Les coups de cœur du printemps (2/3)

Une fois n’est pas coutume, le hasard fait que cette seconde sélection printanière honore particulièrement des guitaristes. D’abord avec la belle découverte du Lausannois Louis Matute dont le jazz orchestral et cuivré se teinte de world et notamment de couleurs sud-américaines, et le premier album solo du géant Bireli Lagrène qui signe une suite de pièces absolument magnifiques, tandis que Fred Chapellier confirme qu’il est l’un de nos meilleurs gratteux de blues-rock et de R&B. Quant à Franck Tortiller, s’il est vibraphoniste, c’est indirectement à Jimmy Page qu’il rend entre autres hommage en proposant, quinze ans après son premier travail avec l’ONJ, un second tribute au mythique Led Zeppelin, lui aussi avec un orchestre très cuivré.

 

LOUIS MATUTE LARGE ENSEMBLE «Our Folklore» (Neuklang / Bigwax)

En découvrant dernièrement le jeune guitariste lausannois Louis Matute, je croyais avoir affaire à un nouveau venu, or ce «Our Folklore» est paraît-il son déjà troisième album. Un Matute donc plus mature que l’on pensait, ce qui saute vite aux oreilles et explique peut-être les grandes qualités que l’on retiendra de cet opus où la guitare du leader est la seule à être branchée sur le secteur parmi cet ensemble instrumental totalement acoustique.

S’il a gardé l’esprit harmonique des grands compositeurs que sa mère allemande lui a fait découvrir, c’est sans doute par son père hondurien que Louis s’est imprégné des musiques sud-américaines, du Brésil à Cuba en passant par la Colombie, l’Argentine et le Costa-Rica, autant de références que l’on retrouve au fil de ce disque joyeusement cuivré avec un épatant duo qui, lui, nous est plus familier avec Léon Phalau sax ténor et Zacharie Ksyk à la trompette, deux souffleurs du Leon Phal Quintet (le monde est petit à Lausanne..). Cela se sent dès l’intro avec Renaissance jusqu’à Queen of Queens qui rappelle tant les fameuses fanfares d’Amérique du Sud. Entre temps, on aura grandement voyagé entre douce ambiance africaine (Too much soul for the world), groove appuyé entre reggae et electro-tango façon Gotan Project (le long et excellent Macondo), swing brillant mené par le piano aérien d’ Andrew Audiger (Tangos, Convivere, For all these real stars…), le tout drivé par une rythmique souvent frénétique avec la batterie de Nathan Vandenbulcke et la contrebasse plutôt discrète de Virgile Rosselet (sauf sur Alfaia où elle est plus en avant). Il faut également souligner la patte ça et là orientale apportée par le oud joué par Amine M’ Raihi et qui contribue à élargir encore le côté world-music du jazz proposé par le septet.

Un vrai coup de cœur que ce disque, une belle découverte d’un ensemble lumineux qui pétille de vie et dont on saluera le très beau travail orchestral (Tangos), le sens de la mélodie (Kawiza) et l’élégante fraîcheur (Zikra). Typiquement le genre de formation qu’on aime voir prendre sa pleine mesure en concert, ce que l’on a hâte de vivre au prochain festival Jazz à Vienne puisqu’ils y seront sur la scène de Cybèle.

 

BIRELI LAGRENE «Solo Suites» (Peewee!)

“Ma musique? C’est du blues avec un peu d’harmonie” aime se contenter de dire Bireli Lagrène quand il parle de ses compositions. Elle est pourtant tellement plus que ça, mêlant cultures tziganes, emprunts hétéroclites aux grands standards du jazz, mais aussi à Bach comme au folklore bavarois ou au patrimoine de la chanson française. Venu du monde manouche, ayant creusé le style gitan avant de vivre la grande aventure du jazz fusion en compagnie des plus grands musiciens de la planète, il faut reconnaître que le guitariste alsacien, qu’il soit en mode acoustique ou électrique, tient du génie tant par sa technique fabuleuse que par son inspiration et son sens hors-norme de l’improvisation. L’art de faire sonner une guitare à nul autre pareil après quarante ans de carrière et une discographie imposante puisque celui-ci-qui paraîtra le six mai prochain -est son vingtième album studio, avec la particularité notable d’être celui où, pour la toute première fois, le guitariste se livre à l’exercice du solo. Une douzaine de titres sont des originaux auxquels s’ajoutent cinq reprises qui n’en ont pas moins de fraîcheur, qu’il s’agisse du Nature Boy de Nate King Cole avec un glissé incroyable des doigts sur les cordes, du standard Caravan de Duke Ellington dont le thème mythique revêt ici une version inédite, du My foolish Heart qui fut joué par Bil Evans ou de Put your dreams a way chanté par Sinatra. Avec une mention spéciale pour Angel from Montgomery en clôture repris à John Prine et chanté par la fille du guitariste Zoé Lagrène qui nous révèle au passage son très joli vibrato rappelant celui de Joan Baez dans l’univers du blues-folk seventies, et montre que Bireli est aussi un grand bassiste (il fut initié par Jaco Pastorius, quand même…) en tenant ici la Fender jazz bass.

Du toucher soyeux sur le mélancolique Memories en intro, en passant par la très chantante Litlle Melody (en fait la pièce la plus longue, sur plus de six minutes), de la fougue de Question Réponse où le rythme est donné par la percussion des doigts sur la caisse, au plus apaisant Fifty five reasons et sa reverb’ ouatée, le déroulé des pièces est suffisamment varié pour ne jamais tomber dans le soporifique (à contrario par exemple du dernier «Road to the Sun» de Pat Metheny qui, certes, plaira aux amoureux de guitare classique, mais dont l’austérité a fini par m’achever…). Au sommet de sa virtuosité sans jamais tomber dans la démo, n’ayant plus rien à prouver d’autre que son simple génie, Bireli Lagrène signe là un album merveilleux qui séduira bien au delà des seuls amateurs de six cordes.

 

ORCHESTRE FRANCK TORTILLER «Back to Heaven» Led Zep. Chapter II (MCO / Socadisc-Belive)

C’est en 2006, alors qu’il dirigeait l’Orchestre National de Jazz (ONJ) que le vibraphoniste Franck Tortiller avait eu l’idée assez gonflée d’emmener le jazz sur le terrain du hard-rock, et plus précisément sur celui du mythique Led Zeppelin qui enflamma la décennie 69-79 avant que le décès du batteur John Bonham en 1980 ne sonne la fin du groupe. Un travail basé sur les mélodies et l’énergie du légendaire band du guitariste Jimmy Page, du chanteur Robert Plant et du bassiste-claviériste John Paul Jones, qui avait donné lieu à l’album tribute “Close to Heaven” en clin d’œil au titre phare Stairway to Heaven de Led Zep. Plus de quinze ans après, toujours autant fasciné et enthousiasmé par ces fameux riffs, ces explosions de sons, de couleurs et de groove, c’est avec le même plaisir et une joie intacte que le maître arrangeur Tortiller remet le couvert avec ce “Back to Heaven” qui, à l’exception du titre Dazed & Confused repris dans une nouvelle version, s’attaque à d’autres compos puisées dans sept des neuf albums de Led Zep, cette fois avec un mini big band, un nonet de trentenaires qui n’étaient donc pas nés à cette grande époque et qui, hormis le batteur Patrice Héral (également à la voix et à l’électronique) déjà membre de l’aventure ONJ, sont tous des nouveaux venus dont deux filles, Olga Amelchenko au sax et Gabrielle Rachel Barbier-Hayward au trombone venues renforcer la section cuivres aux côtés de Maxime Berton (sax) et Joël Chausse (trompette, bugle). Côté rythmique, le fiston Vincent Tortiller est également à la batterie avec Jérôme Arrighi à la basse, et l’on retrouve à la guitare et au chant Matthieu Vial-Collet que l’on avait découvert il y a trois ans dans le tribute à Frank Zappa. Avec respect mais sans aucun copier-coller, l’Orchestre de Tortiller se réapproprie ainsi des mélodies pour beaucoup devenues populaires, modernisant des hits de légende qui sont ici repensés au tamis d’influences plus actuelles et notamment «urbaines» comme le hip-hop ou le rap.

Comme avec Louis Matute précédemment chroniqué, on saluera là encore un très beau travail orchestral et notamment la contribution éclatante des cuivres au fil de ces dix titres pour certains assez longs. Achilles Last Stand qui ouvre sur plus de sept minutes en est un bel exemple, à la fois avec des influences urbaines, sa basse soutenue et ses cuivres dont un beau chorus de sax. La voix pousse des cris de fou et ça pousse grave, quelque part entre Zappa et Magma. Le vibraphone léger apporte sa douceur vaporeuse très seventies, à l’instar de la trompette comme sur Going to California qui suit avec Matthieu Vial-Collet au chant. Un vibraphone qui rappelle beaucoup celui de Pierre Moerlen et le jazz-rock psyché de Gong sur la nouvelle et longue version de Dazed & Confused au montage assez dingue et …confus, marquée par les riffs de guitare avec pédale wah-wah et un redoutable solo de sax d’Olga Amelchenko. Le rythme percussif est entêtant sur The Battle of Evermore où le montage des cuivres les fait chanter avec finesse, la trompette de Joël Chausse étant particulièrement en avant sur All my Love, comme en mode bouchée sur The Crunge, encore un titre sous influences actuelles qui produit un groove bien funky avec une basse très carrée. La rythmique est évidemment bien dans l’ambiance jazz-rock seventies comme encore sur Nobody’s fault but mine qui vire plus free. Le chant halluciné et la guitare sur Immigrant Song rappellent encore parfois l’univers de Gong alors que la trompette bouchée n’est pas sans faire penser à Miles évidemment, avant que l’album s’achève sur Moby & Moby, une courte pièce composée par Franck Tortiller, étourdissante de vélocité entre vibraphone, basse et batterie. De la nostalgie oui, de la mélancolie jamais !

 

FRED CHAPELLIER «Straight to the Point» (DixieFrog / PIAS)

Après avoir publié un best-of de ses vingt-cinq années de carrière «on the road», l’incontournable guitariste du blues made in France Fred Chapellier signe un nouvel album perso parmi les meilleurs du genre. Le quinqua messin, figure du blues-rock hexagonal au même titre que les Yarol Poupaud ou Basile Leroux est notamment connu pour être depuis vingt ans le guitariste attitré de Jacques Dutronc (et actuellement du duo père et fils) et s’est entre autres fait remarquer lors des tournées des Vieilles Canailles. Un gratteux de haut vol également chanteur au timbre chaleureux, biberonné au blues-rock anglo-saxon, dont le jeu et le son renvoient à ses principales références que sont Roy Buchanan, Robert Cray et Peter Green. Du blues classique et racé mais ici mâtiné du meilleur du R&B et de la soul grâce à une section cuivres étincelante dont les arrangements sont signés par le grand Michel Gaucher qui, à soixante-dix sept ans (il a commencé avec les Chaussettes Noires en 62, avant de travailler avec Eddy Mitchell puis avec toute la chanson française, ainsi qu’avec Ray Charles…) n’a rien perdu de sa maestria aux sax alto et ténor, entouré de Pierre d’Angelo au sax baryton et d’Eric Mula à la trompette.

Avec ce “Straight to the Point”qui résume bien le mot d’ordre du disque (aller droit à l’essentiel), Fred Chapellier rend d’abord hommage à tous ceux qui l’ont bercé depuis l’enfance (Blues on the Radio),balayant de nombreux styles, du swing du Chicago blues (I’d rather be alone) avec ses cuivres et sa rythmique très R&B, à la soul-rock bien groovy d’I’ve got to use my Imagination repris à Gladys Knight & the Pips, en passant par le Texas blues plus écorché de Same for you & me ou encore l’ambiance plus jazzy de Way past Midnight. Si le beat d’enfer emmené par la basse de Christophe Garreau et la batterie de Guillaume Destarac ne faiblit jamais, le lead guitariste est sévèrement soutenu par deux guitaristes rythmiques de choix, avec Jérémie Tepper (J.J.Milteau, Greg Zlap) et Patrick Baldran, Jimmy Britton et Vic Martin se partageant quant à eux les claviers au milieu de ce band fiévreux, comme encore sur cet excellent et très mélodique Racing with the Cops qui,entre sirènes et vrombissements de moto, nous transporte dans l’ambiance d’une rue américaine. Seuls deux titres sur douze sont plus tranquilles, d’abord le slow bien bluesy Tend to It avec ses riffs tranchants et poisseux, et la ballade finale de Basketfull of Blues où le chant de Fred se fait particulièrement cool.

Bref, un très bel album (le beau graphisme ligne claire de la pochette est signé Eliott Dublanc), généreux (près d’une heure d’écoute), sincère et fervent, à l’image de son protagoniste dont la guitare d’une flamboyante pureté nous étourdit de bout en bout, notamment au travers de chorus formidables comme sur l’instrumental Juliette en duo-duel avec le sax de Gaucher.

Chapeau, le Chapellier !

Ont collaboré à cette chronique :