chronique de CD

les coups de cœur du printemps 2/2

Les coups de cœur du printemps (2/2) – Mai 2023

 What’s trending?…

Du néo west-coast de Leo Sidran qui ressuscite l’ambiance particulière et si séduisante de chanteurs comme Donald Fagen ou Michaël Franks dans un des albums les plus merveilleux de l’année, au groove en continu du nouvel opus de Brooklyn Funk Essentials, du superbe mix entre musiques afro-cubaines et chanson française proposé par le luxuriant big band Bigre! avec Cynthia Abraham au micro, en passant par la nouvelle formule des mancusiens Gogo Penguin qui mêlent mélodies pianistiques éthérées et puissance rythmique dans un tourbillon étourdissant, voilà une seconde sélection printanière de quatre albums éclectiques qui seront assurément dans notre play-list de l’été qui vient.

 

 

LEO SIDRAN «What’s Trending» (Bonsaï Music)

 

Et si l’on tenait là enfin, en écho même quarante ans après, comme une suite rêvée  au mythique «The Nightfly» de Donald Fagen ? On ne peut que souhaiter en tout cas à ce huitième album de Leo Sidran le même destin légendaire tant il nous aura permis de replonger avec un rare bonheur dans l’ambiance si particulière de la west-coast seventies qu’on aime tant. Fans de Steely Dan, de Donald Fagen, de Michaël Franks ou de Michaël Mc Donald, de Steve Miller Band, Boz Scaggs ou de Toto, voilà l’album le plus indispensable pour vous faire chavirer de plaisir ! Plus généralement, ceux qui aiment la bonne musique et les belles chansons seront en tout point gâtés avec ces treize plages irrésistibles, véritable continuum de pépites.

Fils de l’immense pianiste américain Ben Sidran (80 ans dont 60 de carrière) dont il a d’ailleurs produit l’album «Swing State» l’an dernier en y tenant la batterie, Leo Sidran est un multi-instrumentiste surdoué et un magnifique chanteur qui a débuté ado aux côtés de son père au sein du fameux Steve Miller Band. Imprégné par la couleur sonore de cette époque épique dont il est un témoin privilégié, il fait aujourd’hui une exploration personnelle de l’évolution de la musique en interrogeant les modes dans cet explicite «What’s Trending?» que l’on peut traduire par «quelle est la tendance actuelle ?». Et d’en profiter pour tracer un portrait de l’époque actuelle en démontrant combien, souvent, la tendance du moment n’est que le renouvellement de ce qui était déjà au top hier. Si ce disque est aussi affaire de transmission générationnelle après son illustre paternel, c’est aussi celle envers sa fille Sol, adolescente dans le vent qui lui a inspiré ce titre où elle pose sa voix à la fraîcheur juvénile, comme encore sur le doucereux néo-folk de Hanging by a thread avec Michael Hearst au Theremine.

Un invité de circonstance, parmi une pléiade d’invités de marque comme Michaël Leonhart, célèbre trompettiste notamment de Steely Dan (tiens donc…) sur le titre éponyme en intro où l’on ne peut que penser évidemment à du Donald Fagen, entre groove léger et tempo haché. Premier plongeon dans la délicatesse et l’intime avant le vaporeux Keep it wild du même tonneau où là c’est Michaël Franks qu’on croirait entendre. Toujours rythmé comme du Fagen, c’est la basse d’un autre Michaël (Thurber) qui donne le groove sur When the Mask comes off qui balance grave avant d’offrir un solo de sax à Ben Flocks, morceau où la voix funky-gospel de Leo lorgne vers Prince.

Autres invités, le chef d’orchestre de The Late Show Louis Cato tient la guitare et scatte sur It’s Allwright, où l’on entend aussi les voix de Janis Siegel de Manhattan Transfer et les chœurs de Angela Faith. Une ballade où Leo est au piano pour cette chanson dont la mélodie plaira aux amateurs de McCartney et des Beatles.

Superbe ballade encore, on fond sur Every body’s faking too crazy people avec son côté enjoué typique du jazz west-coast où la voix toute en nuances légères et charmeuses se confond encore avec celle d’un Michaël Franks, quand There was a Fire revient vers Fagen, gratifiée d’un solo aérien de clarinette signé de l’élégant Mark Dover.

Sobrement intitulé 1982, le titre suivant est naturellement celui ou Leo Sidran rend l’hommage le plus nostalgique et appuyé à cette période (pour rappel c’est justement l’année de parution de The Nightfly…) riche de pop-rock FM californienne, où il est bien question d’Amérique avec des claviers et  une guitare rythmique très «U.S.». On pensera à la période Rosana de Toto, même si étonnamment  le refrain final peut aussi nous rappeler les Clash.

S’il fallait une démonstration des talents multiples de Leo Sidran, on pourrait donner l’exemple du groovy Spin où le petit génie signe tout, de la guitare à la batterie, de la basse au vibraphone, en plus du chant ! Des chansons d’amour pour la plupart, caressantes comme le son épuré du merveilleux Nobody Kisses anymore où il croise sa voix avec celle de Lauren Henderson et où Jake Sherman pose un solo d’harmonica aux résonances californiennes. Enfin si c’est toujours à Michaël Franks qu’on se réfère sur le plus bluesy After summers’ gone agrémenté de chœurs gospel, chacun découvrira dans le refrain de Sleepwalking en clôture, un gros clin d’œil au Mrs.Robinson de Simon & Garfunkel. Encore un son intemporel perpétué par  le classieux Leo Sidran qui, avec ce formidable album, entre d’office dans notre best-of de 2023 !

 

BROOKLYN FUNK ESSENTIALS «Intuition» ( Dorado / Socadisc)

Diffusé le soir du lundi de Pâques sur Culture Box, j’ai revécu avec bonheur l’excellent concert de Brooklyn Funk Essentials enregistré à Jazz à Vienne en 2021 et, par un heureux hasard, je recevais le lendemain même cet «Intuition» (dans les bacs depuis le 5 mai), sixième album de ce brillant collectif new-yorkais qui nous régale depuis  trente ans de sa fusion hybride du jazz soul-funk avec les courants actuels du hip-hop, du rap et de la poésie slamée. Comme nous le constatons depuis deux ans, voilà encore le fruit d’un travail mené durant la pandémie et ses périodes confinées, puisque le groupe en a profité pour laisser libre court à son inspiration en s’enfermant en studio pour des séances d’impro. D’où le titre donné à ce disque comptant huit morceaux, aussi court (35mn) qu’il est efficace et sans fioritures. On se passera même de ballades pour aller à l’ «essential», autrement dit du groove, du groove et encore du groove !.. Ce funk  dévastateur qui fait la réputation du groupe emmené par son fondateur le bassiste suédois Lati Kronlund, comme le démontre le premier single How happy qui fait la part belle à la voix de la chanteuse Alison Limerick, bordée de cuivres musclés. Sur une ligne de basse  et une batterie mécanique tenue par Hux Nettermalm, ce titre simple et efficace renvoie au disco-funk des années 80-90 au son des claviers (Clavinet, Wurlitzer, Fender Rhodes, vibraphone) de Kristoffer Wallman, après que l’intro nous a d’emblée mit dans le vif du sujet avec Scream ! qui groove grave entre funk et afro-beat, et nous rappelle beaucoup Incognito. C’est du côté du Superstition de Stevie Wonder que s’inscrit ensuite le titre éponyme, jazz-funk cuivré précédant sans transition AA Side Single, pépite au beat martial et idéal pour le dance-floor, sexy comme du Prince avec des synthés façon P-Funk. Plus léger et frais, ça balance encore à mort sur Rollin’ où voix lead et chœurs (assurés par le guitariste Desmond Foster et le tromboniste Ebba Asman) offrent un refrain nickel tandis qu’on apprécie la trompette bouchée d’Erik Tengholm. Ce beau montage percutant des voix perdure sur Sho’ Nuff où la ligne de basse assure un groove continu, soutenue par les sax baryton de Sven Anderson et ténor de Christian Brink.

Avant de refermer la galette par le plus alangui Unkissed, seule «ballade» bien qu’elle n’empêche pas de groover, BFE nous gratifie d’une autre pépite avec Mama qui invite Everton Sylvester au micro pour un spoken-word envoûtant, entre down-tempo profond, reggae-dub, hip-hop et trompette hypnotique. Bref, les fans ne seront pas déçus, l’intuition était la bonne et le résultat, c’est de la bombe !

 

BIGRE! & Cynthia Abraham «Tchourou Mix Tape» (PIM / Inouïes Distribution) 

En matière de groove perpétuel, pas besoin d’aller à Brooklyn puisque nous avons aussi ce qu’il faut sur place avec nos amis lyonnais de Bigre!  dont on salue régulièrement dans ces colonnes les irrésistibles prestations live lors de leurs fameuses Bigre! Dance Party données au Toï Toï le Zinc de Villeurbanne. Comment pourrait-il en être autrement quand on aligne pas moins de vingt pupitres avec une faramineuse armada de cuivres, soit un big band explosif drivé depuis quinze ans par le trompettiste (mais aussi auteur-compositeur et arrangeur) Félicien Bouchot, avec au micro des collaborations toujours marquantes qui ont vu défiler, outre l’ex-titulaire du «poste» Célia Kameni, Rover, Tété ou Thaïs Lona.  Après sept albums donnant le ton, et notamment les deux derniers «Caramba» puis «Tumulte» en 2021, revoilà déjà les prolifiques Bigre ! avec «Tchourou» qui, comme on l’a entendu en live cet hiver, immortalise la signature maison du collectif : un parfait métissage de musiques afro-cubaines (mambo,rumba, afrobeat et funk) et de chanson française grand cru, dans l’esprit des grands orchestres de Tito Puente ou d’un Ray Baretto. Excellant dans ce mariage, la lumineuse Célia cède ici la place à une autre jeune et grande voix de la scène jazz actuelle, l’antillaise Cynthia Abraham, membre du célèbre groupe familial Abraham Réunion et sœur de Clelya. Une musicienne pointue dont on a déjà pu mesurer la technique vocale de très haute volée avec le trio féminin Selkies et surtout, avec son second album perso bien nommé «Unisson» en 2021, éblouissant exercice de jazz vocal à ravir les amateurs du genre. Une voix faite pour ça, une musicalité innée, toute en fines nuances dans une parfaite clarté dans le phrasé, idéale pour ce répertoire où elle intervient sur quatre titres (sur neuf) dont Sous tes Pas qu’elle a co-composé avec Félicien.

Une très belle voix qui claque en français sur l’intro Tempête de Sable où les cuivres et la rythmique basse-percussions portent vers un puissant afrobeat. La richesse et la puissance instrumentale de Bigre! qui fondent son incroyable luxuriance résonnent pour Sous tes Pas avec un beau chorus de sax flûté de Pierre Desassis avant que la trompette du leader prenne la main pour la Traversée du Désert.

Quand on parle de groove perpétuel, il faut préciser que les titres du disque s’enchaînent directement sans aucune coupure et ne cessent de relancer la grosse machine à danser. Après l’Afrique profonde, Le Cap développe un chaloupé afro-cubain jusqu’à un final dans toute la force orchestrale de l’ensemble, entre famille complète des cuivres et accélérations données par les éléments percussifs, dont l’infernal batteur de Supergombo Wendlavim Zabsonré «Vim» qui a intégré le big band, mais aussi ses camarades frappeurs Jonathan Volson, Jorge Maria Vargas et Isel Rasua. Comme savent si bien le faire ces deux groupes lyonnais (Bigre! et Supergombo), c’est dans un tourbillon sonore façon Fela qu’ils nous entraînent dans la Folie Urbaine, alternant encore avec la face latino-cubaine du Mougoupan emmené par le piano d’Olivier Truchot sur lequel viendra se poser le trombone de Loïc Bachevillier. Un Fender Rhodes qui rivalise avec les percus sur le titre éponyme Tchourou, le plus long puisqu’il dépasse les six minutes, arrangé par Grégory Julliard et où la voix de Cynthia resplendit de sensualité. Refrain hyper accrocheur, tempo marqué par la basse de Nicolas Frache, strié par la wah-wah du guitariste Francis Larue (Supergombo, Cissy Street), ça tombe et c’est énorme, avant un solo de sax de Julien Chignier qui s’envole à l’instar de la voix dans le meilleur du jazz. Sur le swinguant La Dose pour finir, c’est Romain Cuoq qui signera le dernier chorus de sax au milieu de ses homologues Fred Gardette; Thibaut Fontana et Aymeric Sache.

Mais pour vraiment découvrir la puissance de feu étourdissante de Bigre! si vous ne la connaissez pas encore, on pourra notamment les voir sur scène avec Cynthia cet été au Club de Minuit de Jazz à Vienne le 07 juillet, puis au Crescent Festival à Mâcon le 22 juillet.

 

GOGO PENGUIN «Everything is Going to be OK» (XXIM Records / Sony)

Depuis onze ans et en six albums, le groupe de Manchester s’est façonné une identité musicale singulière avec une esthétique instrumentale bien d’aujourd’hui en matière de new  jazz, expérimentant un mélange de piano classique et de musiques électroniques. Chris Illingworth (piano et synthés) et Nick Blacka (basse) se sont dernièrement séparés du batteur initial Rob Turner, remplacé désormais par leur compatriote Jon Scott ( Kairos 4tet, Mulatu Astatke) tandis que le groupe qui avait signé sur le label Blue Note  s’en affranchit pour rejoindre XXIM Records créé par Alex Buhr dans le cadre de Sony Masterworks, label sur lequel paraît ce «Everything is going to be OK» qui marque une nouvelle étape dans l’histoire de Gogo Penguin.

Une nouvelle direction amorcée l’an dernier avec le EP «Beetween two Waves» et qui sur le nouveau LP se décline au fil de treize titres tour à tour atmosphériques et planants ou très péchus sous l’effet de la batterie martiale de Jon Scott.

Le drumming est en effet très appuyé et la rythmique hachée comme sur We May not Stay, sur l’ensorceleur Parasite, comme sur Soon comes Night ou encore sur le titre éponyme Everything is Going to be Ok. Mais le piano est toujours aussi mélodique et éthéré, souvent répétitif et vaporeux  tel sur Friday Film Spécial, créant des motifs en résonance comme encore sur Saturnine. Des cordes qui se marient avec celles de la basse dès l’intro (You’re stronger than you think), soutenant la vélocité étourdissante du clavier (We may not Stay) par un gros tricot saturé et menant à un tourbillon enivrant.

Bien sûr, on pense souvent à d’autres groupes phares du jazz contemporain comme EST ou Portico Quartet (c’est le cas pour Glimmerings ou We may not Stay), mais la patte Gogo Penguin reste bien personnelle et distinctive, une sorte de trip assez cérébral où il faut pratiquer le lâcher prise pour se laisser emporter par cette mécanique certes puissante mais qui ménage aussi de beaux moments de douceur contemplative lors d’assez courtes virgules, comme Last Breath ou encore Sanctuary clôturant cet album qui ne peut laisser indifférent.

 

 

 

 

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