chronique de CD

New Fly “Free revolution zone”

“Noël est déjà dans toutes les têtes”. Magnifique concert du groupe New Fly dans ce nouveau club des vieux quartiers. “Desproges disait que deux choses l’éloignaient de la mort, l’orgasme et le Saint Emilion. Je rajouterais volontiers la musique de ce quartet.” Ces mots, écrits il y a deux ans (voir ici), et tirés d’un roman « pas moins qu’aimer » (qui cherche encore son éditeur ou éditrice) était une adhésion complète et sans faille au projet de ce groupe. Mais tout amour va et vient, et demande de temps en temps à être réinterrogé.

L’occasion m’en est donnée avec ce nouvel opus. Avant même d’écouter, j’apprécie le graphisme de l’album. Ce personnage, mi-homme mi-insecte, devant un mur de briques, le point levé, me questionne et ce titre, free revolution zone, oriente mon écoute, de même que les mots de Julien Bertrand, francs, libres, tellement humains. Cet amuse-bouche est de bon augure. La musique en dit bien davantage. Au premier abord, c’est un cri, c’est une ode, c’est de la grande musique. Je me suis souvent méfié de mes aînés qui, parlant de la musique classique la définissait comme Grande, et réduisait le reste comme peau de chagrin. Il n’y avait point de salut hors de cet art, bourgeois jusqu’au bout des ongles. Ici rien de tout cela, pas d’exclusion, pas de canon esthétique, juste une musique, plurielle, qui me transporte et qui m’élève. J’aime la constance chez Julien Bertrand et sa ligne artistique. Il produit une musique de son temps, qui rend compte, une musique à la fois qui cogne et qui adoucit, non pas les mœurs, une musique de résistance, en résistance, qui dit la dureté et la douceur.  Dans ce roman, “pas moins qu’aimer” j’ai fait se rencontrer un homme et une femme. Il l’a vue en concert, elle est musicienne et il lui parle de sa musique : “elle a pour moi une dimension cosmogonique… les nouvelles recherches en physique tendent à dire que le big bang n’a jamais existé, ou plutôt qu’on se heurte sans cesse à un mur, infranchissable, en l’état actuel des connaissances…vous comparez ma musique à un mur ? Je n’ai pas dit ça. Toutes les théories sur le big bang montrent qu’on repoussera à jamais l’origine de l’univers et que celui-ci a rencontré une succession de phases de densité extrême, de réchauffement puis de dilatation, de refroidissement et d’expansion. J’entends cela dans votre musique…” Ce roman est une réécriture de Roméo et Juliette. Dans un style platonique. Quant à la musique de New Fly, tout le contraire, elle passe par une succession de moments de tension et de détente, qui produit quelque chose de jouissif, un hard bop guidé par le chant de la trompette.

J’aime le son de Julien Bertrand. Brut, sensible, parfois écorché, toujours dans l’impur sur les morceaux rapides, feutré sur les ballades, émouvant comme le cri dont je parlais plus haut. J’y vois un discours singulier, la trompette qui voudrait parler, porte drapeau de ses revendications à hauteur d’artiste et d’homme. Je trouve aussi dans cet album cette ode à la beauté. Les ballades sont poignantes, les morceaux rapides sont des blocs harmoniques. Dans ce quartet, que je qualifierai de belle équipe, un soin particulier est apporté au rythme, à la mélodie, mais surtout à la notion de jeu et d’écoute. Tendez l’oreille et vous verrez les musiciens se répondre, se questionner, se revitaliser, s’inspirer mutuellement. Il n’y a pas de remplissage dans cet album, il y a plus que le nécessaire, cette absolue nécessité qu’a la vie de déborder et la joie d’advenir. Si tension il y a, elle est imbriquée dans une gangue de douceur, ce qui fait de ce disque un essentiel.

Le petit nouveau à peine sorti de l’œuf se cogne à la vie, avec l’énergie de l’explorateur. La trompette va droit, malgré toutes les circonvolutions, le piano est limpide sous des airs désinvolte et désarticulé, ça grouille dessous, contrebasse et batterie, sous-jacents, aux aguets. La batterie sort du lot, pour un temps, ou deux, portée par tous les autres. Et ça repart. Cette free revolution zone a tous les aspects d’un manifeste. Tout dans la nuance. D’une ambiance à une autre, conjuguées par le Fender Rhodes ou quelque chose d’approchant. C’est une sorte d’hommage à la musique noire américaine des années 60, entre funk et free avec un compagnonnage trompette saxo des plus réussis. Avec des ponts sur aujourd’hui. Le groupe a eu le bon goût d’inviter Jean-Salim Charvet. Son entrée fait penser à ces héros que sont David S Ware ou Pharoah Sanders. Le pianiste funkalise la fin du morceau à sa manière. Du grand art. A ta façon chaloupe à merveille. Si ça n’est pas de l’amour, alors je ne m’y connais guère. Quel phrasé, pour la trompette, relayée par la contrebasse très inspirée comme à l’accoutumée. Ce morceau chante. Vient The Peacocks. Du velours, l’intro trompette seule, bien mieux qu’un violoncelle seul. Instant de solitude, dans l’exposition du thème, tout intérieur, des images en cinémascope. Diables de musiciens, piano surnaturel, trompette suspensive, contrebasse résonnante, mélodieuse, batterie effeuilleuse qui met à nu tous les autres. Difficile de se relever. Et pourtant Can you dig it surprend par sa forme, son thème harmonisé façon Kyle Eastwood. Stefan Moutot déploie tout son art du souffle, des cassures rythmiques et de l’emploi des gammes chromatiques, suivi de près par Julien Bertrand, au top encore une fois. C’est un travail de groupe où chacun entraîne les autres à se dépasser. Work of Arth est l’occasion pour le batteur de se mesurer, à lui-même. Un tremplin. Allez l’ami, le tapis t’est déroulé. Cascade, cogne ou effleure. Rebondis. Sautille. Ne t’arrête pas. Fly little bird Fly m’impressionne. Ce pourrait être une composition d’Andy Emler. Le pianiste est lunaire. Le thème joué par la trompette est posé pendant que courent tous les autres. Encore une belle forme et une belle écoute entre les musiciens. Bojangles est un hymne un peu nostalgique. Deux morceaux sont repris pour la fin, Can you dig it en compagnie de Stefan Moutot, une version très énergique, et le petit nouveau qui refait son apparition, et qui vient boucler la boucle. « Edouard : Il y aurait dans les lois physiques une densité maximum au-delà de laquelle la matière ne peut plus rien absorber. Elle rejette alors hors d’elle tout nouvel apport. Comme une éponge saturée en eau qui ne peut plus rien avaler. Serait-ce un peu aussi cela l’improvisation ? Karline : Vous avez raison, on entre parfois dans des phases discursives qui amènent tantôt l’harmonie, tantôt le chaos. C’est à la fois éprouvant et exaltant. On ne sait jamais où la musique va nous pousser et dans quels retranchements elle va nous amener. Retranchement au fond de soi, pour quelque chose qu’on peut exhumer ou pour produire du nouveau, de l’impensé ». Ne serait-ce pas cela au fond, la musique de New Fly, cette free revolution Zone ? Du renouveau, sans cesse, dans la joie et l’inconfort de l’impensé.

 

Julien Bertrand: trompette, bugle ; Thibaud Saby: piano, claviers ; François-Régis Gallix: contrebasse ; Arthur Declercq: batterie ; Jean-Salim Charvet: sax alto ; Stefan Moutot: sax ténor

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