Les inclassables
Parmi toutes les nouveautés qui retiennent notre attention, certains albums ne rentrent pas dans des cases et leur originalité ou leur particularisme les rend inclassables. Ce qui ne veut pas dire manquer de classe, bien au contraire, comme l’attestent les flûtes de Jî Drû dans un magnifique et planant conte musical “ambient”, et celles d’ Emilie Calmé qui les marie pour d’improbables fantaisies virtuoses en duo avec l’harmonica de son complice Laurent Maur. Les cordes ne sont pas en reste en matière d’élégance pour brouiller les pistes comme le beau trio de Loco Cello qui se fait quintet avec les guitares invitées de Biréli Lagrène et Adrien Moignard, tandis qu’une ribambelle cette fois de saxophonistes et chanteurs(ses) -parmi pas moins de trente invités !- honore au Bal Blomet la nouvelle play-list originale et éclectique concoctée par le pianiste et arrangeur Yohan Farjot qui fait de sa «Caravan Party» une grande célébration de ses (très) nombreuses amitiés musicales.
LOCO CELLO «Tangorom» (Well Done Simone! Records)
De l’Argentine à l’Europe de l’Est, du tango de Piazzolla à la musique manouche de Django, en passant par le classique et la musique de chambre, Loco Cello a largué sa boussole pour jouer les passe-murailles dans ce second album où François Salque (violoncelle), Samuel Strouk (guitare) et Jérémie Arranger (contrebasse) ont invité en renfort deux guitaristes supplémentaires et hors-pair, Biréli Lagrène et Adrien Moignard. Pour croiser le fer et le nylon, le lyrisme au swing et l’écriture à l’impro, ce beau quintet à cordes sensibles s’est mis en retrait dans un écrin de silence et de spiritualité en s’installant au cœur de l’abbaye de Noirlac, un bijou de l’architecture cistercienne du XIIe siècle.Un lieu hors du temps et à l’acoustique impressionnante pour enregistrer ce disque, sous la patte de Philippe Tessier Du Cros, avec une réverbération naturelle et sans utiliser aucun effet d’où sa pureté.
Piazzolla est à l’honneur pour les trois premiers titres, d’abord Oblivion où surgit le sublime cello pour une mélodie poignante avant que les cordes de guitares toutes en finesse lui répondent dans la même douceur. Une mélodie toujours mélancolique et où le cello s’apparente à un violon dans l’ouverture d’Armaguedon, avant que la rythmique ravive l’entrain par la contrebasse et les pizzicati sur guitare, sur ce titre très enlevé durant plus de huit minutes où l’on entend claquer les doigts des virtuoses sur les cordes. Autre thème connu de Piazzolla, Vulevo al Sur qui suit nous prend d’emblée par l’élégance classique appliquée par l’archet, avant une lumineuse compo de Samuel Strouk qui a tout d’une B.O de cinéma. Un Upper East où l’archet très ardent de François Salque se croise à une fine guitare aux sonorités andalouses, dans un éblouissant entrelacs de cordes sur fond de rythmique jazz. Une envolée qui débouche sur la quiétude apaisante du Clair de Lune emprunté au maître Django, comme une berceuse épurée.
On reste dans l’esprit manouche sur le jazz-musette Trucmuche de Vincent Peirani où le violoncelle se substitue à l’accordéon, avant Csardas (de Milena Dolinova) décliné en deux parties, une première plus sombre où la patte classico-baroque du violoncelle offre de beaux graves face à une guitare classique jazz, avant une seconde qui amorce un virage rapide et un entrain revigorant, pour trois minutes échevelées où toutes les cordes sont à l’unisson pour nous embarquer avec maestria dans l’ambiance des musiques de l’Est. Un ultime assaut précédant trois derniers titres plus solennels, d’abord Prière (notre préféré) d’Ernest Bloch et son magnifique thème, profondément touchant comme peut l’être le triste Auf einer Burg de Robert Schumann et qui tirera des larmes avant les bien nommées Tears du duo Reinhardt-Grappelli qui clôt cette subtile et touchante galette bien habitée, entre fin tricot de contrebasse et résonances de guitares cristallines.
JÎ DRÛ «Fantômes» (Label Bleu)
On connaissait le flûtiste de caractère Jî Drû pour son travail fidèle et inspiré aux côtés de Sandra Nkaké, on le découvre ici sous son nom pour cet album (son second) en forme de fascinant conte musical «ambient», c’est à dire atmosphérique et souvent planant, qui nous emmène vraiment ailleurs durant une heure.
«La musique est invisible et la flûte n’est jamais qu’un peu de souffle qui résonne. Je me suis posé la question de notre relation à ce que l’on ne voit pas et plus particulièrement aux fantômes, dans une logique qui serait celle d’un rêve musical. Ces dernières années tout s’est effondré, nos repères ont été déplacés ou effacés, les Fantômes se rappellent alors aux vivants, ou plutôt les vivants rappellent les Fantômes. On peut ainsi établir de nombreux parallèles avec la musique et la création qui utilisent des références invisibles pour guider l’auditeur, raconter des histoires (sons, gammes, textures, structures, nuances…).Tout ça bien sûr si l’on croit aux Fantômes, car les Fantômes c’est comme le son de flûte, ça n’existe pas, ou alors ça sert juste à habiter poétiquement ce monde» explique l’étonnant concepteur de ce voyage onirique, à la fois mystique, organique et tribal. Un manifeste de jazz irrigué par le blues et les musiques classique, sérielle et électronique, où le multi-souffleur (flûte traversière, vouivre, flûte à nez, bambou peuhl, bangkok pipe, bouteille…) révèle aussi toute la prégnance de sa voix -comme récitant ou vocaliste- mariée à celle, envoûtante et subtilement texturée de Sandra Nkaké évidemment du voyage, sous les effets du Rhodes hypnotique de Pierre-François Blanchard et les rythmes inventifs de Mathieu Penot. Un quartet renforcé par les violoncelles de Paul Colomb et Justine Metral invités qui apportent une touche symphonique à cette production très léchée, minutieusement soignée et qui sonne avec éclat.
Un son de pop sympho qui séduit dès l’intro sur A Bonfire, comme sur Strikes qui suit avec les claviers de P.F Blanchard, titre plus jazzy qui a la légèreté d’une pop planante en croisant le souffle de la flûte à la voix magique de la chanteuse sur cette belle mélodie. Une voix charmeuse et envoûtante sur l’intro atmosphérique de Storm, titre scotchant où l’on est bercé par le piano et les violoncelles, et où la voix de Jî Drû nous fait incroyablement songer à Bowie, comme encore dans l’ambiance et le refrain de A sign of the Devil. En se souvenant de la superbe création Bowie Acoustic que Jî et Sandra avaient offert (avec Bab X et Guillaume Latil) sous la direction de Daniel Yvinec pour le Rhino en 2018, on ne sait pas quelle a été l’influence de ce précédent travail sur ce nouveau projet, mais l’ombre de Bowie est encore plus flagrante sur The Mirror où ils proposent encore un superbe duo vocal.
Entre temps, on aura été transporté dans un autre univers par ce magnifique mariage de voix éthérées déjà sur Sailor’s Fear où bass key très timbré et drums installent le groove, puis sur le bien nommé Les Sirènes -qu’on adore- superbe pépite arrangée par Mathieu et Pierre-François et qui va virer au planant, avec des sons qui nous renvoient à l’époque de Gong avec David Allen, Miquette Giraudy aux vocalises psychédéliques et le facétieux Didier Malherbe,un autre grand collectionneur de flûtes en tout genre. «Viens, allez viens…» nous susurre la voix de Jî sur ce morceau au charme vénéneux où le son du Rhodes se fait plus électro. Curieusement, Fantômes qui donne son titre à cette sorte de concept-album n’est qu’une virgule d’une minute au milieu du disque et aurait très bien pu en faire l’intro.
Les climats et ambiances vont encore se succéder dans différents contrastes, avec une rythmique tendance plus brasilo-latino pour The sound of Wisdom notamment par ses percussions, plus assombrie par le violoncelle et le lourd beat du gros synthé basse sur l’étonnant Rosa L. où la voix de Sandra est celle d’une fée ensorceleuse. Offrant cette fois des sonorités aux relents d’Orient pour The last Dance, longue fantasmagorie stellaire de près de huit minutes qui trouve un souffle plus rythmé dans sa seconde moitié par la ligne de basse, et où resplendit encore la magnifique alliance des voix, des cordes et du piano.
Les violoncelles brilleront une dernière fois sur la ballade de L’Ombre avec une forte présence vocale de Jî, tandis que c’est celle -très blues granuleux- de Mike Ladd en feat. qu’on entend résonner en talk-over sur l’étrange Bonde by Fire qui résume bien l’atmosphère «ambient», planante et ensorcelante de ce très bel album atmosphérique.
ÉMILIE CALMÉ & LAURENT MAUR «Fantaisie improbable pour flûtes et harmonicas» (Lubans Music / UVM Distribution)
Instrument habituellement peu mis en avant, on constate depuis quelques temps que la flûte est souvent présente dans de nombreux albums qu’on décrypte. On profite donc de cette chronique dévolue aux «inclassables» et autres projets originaux pour glisser, dans la foulée de Jî Drû, cet album d’Émilie Calmé en duo avec l’harmoniciste Laurent Maur que je gardais sous le coude depuis sa parution.
Ces deux là se sont rencontrés en 2009 en commençant à jouer dans la rue un répertoire jazz pour leur deux instruments. S’exportant en Asie et raflant divers Prix, le duo hors-norme revenu en France sera notamment très remarqué pour son «Duologie», concert scénarisé et adapté pour le jeune public des JMF (plus de 250 représentations). Rappelons qu’ Emilie Calmé, flûtiste de jazz et compositrice est issue du Conservatoire de Bordeaux et que son binôme l’harmoniciste (chromatique et électronique digne d’un synthé) Laurent Maur est passé par le CIM puis par le Centre des Musiques Didier Lockwood. Des formations où ces deux virtuoses adeptes des chemins buissonniers ont conforté leur liberté créative, ainsi de cette «Fantaisie improbable…», la fantaisie étant une forme musicale libre, où les thèmes se succèdent sans contrainte et où la subjectivité du compositeur l’emporte sur le cadre imposé.
«La présence de sons polyphoniques synthétiques apporte de vraies prises de distance et des moments de méditation pendant lesquels on va ailleurs. La variété des modes de jeu et des flûtes, l’utilisation du corps comme percussion font de ce très beau disque une agréable promenade dans des paysages bigarrés» note d’ailleurs en exergue de présentation un confrère flûtiste également audacieux, Magic Malik(*).
On ne peut par ailleurs saluer ce travail sans souligner celui de l’ingé son Francis Wargnier (INA, France Culture), troisième acteur clé de cette réalisation sonore très onirique composée de treize plages. La première, Aube, sera déclinée au fil du disque en cinq mouvements. Celui de l’intro nous montre comme rarement à quel point le souffle de l’harmonica peut s’apparenter au son d’un accordéon. Si le second mouvement d’Aube, dialogue tout en douceur, offre de belles sonorités entrelacées, on a un coup de cœur particulier pour le troisième, intitulé La Mer, mystérieux et comme suspendu, ouvrant un large espace onirique. A l’instar de Songe, atmosphérique et contemplatif, on y aime beaucoup l’ambiance quasi floydienne installée par l’instrumentation synthétique. Si le quatrième mouvement d’Aube intitulé La Nature ressemble à une B.O plus inquiétante (la nature est-elle hostile?) avec comme un chant plaintif à la fin, le cinquième et dernier mouvement qui clôt l’album se rapproche de la musique sérielle. Un aspect répétitif et circulaire que l’on apprécie aussi dans les boucles de flûte sur Lotus, et qui agit sur la rythmique très travaillée-et pourtant avec si peu- de Machala où c’est elle qui donne le tempo en parallèle aux percussions corporelles. Un titre où là encore on croirait entendre non pas un harmonica mais les soufflets d’un accordéon, tandis que sur le joli thème progressivement développé d’Ombre et Lumière, le petit instrument de Laurent Maur sonne cette fois à s’y méprendre comme un cuivre de la famille des saxophones.
Voilà donc un album séduisant par sa rare originalité et permettant de redécouvrir deux instruments sous un autre jour, notamment les vastes possibilités sonores qu’ils recèlent, grâce à la virtuosité et l’inventivité de cet inattendu duo.
JOHAN FARJOT & FRIENDS «Caravan Party» (Klarthe Records / Believe/ Socadisc)
Inspiré par le célèbre morceau «Caravan» de Juan Tizol et Duke Ellington, et rappelant que l’étymologie persane du mot fait référence aux voyages et à l’entraide nomade, ce «Caravan Party» invoque avant tout l’amitié en musique, comme elle se traduit notamment au Bal Blomet à Paris – l’un des plus vieux clubs de jazz en Europe (créé en 1924)- et où le pianiste-arrangeur et directeur artistique Johan Farjot est pensionnaire régulier, animant les fameuses 1001 Nuits du Jazz aux côtés de son complice le saxophoniste Raphaël Imbert. Une série réunissant bon nombre de leurs talentueux camarades pour des associations inattendues et des alliages sonores inouïs. Si l’on avait déjà salué dans ces colonnes la première production discographique qui en avait résulté, voilà à nouveau le fruit de cette grande fête chorale où l’inventif Johan Farjot a tracé une play-list aussi éclectique et riche que l’armada d’instrumentistes et chanteurs (près de trente invités de renom !) qui s’y sont prêtés, donnant la part belle aux chefs d’oeuvre de quelques grandes compositrices de ces deux derniers siècles, mais aussi quelques standards de jazz ou de la chanson qui lorgnent parfois vers la pop. Voilà pourquoi le bouillonnement qui agit dans le creuset de cette Caravan Party nous incite à présenter cet album parmi nos inclassables, bien que la «classe» du résultat pris dans sa globalité ne peut que vous sauter aux oreilles au fil de ces quinze titres.
Comme la belle présence sonore d’ensemble qu’on ressent dès l’entame avec Brother can you spare a dime où l’on a le plaisir d’entendre, sur le piano de Johan, la voix de Hugh Coltman, entouré de Felipe Cabrera à la contrebasse et Fidel Fourneyron au trombone, un blue-jazz où le crooner a la belle articulation de son compatriote Jamie Cullum. Côté voix, on fond ensuite sur le Woodstock de Joni Mitchell superbement chanté par Marion Rampal, une folk planante où se dépose le sax de Vincent Lê- Quang.
Le groove soutenu de la contrebasse confiée à Laure Sanchez sur une Ode à Sainte Cécile (Mary Lou Williams) ouvre l’espace pour un chorus de guitare d’ Hugo Lippi, amorce plus free faisant surgir en dialogue le sax échevelé et chaleureux de Raphaël. Mais le piano va finalement reprendre la main pour l’emmener vers des contrées jazz-funk.
Chanteuse à découvrir, Inès Matady met beaucoup d’émotion sur la ballade If you knew empruntée à Nina Simone, portée par le piano et le son flûté de Raphaël. Parmi nos préférés, voilà le merveilleux Jesus Maria de dame Carla Bley, dans une très belle revisite de ce thème connu, toute en élégance et mise en apesanteur par la voix toujours aussi magique de Rosemary Standley.
Seule compo du répertoire, écrite par Johan Farjot en mémoire de Didier Lockwood, le bien nommé Blues for Angels est soutenu par les baguettes de Julie Saury (batteuse sur la quasi totalité des titres), slow puissant et très appuyé par les quatre membres de l’Ensemble Saxo Voce en soutien au chant déchirant du sax lead de Raphaël. Bluesy telle une marche funèbre, elle précède le génial Black Trombone de Gainsbourg avec Fourneyron au dit trombone, et où l’on retrouve avec gourmandise Marion Rampal au chant sur ce très beau texte qui lui va comme un gant et fait rimer automne et monotone sur un groove bien jazzy. Il faut l’arrivée du fameux Caravan d’Ellington pour s’extraire de cette douce mélancolie, par un piano soutenu qui drive le swing et offre un boulevard de liberté au sax de Baptiste Herbin où le virtuose aborde la gamme en acrobate. Au chant, on croirait entendre la voix d’une diva du jazz et l’on se surprend à découvrir que ce merveilleux timbre très féminin n’est autre que celui de… Hugh.
Après cette haletante méharée sonore, le piano léger nous offre l’apaisement sur Free Ballad, une impro de plus de six minutes, planante jusqu’au ravissement, avec le souffle retenu de Raphaël et l’élégance de Louis Sclavis à la clarinette. La liste des invités s’allonge encore avec les tablas de Humayoun Ibrahimi sur un morceau d’Alice Coltrane arrangé par Raphaël, avant que Johan cède pour la seule fois son piano à Dan Tepfer sur l’étrange Baby Man repris à John Stubblefield. Au chant et à la trompette, c’est Ronald Baker qui signe le blues lascif de Gee Baby, ain’t I good to you de Don Redman, avant le plus latino Prends courage, ho! chanté par Aude Publes Garcia et où rayonne le sax de Jeanne Michard. Et c’est un traditionnel anonyme, Black is the color of my true love’s hair qui vient clore cette longue épopée en caravane déjantée avec, comme elle avait débuté, «sir» Hugh Coltman au micro, entre piano et contrebasse (Cabrera) et beau travail des peaux de Julie Saury. Un titre un peu plombé -le seul sans doute- qui tranche avec le bel entrain de l’ouverture. Mais quand même, quel sacré voyage et quel casting pour nous y emmener !
(*) : en matière de flûte et à propos de Magic Malik, signalons par ailleurs que vient de paraître ce 24 mars son nouvel album «Fanfare XP3» (Onzeheureonze / L’autre Distribution), troisième volume de son triptyque aventurier entamé en 2017. Avec un groupe de douze musiciens issus de tous horizons, et volontaires pour explorer la composition et l’improvisation sous des angles originaux.