Elégances françaises
Qu’ils jouent du violoncelle, du saxophone, de l’accordéon ou du vibraphone, ces instrumentistes -français pour la plupart- partagent chacun à leur façon la même élégance dans des compos originales ou des reprises pour certains d’entre eux, faisant tous preuve d’une grande délicatesse, séduisante et bienfaitrice en ce printemps plutôt tumultueux.
Matthieu Saglio “Voices” (ACT)
«Avec cet album, j’ai voulu rendre hommage aux voix du monde, des hommes, des femmes, de tous âges, de toutes langues. La voix comme l’essence de l’humanité, qui à la fois différencie mais aussi rassemble et unifie… Avec les musiciens de mon merveilleux quartet, j’ai composé sur mesure, en rêvant chacun des invités, imaginant la rencontre de leurs univers et du mien. C’est un bonheur immense quand les rêves sont devenus réalité» explique l’ami Matthieu Saglio à propos de «Voices» qu’il a composé et produit toujours sur le prestigieux label ACT et paraissant ces jours-ci.
Infatigable compositeur à l’inspiration intarissable, notre violoncelliste favori est un habitué de nos best-of à chacune de ses parutions où il sait renouveler ses propositions sans jamais perdre l’âme de ce qui fait sa force et son génie. Comment nous épater encore quand on a livré un chef d’œuvre absolu avec «El camino de los vientos» en 2020 (voir ici) puis l’an dernier le merveilleux “Live in San Javier” (voir ici) révélant sur scène la beauté de son élégant quartet, avec quelques guests parmi les nombreux et prestigieux invités conviés en studio pour El camino..? Ce serait douter de la créativité foisonnante d’un musicien globe-trotter qui n’a cessé de croiser dans son abondante carrière internationale, les genres et les rencontres sans frontières. De base instrumentales, ses compos s’ouvrent de plus en plus aux voix, et cet hommage cosmopolite en est la plus belle preuve pour ce citoyen du Monde qui, une fois encore, réunit pour elles un incroyable casting (de rêve, mais donc exaucé !), inattendu et très original, planétaire et donc multi-culturel, où se succèdent Wasis Diop (Sénégal), Natacha Atlas (Belge d’origine égypto-anglaise), Nils Landgren (Suède), Alim Qasimov (Azerbaïdjan), Susana Baca (Pérou), Anna Colom (Espagne), et bien sûr la voix d’ange de son frère Camille Saglio. Excusez du peu !
Madiba en ouverture nous irradie de douceur et son refrain en mémoire de Nelson Mandela (dont on entend, à la fin, l’extrait vocal d’un discours de 1964) s’imprime en nous, porté par le violon aux effluves grappelliniennes de Léo Ullmann, le piano léger de Christian Belhomme et le drumming du maître percussionniste Steve Shehan. On sait l’amour de Matthieu qui vit à Valencia pour le flamenco (notamment avec Jerez Texas) et la voix de la chanteuse de Lima, Susana Baca, s’en rapproche sur Ponte un Alma (un poème de Blanca Varela) par sa poignante émotion qu’elle croise avec les cordes aux résonances de l’Europe de l’Est, sous les balais alanguis du batteur.
Irta qui suit brouille les pistes dans un afro-jazz aux ambiances davisiennes où vient se greffer tout en altitude le haute-contre Camille Saglio. Les deux frères mêlent leurs voix dans un refrain au groove accrocheur, avant que le violoncelle dégage un parfum d’Orient. Un Orient où nous emmène pleinement le chant mystique d’Alim Qasimov et son très étonnant vibrato en cascades, sur le spirituel et bien nommé Elevation, entre tournerie répétitive des cordes qui vont accélérer le rythme et les percussions qui suivront, jusqu’à l’enivrement.
C’est toujours un plaisir que d’entendre résonner la chaleureuse voix de conteur de Wasis Diop, sage griot et poète qui a écrit ces Temps Modernes, sur fond de groove afro-caribéen lorgnant vers les couleurs du maloya. On y reconnaîtra lors d’un chorus du violoncelle toute la patte «Saglio» tant dans le jeu que dans le son.
Changement radical d’univers avec la ballade pop-folk de For the Love that we feel, chanté par Nils Landgren sur un beau son de Fender Rhodes tandis que le violoncelle se substitue à une contrebasse. La voix blanche et plutôt fluette semble cependant en de-ça de ses capacités et en tout cas de nos attentes, et bien qu’on apprécie beaucoup cette figure de l’écurie ACT, c’est sans doute la seule petite déception de cet album où brillent par ailleurs quelques compos purement instrumentales. Comme A la Deriva où rayonne toute la sensualité et l’élégance des quatre musiciens à la fois quartet de jazz et quatuor classique. L’émotion des mélodies «saglionesques» est renforcée dans son lyrisme par le violon de Léo Ullmann, et l’on a de belles résonances entre les peaux de Steve et le violoncelle de Matthieu qui s’y marient harmonieusement. Lyrisme encore sur le tango magistralement troussé de Buenos Aires, où affleurent en même temps nostalgie et gaieté, avant que le violoncelle retrouve des sonorités orientalisantes. La nostalgie mais toujours dans la sensualité, c’est aussi Divina Tourmenta, avec la douceur caressante de la barcelonaise Anna Colom qui a traduit ce poème de Verlaine (Green), sur les notes de piano saupoudrées avec tact- un pléonasme quand on parle du doigté de Christian Belhomme- sur des percussions discrètement groovy. On se laisse ainsi emporter dans un tourbillon de plus de sept minutes où resplendit la délicatesse extrême de l’ensemble, le violon exacerbant la sensualité de ce titre à l’essence proche du fado. L’unisson des virtuoses est également flagrante dans le festif La Risa de Bea, avec ses rythmes chaleureusement chaloupés que les percussions emmènent vers une ambiance carnavalesque où cette fois le violoncelle tiendrait plutôt le rôle d’un accordéon.
Autre bonheur inattendu dans cette flopée d’invité(e)s passionnant(e)s, celui de retrouver «comme dans un rêve» notre hôtesse de l’air favorite, l’hypnotique Natacha Atlas au micro sur Amâl, chanson planante qu’elle a écrite et portée ici par une rythmique en apesanteur. Entre frémissements des balais et violoncelle alangui dont les sublimes mouvements donnent des frissons, les mélopées envoûtantes de la chanteuse ensorcelante nous embarquent pour près de six minutes dans les limbes du Paradis.
Je parlais de mouvement, c’est d’ailleurs le titre du morceau de clôture (Movement) en forme de final entêtant, comme l’était déjà l’ouverture, mais dans un registre bien différent et nettement plus nerveux, avec un son rock et de belles variations entre les divers claviers -piano et synthés-, sur un drumming cette fois plus electro. Outre le côté afro des vocalises de Matthieu, on y retrouve une ultime fois toute la force pénétrante de son jeu comme de ses sons, cette signature unique, magistrale et distinguée qui à chaque fois nous séduit d’instinct. Alors comme toujours, bravissimo el maestro, quel merveilleux voyage !
Virginie Daïdé “Moods” (DSY / L’Autre Distribution)
A Pâques 2019, nous découvrions la saxophoniste toulousaine Virginie Daïdé au travers de «Dream Jobim» (voir ici) où, autour d’arrangements en sextet, elle revisitait avec grâce des œuvres du célèbre Antonio Carlos Jobim, figure de la musique brésilienne. Elle revient aujourd’hui avec «Moods», un album de neuf compositions qui traverse de multiples influences et se teinte de diverses époques qui se superposent, du hard bop aux harmonies modales. «La musique est mon miroir d’humeurs, une boîte où retrouver les émotions passées et reconstruire celles à venir. Dans cet album, je cherche cette osmose de styles et de figures musicales qui, extraites de leurs socles, peuvent librement danser ensemble» explique la saxophoniste ténor et baryton qui s’est entourée d’un solide trio rythmique. Malgré ses vingt-cinq ans de métier tous azimuts, on y découvre notamment l’excellent pianiste Nicolas Dri qui dès l’intro avec Three on the road survole cette compo portée par la rythmique enjouée du contrebassiste canadien Thomas Posner et du batteur franco-malgache Tony Rabeson, éminent sideman auprès de nombreux jazzmen internationaux. Un piano qui reste en avant avec son jeu délié sur Seeing you, joli thème où s’exprime le phrasé délicat du sax toujours chaleureusement feutré, qu’il s’agisse de s’inscrire dans la douceur où de driver alertement le swing comme nous le soulignions déjà sur “Dream Jobim”. Du swing, ce nouvel opus n’en manque pas, du blue-jazz One More au sensuel Zig Zag dont le thème décolle notamment par la vélocité du piano comme encore dans Castle. A l’élégance feutrée du sax qui plaira aux amateurs de musiciens comme Groover Washington Jr ou David Sandborn, il faut souligner le beau timbrage de la contrebasse et le travail subtile de la batterie tel sur le romantique Paris Menthe où le piano lâche un chorus inspiré, ou encore sur Summer Moods qui à lui seul résume parfaitement bien toute l’élégance, la fine et délicate mesure qui prévaut chez ce séduisant quartet qui ne perd jamais son sens mélodique, loin de toute esbroufe.
Marc Berthoumieux “Les choses de la vie” live (Absilone / Socadisc / Believe)
En 2020, l’attachant accordéoniste Marc Berthoumieux nous surprenait autant qu’il nous faisait un grand plaisir en publiant contre toute attente un album live «historique» enregistré en 1999 au Château Rouge d’Annemasse (voir ici). Pour son septième disque, il récidive et c’est encore un live inédit qu’il choisit de nous livrer, après s’être plongé dans ses archives dont il a exhumé des captations réalisées en février 2014 lors d’un concert privé donné en toute intimité au domaine du Fié Gris, magnifique domaine caché du Poitou. Pour l’accordéoniste qui considère la formule en trio comme la formation où s’affirme le mieux la liberté d’expression, où l’écoute et la relation à l’autre s’équilibre avec la plus grande harmonie, cet enregistrement en est la quintessence puisqu’il se produisait à cette époque avec deux pointures éminentes du paysage musical, le pianiste très lyrique Giovanni Mirabassi avec lequel il partage plus de dix années de complicité, et l’incontournable caméléon Laurent Vernerey, sans doute le bassiste le plus demandé de la production musicale française depuis un quart de siècle et connu pour le millier d’albums (!) auxquels il aura participé.
Si «Les Choses de la Vie» est en fait paru l’an dernier, il trouve son actualité promotionnelle aujourd’hui puisqu’il donne l’occasion à ce trio magique de se reformer sur scène pour repartir en tournée cette saison. Parmi les huit titres de cet opus qui tire son nom de l’inoubliable et intemporelle mélodie composée par le grand Philippe Sarde pour le film éponyme de Claude Sautet, on y retrouve une revisite d’El Astor, composé par Marc il y a près de vingt ans en hommage à Piazzolla, et plusieurs thèmes déjà enregistrés en 2011 sur son album studio « In other Words», à la fois éclectiques et tous inscrits dans notre inconscient collectif, empruntés à Michel Petrucciani, Pat Metheny, Sting ou encore Elton John, mais aussi celui ,on ne peut plus populaire, de la comptine A la claire fontaine.
Comme c’est par ailleurs le cas sur le mythique album «Music» du regretté Petrucciani, c’est Looking Up qui ouvre ce live sur ce superbe thème qu’on a tous gardé en tête, développé ici sur près de sept minutes où Mirabassi s’envole sur son clavier. Tout aussi connu et séduisant, Have you heard de Pat Metheny suit par un jeu très affirmé, voire martial, joliment troussé sur les touches nacrées tandis que la ligne de basse donne le rythme suivi par le piano qui reprend la main pour des attaques étourdissantes (https://www.youtube.com/watch?v=B5X3j2UJHCM) . Sur scène, le temps n’est plus compté et les thèmes choisis s’étirent en laissant chaque musicien aller au bout de son inspiration, près de huit minutes pour installer l’émouvante douceur des Choses de la Vie que le tempo de basse et le piano emmènent peu à peu vers des rythmes brésiliens, et plus de dix minutes pour l’hommage à Piazzolla sur El Astor. Même chose pour A thousand years emprunté à Sting, avec ses notes charmeuses et sa mélodie émouvante où le jeu rythmique apporte un swing bien jazzy, enfin sur Your Song, le tube d’Elton John ici “chanté” par l’accordéon et où Mirabassi développe sur son piano une version bien personnelle. Un final qui nous laisse rêveur, après ce beau voyage mélodique qui, près de dix ans après sa conception, montre combien ce répertoire intemporel n’a rien perdu de son attrait, bien au contraire.
Alexandra Lehmler – Franck Tortiller “Aerial” (MCO / Socadisc / Believe)
Après nous avoir enthousiasmé avec des revisites groupales de mythes seventies comme Zappa ou Led Zeppelin, le vibraphoniste Franck Tortiller revient dans l’intimité d’un duo avec la saxophoniste soprano Alexandra Lehmler, grande instrumentiste d’outre-Rhin qu’il a rencontrée il y a bientôt dix ans et avec laquelle il a déjà enregistré plusieurs albums avec le quartet Enjoy Jazz aux côtés du bassiste Matthias Debus et du batteur Patrice Héral. Un projet de duo baptisé «Aerial», on l’aura compris très aérien, où les deux impétrants se partagent les compositions dans un disque (dans les bacs ce 5 mai) agrémenté de quelques emprunts allant de Puccini à Rameau en passant par Gainsbourg, réarrangés par celui qui fut notamment à la tête de l’Orchestre National de Jazz (ONJ).
Après N°1 écrit par la saxophoniste, Mi Chiamano Mimi de Puccini révèle toute la délicatesse de cette dernière, dans la douceur qu’instaurent les volutes vaporeuses du vibraphone et la résonance vibratoire de notes comme suspendues. Une bulle de légèreté comme encore sur la compo Plus Tard qui suit, avant d’entrer dans un groove au tempo jazzy sur le plus rythmé L’innocence du cliché. Un titre directement enchaîné avec le bien nommé Enchaîne-moi, d’après Jean-Philippe Rameau, chaleureuse et douce berceuse faisant resplendir la belle musicalité de la saxophoniste qui signe également le thème enjoué et très séduisant de Frieda. Un charme qui agit pareillement sur le court Les longues patiences qui précède Ces petits riens où le souffle du soprano nous chantonne cette mélodie gainsbourienne avant l’épure du seul vibraphone dont les notes tombent avec la légèreté des gouttes d’eau. L’osmose entre les deux instrumentistes et leur musicalité innée transpirent encore sur les deux derniers titres, d’abord Un vendredi soir composé par Franck, puis enfin sur l’explicite Hymn to hope signé par Alexandra avec un son velouté, caresse finale qui résume toute la délicatesse harmonique de ce duo aussi original qu’il est élégant.