chronique de CD

“Rouge, Derrière les paupières”, Madeleine Cazenave Trio

Encore un album singulier, où le piano est roi. Le sixième ou septième que je chronique depuis deux ans. Chaque projet est unique. Celui-ci, question poésie, arrive en tête. Au moment où je l’écoute pour la première fois, je ne sais pas qui joue*. J’aime cet exercice, cela n’influence pas mes choix et n’oriente pas mon écoute. Encore des ostinatos où poser ses couleurs. Voilà comment démarre cet album. Un arpège qui tourne, sur lequel une mélodie s’insinue, émouvante. Ça me rappelle un morceau turc arrangé par Serge Lazarevitch. J’imagine à chaque projet tout le poids émotionnel mis par les artistes, ici un trio, pour accoucher d’un objet, cadeau aux auditeurs, et porteur des vies rassemblées, d’énergie créatrice, d’enjeux existentiels.

Joëlle Léandre, que j’aime régulièrement citer parce qu’elle aussi m’émeut, dit que la musique est faite de tous les bouts de vie, de ce que tu manges, de ce que tu lis, de qui tu rencontres, et aussi des problèmes même insignifiants que tu règles au quotidien. Reprise du disque : la mélodie va plus loin, ouvre des espaces narratifs de toute beauté. Une sorte d’épiphanie. Le piano est disert et concis. Parfois les cordes sont étouffées. Le morceau se développe par petites touches rythmiques. L’arrangement est subtil entre la contrebasse et le piano. La batterie unifie. Le thème s’intensifie. Le piano ouvre la voie à la contrebasse qui en une seule note, harmonique en vibration, catapulte l’ensemble vers l’extase. Bel ensemble d’une jouissance collective. Le piano (pianiste) a le sens du relief et du discours.

Au deuxième morceau seulement, je m’enquiers de qui joue. Madeleine Cazenave. Rouge, derrière les paupières. La pochette est magnifique. Le choix de l’espace aquatique et des profondeurs, préfigure sans doute la plongée au plus profond de nous. Après petit jour, voici Étincelles. Imaginez la rencontre entre Pat Metheny et Aziza Mustafa Zadeh. Le premier pour l’ostinato sur une note, la seconde pour ces arabesques inspirantes et entraînantes. La pianiste conduit ce second morceau avec maestria : la mélodie prend du corps, le batteur Boris Louvet occupe ensuite l’espace tout naturellement, avec beaucoup de finesse, un long développement improvisé au piano, inspiré, qui laisse la place, délicatement, au contrebassiste Sylvain Didou et fin aérienne du piano. Du grand art. Aucune redite, c’est ce que j’aime. Un développement organique, une fin qui s’ignore pour laisser place aux hasards heureux en improvisation.

Posséder le piano, comme le fait cette artiste, est sans doute la chance d’approcher au plus près la joie dans la découverte du sensible. Abysses, attention, morceau de haute densité. Prenez le cri de la baleine qui résonne et lui sert de sonar. Sonar, ou rêver, en espagnol. Ce cri c’est la contrebasse, qui appelle, résonne, archet qui surchauffe, dit l’urgence, le piano qui réconforte, épaule, vient s’emmêler, à trois avec la batterie font des circonvolutions, dans l’eau, en apesanteur, la mélodie comme repère, comme bouée. C’est beau, c’est tragique, ça dit la vie, notre condition d’hommes et de femmes. C’est tout nous. Difficile d’atterrir, ou d’ amerrir après ça. Ce Brumaire a des points communs avec le répertoire de Simon Denizart**. Dans la distribution des rôles entre le piano et la batterie. Chacun servant de stimulant à l’autre. Pour des développements incessants. La contrebasse apporte ici un plus car elle marque une position tantôt du côté de la mélodie, tantôt du côté du rythme. Elle établit des ponts, et permet des rebonds. Encore un morceau de bravoure qui embarque, on ne sait où. Y a-t-il besoin d’ailleurs de le savoir ? On finit par retomber quelques pas plus loin. Différent. Cette musique a un effet cathartique. Sans doute comme chez Denizart par son côté hypnotique.

4 %, oui mais de quoi ? D’huile dans le taboulé ?  De femmes directrices de structures culturelles ? Il faudrait demander à l’autrice. Mais une œuvre a-t-elle besoin d’explication ? Pourquoi ce merveilleux solo de contrebasse aux premières mesures ? Pourquoi ce déploiement de beaux accords à 3’06, qui donne une impression de sérénité maximum ? Comment arrive-t-on à faire corps dans un trio, et pourquoi cela donne cette musique merveilleuse et unique et pas une autre ? Question de caractère, de compatibilité, de biologie et d’hormones, de sens artistique partagé, de goût pour la même littérature, des mêmes plats, pour la diversité philosophique et le combat des idées ? Va savoir, là encore. Comme dit Bernard Lubat – encore un que j’aime citer- non pas qu’il me touche musicalement (quoi que, par son art du piano, si) mais plutôt pataphysicopoéticopolitiquement : “on n’en finit pas de commencer”. Et comment se termine cet album ? Par Cavale. Les mots et l’imaginaire comptent et content, éminemment. S’agit-il de cavaler et de fuir, de s’évader, s’agit-il d’un morceau qui parle d’une jument ? Ce morceau me rappelle un long travelling, qui viendrait relier le passé et le futur, avec une sorte de mise au point, d’insistance, de focale sur le présent et sa libération. Belle intervention du batteur. Le morceau se termine en sérénité.

La suite ! la suite ! J’en redemande.

 

Faire œuvre poétique, est-ce avoir cette capacité à capter l’invisible ? Peut-être, à rendre sensible ce qui est enfoui, sans doute. Mais toujours dans un mystère qui reste entier. On tourne autour de son sujet, on l’esquisse, sans le dévoiler, sans le dévoyer. On ne donne pas ses recettes en poésie, comme on ne donne pas non plus ses coins à champignons. Sauf qu’il n’existe pas de recettes poétiques, tant pis ou tant mieux pour ceux qui voudraient les approcher. Par contre, il existe le jeu. Ces trois artistes l’ont bien compris et leur jeu à trois fonctionne à merveille. Écoutez ce disque, mais ne cherchez pas à vous en inspirez. Il est unique, et par là-même inégalable. Respirez-le, immergez-vous, il provoque à coups sûrs des bienfaits inespérés. Et si vous souhaitez atteindre cette poésie, un conseil, mettez-vous à jouer.

Production : Laborie Jazz ; Distribution Socadisc ; Rouge est lauréat Jazz Migration #6

* :  Comment peut-on chroniquer un album sans savoir qui joue ? Chez Jazz-Rhône-Alpes.com, Pascal Derathé peut parfois dénicher les talents qu’il nous propose à l’écoute. Voilà un jeu que j’aime beaucoup.

** : voir la chronique de Nomad de Simon Denizart

Ont collaboré à cette chronique :