Vous pensiez que les canicules ont commencé au début du XXIème siècle et précisément en 2003, détrompez-vous. En 1977 une canicule intense a même paralysé New-York. Elle a provoqué un black-out, plongeant la ville dans le noir toute la nuit du 13 au 14 juillet 1977. C’est cet évènement et ce contexte que Michaël Mention a choisis pour son roman dans lequel il met en scène pour personnage principal Miles Davis.
Nous sommes en pleine période de retraite du grand trompettiste, celle où, durant son inactivité, il a souffert de nombreux maux, avait une santé précaire et s’est adonné à de nombreuses addictions. Cette époque a duré de 1975 à 1981. C’est-à-dire de la fin de sa période électrique, qui débute avec les Bitches Brew sessions en 1970 et se termine en 1974 avec Get Up With It, jusqu’à sa reprise sur scène en 1981 avec We Want Miles. Nous avons plusieurs témoignages de cette période, Miles l’a décrit lui-même sans détours dans son autobiographie Miles l’autobiographie.
Lors de cette coupure de courant qui plongea la ville dans le noir, l’auteur propose de faire sortir Miles de chez lui pour trouver la matière nécessaire à ses addictions, époque où il passait de longues périodes cloîtré dans son appartement. Voici donc le grand Miles embarqué dans une virée nocturne en plein Big Apple pour combler son état de manque. Celà va d’ailleurs démarrer sur les chapeaux de roues et ne pas s’arrêter au rythme d’un train d’enfer comme dans le groove électrique de cette période musicale. Comme si la narration démarrait sur l’attaque de Miles Davis à la trompette avec David Liebman au soprano sur On the corner ! L’auteur va nous emmener également dans cette aventure et nous prendre à témoin dans la folie de cette fiction. Nous serons comme Miles tourneboulé. Mais ce qui est curieux, c’est que l’auteur qui a bâti cette fiction déjantée et délirante, est crédible. Si la fiction est complétement inventée, elle se base néanmoins sur des faits réels qui la rendent plausible. En effet, le romancier se base sur les faits et les évènements de l’époque ; il est à la fois très documenté sur la vie de Miles Davis et sur la ville de New-York. Nous sommes attirés dans ce délire, où l’on a parfois envie de dire stop, mais dans lequel la réalité du contexte nous pousse à croire que cela est possible. Quand il parle des musiciens de Miles Davis, il ne cite que les prénoms et nous n’avons pas de problème pour nous repérer et les identifier. Il promène le trompettiste dans les milieux sociaux et politiques de l’époque en passant du Ku Klux Klan aux Black Panthers, et ces deux extrêmes, pour des raisons différentes, en veulent au musicien ! On voyage même jusqu’au petit matin dans le monde underground et interlope de New-York, où l’on croise l’évocation de Lou Reed et de Patti Smith ainsi que l’ambiance des Punks.
Miles va même rencontrer une allégorie de sa conscience à travers un personnage qui fait le parallèle avec l’œuvre de H. G. Wells La Machine à explorer le temps. C’est lui qui va le malmener en le faisant voyager dans le temps et dans la ville New-York, pour le confronter à des épreuves et le faire réfléchir sur son comportement et l’issue qu’il souhaite donner à sa vie. Il lui fera frôler la mort à plusieurs reprises pour lui faire prendre conscience qu’il se détruit à petit feu par l’usage de la drogue.
Même si ce polar est curieux et sa lecture au pas de charge par moment nous bouscule, le tour de force de l’auteur est de nous emmener loin dans la fiction. Tout en nous cadrant avec les faits réels et en jalonnant le récit de faits historiques, il nous guide jusqu’au bout de la nuit. C’est au petit matin que l’on saura si la conscience a ramené Miles à la raison et à la musique, face à son entreprise d’autodestruction personnelle. Pour ceux qui ont assisté aux concerts de Miles Davis dans la région Auvergne-Rhône-Alpes, au Summum de Grenoble, à l’Auditorium de Lyon, au festival Jazz en Tête de Clermont-Ferrand par exemple, ou encore aux quatre passages de Jazz à Vienne, nous sommes replongés dans une époque qui précède les concerts où nous l’avons vu. C’est très impressionnant de l’avoir vu dans son retour des années 80’, d’avoir lu ses biographies et de découvrir maintenant à travers ce livre un moment de sa vie romancé mais plausible. L’auteur de ce roman policier, travaille avec précision les faits historiques. Pour Manhattan Chaos il a deux héros. La ville de New-York, pour laquelle il est précis sur les faits historiques et Miles Davis pour lequel il replace la personnalité ambivalente dans sa fiction. Pour cela, il s’appuie à la fois sur la biographie du musicien mais aussi sur son imagination. Voici une lecture qui risque d’électriser votre été.
Et c’est assez cocasse que de plonger, celui que l’on surnomme le « Prince des ténèbres », dans l’ambiance noire d’un black-out !
Michaël Mention, Manhattan Chaos, mars 2018, Editions 10/18, ISBN 978-2-264-07270-2, 211 pages