreau au mieux de sa forme. Sur le drumming savant d’Abe Rounds où sonnent les chorus de guitare jazz de Jeff Parker, sideman expérimental très couru à L.A., on y découvre le sax de Claire Daly et les barrissements de son… baryton dans un beau dérapage en freestyle, et un instrument encore inconnu à mes yeux (et qui n’est pas le porte-voix des communistes…) du nom de marxophone, une cithare sans frettes qui a les trémolos d’une mandoline.

Dans la foulée de ce titre comme suspendu, vous risquez d’être carrément renversé (comme moi j’espère) par la génialissime reprise de Sign of Times de Prince, dans une version encore jamais entendue, qui embarque le titre dans l’ambiance si particulière de Tutu du duo Miles Davis-Marcus Miller, ici avec un autre duo générationnel inattendu puisque c’est Theo Crocker qui tient la trompette et le légendaire Pino Palladino (The Who, Gary Newman, Clapton, Guilmour…) que l’on retrouve à la basse, fretless elle aussi.

Car on n’avait pas encore précisé que bien entendu, le line-up réuni dans le célèbre East West Studio d’ Hollywood et qui constitue The Universal Truth, est un concentré de pointures d’hier et d’aujourd’hui au gré du répertoire. Dès l’intro avec We the People (Curtis Mayfield), où l’on sent déjà toute la puissance et les nuances vocales blue-soul de Billy Valentine, le sax ténor d’Immanuel Wilkins sonne comme une clarinette, sous les attaques de contrebasse tenue par Linda May Han Oh. Démarré dans un style Jarreau/Benson, Home is where the hatred is de Gil Scott-Heron nous envoûte par le Rhodes de Larry Goldings et le groove discret de Palladino, les violons de Rob Moose apportant à la soul une touche très seventies. Des volutes 70’s qu’on retrouve encore sur l’inoubliable My People…Hold On, avec le vibraphone de Joël Ross et les chorus rock psyché de Parker, parmi les douze pupitres en action dont cinq voix pour de magnifiques chœurs soul-gospel. La basse (ici tenue par David Piltch) et le piano donnent le tempo sur le lascif You haven’t done nothin’ emprunté à Stevie Wonder, avant de retrouver ces superbes chœurs blue-gospel sur le traditionnel Wade in Water avec son tempo bien marqué par les baguettes de James Gadsen et toujours la superbe guitare jazz de Parker. Une guitare qui se fera très rock seventies sur l’explicite The World is a Ghetto en clôture où, sur le piano au sustain appuyé, la voix envoûtante et le léger vibrato de Billy Valentine nous séduisent une ultime fois.

Assurément un album remarquable et fascinant (il sera disponible dès le 24 mars), un de plus parmi les indispensables qui seront dans notre best-of de 2023, année qui s’annonce décidément gargantuesque !

 

DeLayne “Karu” (Dixiefrog)

Déjà présente en studio sur «Awa Blues», on la citait dernièrement sur le live «Ora Blues at the Chapel» (voir ici) de son compatriote néo-zélandais Grant Haua où la reine du blues maori apportait sa voix. On annonçait aussi que le label Dixiefrog l’avait signée sous son nom pour un premier album, qui est bien sorti comme prévu ces derniers jours. Certains qui ont fréquenté les festivals de Cognac Blues Passion ou du Cahors Blues l’été dernier ont pu peut-être découvrir la voix puissante de cette chanteuse qui aime quand ça envoie du lourd, comme c’est le cas sur ce «Karu» exprimant ses racines maories, produit par son frère Grant Haua (qui a composé la majorité des dix titres et tient la guitare), avec son complice Tim Julian.

Dès l’intro sur Beetlejuice on retrouve le son bien rock de ses chorus sur ce blue-funk porté par le Clavinet. C’est la même chose sur le titre éponyme qui suit, ce Karu qui est un trad’ de Rob Paterson et qui est l’un des trois chantés( avec Small Change et To be Loved) en maori dont DeLayne défend fondamentalement la culture. La mélodie est simple et le refrain classique, ce qui n’empêche pas d’y mettre du feeling comme sur Little by little, blues-rock qui swingue comme un bon vieux boogie. Hommage (encore un) à Lady Day, le single Billie Holliday avoue l’influence majeure de cette icône du blues pour la chanteuse également imprégnée de certains albums de Stevie Wonder et de Rufus & Chaka Khan. Tel un bon rock des eighties qui speede sur une ligne de basse rapide, on y assiste à un beau duo-duel vocal entre Delayne et Grant Haua. Deux voix complémentaires et bien montées, cette fois avec celle de David Noël, le chanteur des Supersoul Brothers qu’on évoquait aussi tout récemment (voir ici), sur la ballade plus posée de Please et ses choeurs soul-gospel, où «Nono» s’arrache (c’est un pléonasme…) façon Joe Cocker tandis que le piano a les sonorités de Bruce Hornsby.

Plus blue-funk cette fois avec le groove didactique du Clavinet, mais toujours avec l’énergie du rock, l’accusateur Shame on You donne des fourmis dans les jambes et l’envie de brasser, et ce n’est pas la rythmique funk-rock du bien nommé The Burn qui va calmer les ardeurs manifestées avec force et conviction dans ce premier album. Une sacrée carte de visite pour la dame aux nombreux tatouages tribaux dont la culture maorie est gravée dans la peau.

 

Moonlight Benjamin ” Wayo” (Ma Case Asbylon / Socadisc)

Pour ce qui est de la rage tribale, en voilà une autre qui décoiffe, en provenance cette fois d’Haïti dont elle est la prêtresse vaudoue. Née à Port-au-Prince, élevée au gospel dans un orphelinat catholique, Moonlight Benjamin a commencé à explorer ses racines dès l’adolescence, avant de quitter son île pour venir en France suivre une formation jazz. Influencée à la fois par Alabama Shakes, Oumou Sangaré et Dr John, la chanteuse désormais favorite d’artistes comme Iggy Pop ou Martin Gore de Dépêche Mode a façonné son style volcanique en rencontrant le guitariste Matthis Pascaud qui deviendra son directeur artistique. Ce dernier -décidément de toutes les aventures actuelles- fera évoluer l’univers de sa protégée au fil de deux premiers albums mêlant chants créoles à un rock pur et dur, avant de creuser aujourd’hui plus en profondeur les racines du blues dans ce «Wayo» qui se traduit par «cri de douleur».

Et c’est bien ce que l’on ressent dans ce nouvel opus dès le titre éponyme en intro, sorte de rock tribal où la guitare stridente de Pascaud accompagne la furie primale du chant, puissant, mystique et quasi chamanique par son incantation libératoire. Une voix tonitruante, porteuse de messages philosophiques martelés comme le sont les tambours de Raphaël Chassin -encore lui- qui a dirigé ce projet avec son complice Matthis, et qui tout du long assure la forte présence rythmique qui contribue, derrière les guitares enflammées, à la puissance incandescente de ce disque cathartique. Un mélange très rock qui se poursuit sur Haut là haut puis sur Taye Banda où la hargne à la fois de la frappe et des chorus vertigineux ne retombe pas, martelant encore le chant traditionnel de Ouvé Lespri.

On aime beaucoup le beat intense et plus afro-rock de , où la voix et l’ambiance nous rappelle l’excellent projet Island Jazz qu’avaient mené il y a bientôt dix ans la chanteuse malgache Monika Njava (Toko Telo) avec le super bassiste Linley Marthe. Les chœurs assurés par Nathalie Loriot et Fabienne Médinat contribuent à cette patte afro, sur un fond d’orgue d’Alexis Anérilles qui tient les claviers sur trois titres. Ça pousse et ça mouline derrière avec un Matthis Pascaud omniprésent qui assure à la fois guitare électrique, lap-steel et ligne de basse. Ses stries métronomiques de guitare  donnent un côté suspendu au blues de Freedom Fire, et ses chorus chantants sur Limyé comme son groove de basse en font une mélodie accrocheuse. On apprécie le beau son et le travail de mixage signé Fred Carrayol, notamment sur Lilé, là encore d’une puissance tribale et martiale impressionnante, mettant en avant la voix vertigineuse de Moonlight Benjamin. Très speed encore, entre pop-rock crasseuse et punk-wave, Alé est la dernière furie de cet opus qui s’achève par le court Pwenn Fè, compo enfin plus apaisée même si y affleure encore, sous-jacente, toute la phénoménale puissance de la tigresse, magnifiquement hiératique sur les photos et le graphisme du artwork signé Cedrick Nöt.

 

Cecilya & The Candy Kings ” Back in 1955″ (Meseta Records)

On saluait dans ces colonnes en décembre 2021 la découverte de la jeune barcelonaise Cecilya Mestres, chanteuse, autrice et compositrice qui avait auto-produit son premier album «Cherry Blossom» (voir ici), révélant à la fois sa voix et son univers qualifié de rétro-pop. En fait, du blues mâtiné de folk, de country et de pop-rock, porté notamment par les diverses guitares jouées avec maestria par Rodolphe Dumont. On retrouve bien sûr ce dernier pour les compos, la réalisation et le mixage de ce second opus qui vient de paraître, consolidé au sein des Candy Kings par d’autres figures du blues européen comme Paul San Martin, claviériste basque expert du boogie-woogie, Jorge Otero (Blues Train) à la contrebasse et Adrian Carrera à la batterie, mais aussi et surtout la collaboration efficace du grand saxophoniste nord-américain «Sax» Gordon Beadle (James Cotton, Solomon Burke, Fabulous Thunderbirds…).

Si l’on avait entamé cette série de chroniques dévolues au blues, à la soul et au R&B par deux jeunes frenchys très portés sur les musiques américaines des années 40-70 (Thomas Khan et Alexis Evans), c’est bien encore cette foisonnante période qui est explicitement mise en avant dans ce «Back in 1955» et plus précisément donc le mitan des fifties. Mais là où nos garçons dévoilent leur statut de soulmen en s’abreuvant du R&B de cette époque, la demoiselle nous surprend en misant quant à elle sur le versant purement rock’n’roll et boogie-woogie de cette période révolutionnaire. Déjà, le design de la pochette nous aiguille en ce sens avec son graphisme désuet, ses couleurs sépia et la photo de la chanteuse en pin-up plantureuse, tatouages et balconnet poitrinaire généreux mis en tête de gondole. Avec en en-tête le logo du label indépendant de blues espagnol Meseta Records qui l’a signée, et qui curieusement rappelle beaucoup celui du mythique Mercury.

Surpris donc par ce choix de voie, éloigné de ce qui nous avait séduit dans le premier album révélateur, et disons-le moins accroché du fait que le créneau choisi est moins notre tasse de thé. Mais il est une fois encore courageux de la part de Cecilya d’assumer ses convictions et ses envies, d’autant que sur cette «niche» dont il est vrai qu’on parle très peu, on compte encore nombreux adeptes nostalgiques de cette très spécifique ambiance musicale, comme en témoignent divers festivals tel par exemple dans l’Ain, le succès exponentiel et international du Good Rocking Tonight.

En huit titres courts puisque la galette compte vingt-huit minutes seulement, suffisantes pour s’épuiser les rotules sur le swing d’ I’ll take you to the party, boogie-blues festif à l’ambiance de surboum où brille en feat. le ténor du bostonien Gordon Beadle, après que le titre éponyme en ouverture a mis très en avant les très jolis sons de Rodolphe Dumont aux guitares. Il fait évidemment de beaux chorus croisés avec le sax sur le plus R&B From Barcelona, un dialogue qui sonne bien sur la ballade Evening où le chant lascif de Cecilya s’encanaille. La grille boogie-rock de Wild Soul est des plus classiques, avant l’explicite Gimme one Night, un boogie speed qui swing et appelle à la danse. C’est le cas encore pour finir sur What about Love emprunté à Freddie King où pour la première fois c’est le piano de San Martin qui part en chorus, avant celui de la guitare, signature très présente et prégnante de Rodolphe Dumont sur cette efficace production qui devrait ravir les amateurs du genre.

Ont collaboré à cette chronique :