En face, les corneilles ont construit des nids. Leur parade nuptiale se coule à merveille dans les longs arpèges du piano de Simon Denizart. Les corneilles font le va et vient, apportent des brindilles pour consolider leurs refuges. Il en vient de partout, une soixantaine, qui planent entre les cyprès chauves. Le dialogue entre Simon Denizart et Elli Miller Maboungou se détache dans le ciel pur d’aujourd’hui et prend une rare dimension. Me revient en mémoire la musique de Brad Mehldau et Marc Guiliana, la force de leur duo, leur écoute magistrale. Il y a de cela dans cet opus, Nomad. Avec ici le côté envoûtant de la mélodie. Beauté des airs, j’accroche dès la première écoute, avec le morceau éponyme. Le second, Zoha, me fait penser au meilleur d’Avishaï Cohen. C’est doux, bien joué. Aucun effet boucle dans le duo, l’hypnotique ne vient pas de la transe mais du surprenant, du changeant, tantôt arpèges, tantôt arabesques, des traits jazzy, des accords plaqués. Le troisième morceau démarre par un effet harpe. J’ai pensé à EST. Quel tempo ! ça pousse en avant. J’imagine ce que peut produire pareille musique en concert, du sur mesure à nos oreilles, du dansant également. Last night in Houston mélange les ambiances et les rythmes, du deux temps, du trois temps, avec un arrière fond de musique flamenca. Square Viger accentue les polyrythmies, le percussionniste batteur est très inspiré. Ce travail rythmique donne une musique très moderne, très planante, avec ses moments de tension et de détente. Manon commence comme une balade. On entend à la fois des sons acoustiques et des sons de machine (à moins que ce ne soit la calebasse qui procure cet effet). Le morceau vire au classique, la main gauche saute entre deux notes, la main droite joue les contrepoints façon J.S. Bach. Puis sur un arpège continu, le pianiste appuie sur des basses qui tendent le morceau et donne un effet grandiloquent.
Après quelques arpèges plus aérés et une douce mélodie, facilement mémorisable, Oldfied renoue avec la grandiloquence du morceau précédent et va plus loin. Il développe une histoire, rajoute des effets sur le piano, cordes étouffées, mélodies orientales. Le morceau se poursuit avec de multiples propositions, tantôt du pianiste, tantôt du batteur, qui produisent une profusion très cohérente et jouissive. Lost in Chegaga ce sont des accords plaqués pour un jeu très rythmique. Ces multiples propositions finissent par créer des illusions, sortes de mirages, véritables décalages temporels qui conviennent pour ce morceau évoquant le désert. Le batteur a la culture du hip-hop et des musiques d’aujourd’hui. Outro, sorte de petit extrait tiré d’une improvisation, clôt le CD. On aurait pu croire une œuvre du répertoire des musiques françaises du 18-19ème siècle.
Simon Denizart et Elli Miller Maboungou proposent un album très abouti. C’est un grand travail de collaboration et d’écoute mutuelle. C’est réjouissant, inspiré et inspirant, contemplatif, bâti sur des polyrythmies qui ne lassent jamais. On pourrait en écouter encore davantage, tant les talents des deux artistes s’ajoutent et avec eux les développements incessants dans un même morceau. Cela me rappelle le romancier Marcus Malte à qui j’avais demandé un jour quels étaient ses procédés de création. Il m’avait répondu qu’il partait souvent d’un seul mot. Et ce mot, par développements successifs, en livrait d’autres, comme, pelant un oignon, on découvre ses différentes peaux et sous ses peaux, d’autres peaux. De ces multiples développements et bouts mélodiques, les musiciens arrivent à produire un objet artistique d’une grande singularité et d’une grande beauté.
Vivement qu’on entende ces deux artistes sur les scènes hexagonales. Je veux absolument en être.