Sélection CD – Novembre 2022
Les coups de cœur de l’automne (2/2)
Entre le retour de notre cher Toto ST qui fait un magistral coup double avec la sortie simultanée de deux albums distincts,composés en Angola durant les confinements, l’hymne aux migrants du Capverdien Mario Lucio qui ré-ancre la musique de son île dans la culture de l’Afrique continentale avec de nouvelles sonorités bien actuelles, et la découverte du lumineux duo franco-brésilien Luizga & Izem porteur de mélodies imparables… Honneur aux grooves du monde pour réchauffer l’hiver qui vient, au son des gros cœurs qui battent chez ces artistes tous solaires et partageant le même amour de la fraternité. Une sélection pour faire un plein de chaleur humaine et surmonter la froideur ambiante.
TOTO ST «Flavors of Time» (17A7)
On savait par notre amie Astrid Bailo, Stéphanoise qui gère la production exécutive de Toto ST, que le petit prodige angolais -resté bloqué durant les confinements dans ce pays en situation catastrophique- ne s’est pas morfondu sur son sort et a profité , comme nombre d’artistes, d’un temps sans concert pour écrire et composer. Chanteur et guitariste hors pair habitué à nous éblouir à chacun de ses albums (voir ici parmi sa fabuleuse discographie), Tomas Serpiao -de son vrai nom- s’est inspiré de l’actualité dramatique de l’Angola et la détresse de ses compatriotes l’a amené à composer pas moins de deux albums bien garnis, distincts l’un de l’autre mais paraissant en même temps, ce qui est plutôt rarissime et de la trempe d’un Prince. Pas dans la même veine certes, mais parmi nos petits princes adorés, assurément…
D’abord cet explicite «Flavors of Time» où il a voulu redonner de la joie de vivre à ses concitoyens de Luanda où il a enregistré ce cinquième album, en un mois seulement, pour douze titres façonnés avec son complice le jeune pianiste et claviériste de haut vol Sr Roland. Un répertoire en forme de flash-back sur les musiques afro-américaines des années 80-90 qui l’ont inspiré dès l’adolescence et en ont fait une star dans un registre très soul et R&B. Et ça se sent comme ça s’entend au fil d’un disque où l’on voit à quel point le talentueux garçon a su digérer toutes les plus grandes icônes en y apposant sa propre touche, cette signature vocale et guitaristique unique et vite identifiable, cette patte Totomatiquement étincelante de brio.
Tout est dit dès l’intro par Lovers, ultra mainstream avec son groove à cœur ouvert où cuivres et chœurs péchus appuient ce disco-funk eighties où la voix du chanteur s’apparente à s’y méprendre à celle de Stevie Wonder. Mais pas de doute, c’est bien le grain particulier de Toto que l’on retrouve sur la ballade Pacheco, et qui a la finesse de la soie sur ce groove aérien porté par le Rhodes et les basses de Sr Roland, donnant au final une belle bouffée de joie. L’Amour et ses slows qui tuent, comme ce My Thank you entre R&B et soul langoureuse, façon Lionel Richie avec ses Commodores et des chœurs à la Bee Gees. Avec toujours chez le perfectionniste Toto l’art d’être puissant mais dans une propreté méthodique sur toutes la gamme, du grave aux aigus en passant par son médium de velours, comme il le fait sur No One en homme choral(e) sur cette ballade down tempo, entre quelques notes légères de piano, nappes en ressac, synthé basse et gros beat de batterie.
Ainsi défilent des titres d’un même esprit qui nous rappellent -comme c’est le but- ces fameuses années au son particulier, tel la techno-disco de Traveler qui lorgne chez Pet Shop Boys, ou Today dans la lignée de tous les crooners classieux du R&B black, encore un slow mortel entre Stevie et Michaël Jackson. Titre emblématique s’il en est tant il est récurrent, le bien nommé Sunshine est tout à l’image solaire de Toto, gorgé d’amour et de bonheur fraternel. Tout le charme du bonhomme est là, et je défie quiconque de rester impassible à son refrain qui est une tuerie totale. Piano, percus, guitare…ça sonne et ça groove avant d’envoyer les violons, bardés de chœurs célestes.
On préfère nettement quand il se glisse spirituellement dans les pas élégants d’un Stevie que sur l’évitable One of a Kind qui suit, style «la croisière s’amuse», dans une ambiance YMCA… à tester éventuellement le soir du réveillon. A vite oublier donc (c’est rare), même si ça envoie pas mal dans un final plus intéressant avec la guitare électrique de Mario Gomès. Heureusement, la belle ardeur revient avec un Take it no more tubesque, dans un esprit de comédie musicale où chœurs, rythme swinguant et claps speedés vous obligeront à reprendre spontanément les yé yé du refrain, tandis que Toto oscille ici entre Al Jarreau et Gino Vannelli. On reste dans l’époque du smart quoi…
Après une jolie ballade folkeuse au sens mélodique et jazzy affirmé (Amanheceu), appliquée dans la douceur et bardé de vibes cristallines en contre-chants, on adore les deux titres de clôture, d’abord La Djum avec sa patte brésilienne, son léger electro-groove sur un beat boxing plus afro, et la finesse extrême du duo vocal avec la chanteuse Aylassa. Une finesse que l’on savoure au final dans Drops of water, avec piano, guitare et violons, wonderien dans l’âme. La guitare acoustique sonne ibérique, le piano part en chorus jazz-groove sur un beat métronomique, jusqu’à ce que le bruit des vagues qui commencent à arriver envahisse l’espace, avant de laisser place au silence. Nous voilà apaisé, c’était prévu…
Toto ST “Ava -Tar” (17A7)
Si l’on aime beaucoup ce wonderien «Flavors of Time» bien qu’il soit très mainstream, on aura sans doute une petite préférence pour «Ava-Tar», sixième album donc pour Toto ST qui paraît dans la foulée. Productif et généreux, l’artiste au grand cœur s’y dévoile cette fois sous un angle plus engagé, souhaitant là dresser comme un hymne à la prise de conscience, en s’adressant toujours à ses compatriotes pour motiver leur courage et créer de l’espoir à travers ces nouvelles chansons, également travaillées et enregistrées à Luanda dans la période pandémique entre 2020 et 2021.
Plus axé world-music dans sa fusion afro-soul et plus profond en termes de spiritualité, on est mis au parfum avec le titre éponyme en intro qui creuse aux racines avec un chant indien intrigant, des percus bantoues (Dalu Roger) et des chœurs ethno-afro magnifiques. Superbe comme la finesse de Zungueira où les cordes claquent face aux percus sur ce blue-funk groovy au refrain très brésilien. Solaire et pénétrante, la mélodie de Na Yo vous habite elle aussi de sa douce mélodie. Dès l’intro de Yéleké, ça sent le tube à plein nez dévolu à la danse, une patte très nineties avec une basse slappante et le swing véloce de Jackson Saka à la batterie. Le montage final des voix y est merveilleux, étincelant comme un feu de joie. Des voix toujours teintées d’afro-brazil qui tintent dans le cristal sur la bossa funky de Yahweh, et plus afro encore dans la tournerie rythmique de Kassukata.
On parlait d’engagement, voici Libertade où le paisible Toto préfère toujours la douceur à la virulence, une ballade à l’orchestration léchée, entre la flûte de Luis Sax, un piano jazzy cool et la grosse basse tenue par Cicero Lee. Quant au blue-funk, que l’ami Toto a déjà pratiqué avec son vieux pote Kézya Jones, il revient par le tempo donné par la belle guitare acoustique sur Vamos Falar de Amor, aux accents parfois andalous.
Le feu d’artifices est bien entendu réservé pour la fin, avec trois titres resplendissants en enfilade. On adore le groove afro-jazz-funk appuyé de cuivres déroulé d’abord sur Nsati après une intro quelque part entre Wonder et Benson, puis le grain du guitare-voix qui entame la sublime ballade de Fluir et son chaloupé brésilien, un groove emmené par un tricot de basse ronflante à mi-chemin entre Pastorius et Clarke. La voix de soie sur cette mélodie est une pure tuerie, avant que cette même basse ouvre directement le titre ultime Saber Andar, un jazz-funk ensoleillé, fluide et puissant où tout roule à merveille. Avec en prime un petit scat du sieur Toto décidément étourdissant de bout en bout.
(Et l’on se plaît à rêver d’entendre tout ça un soir d’été sous les étoiles, dans la magie d’un théâtre antique bondé de spectateurs forcément conquis, comme Vienne par exemple… (mais vraiment par exemple, LOL …). Notre petit prodige au charisme fou, comme on l’a déjà vu par deux fois au RhinoJazz(s) puis sur le Batôjazz, le mériterait tellement !)
Mario Lucio «Migrants» (MDC / PIAS)
A l’instar d’un Gilberto Gil avec lequel il a d’ailleurs déjà travaillé (comme avec Milton Nascimento, Harry Belafonte, Toumani Diabaté, et bien sûr Cesaria Evora…), le poète auteur-compositeur et chanteur Mario Lucio, natif de l’île de Santiago, aura été Ministre de la Culture de son pays, le Cap Vert, de 2012 à 2016, après avoir été avocat puis élu député. Moins connu que son ami brésilien, celui qui fut le fondateur du groupe Simentra sort aujourd’hui son dixième album pour lequel il a confié pour la première fois les arrangements à un jeune Européen, le Portugais Rui Ferreira. Un disque voué au métissage, au dialogue et à l’harmonie entre les cultures, dévolu aux migrants, sujet d’actualité s’il en est. Brisant les notions de frontières, de barrières linguistiques ou religieuses, celui qu’on surnomme tour à tour le Bob Dylan ou le Chico Buarque de la musique capverdienne y fait résonner son cœur humaniste dans des textes engagés et, côté sons, ramène la musique de son île vers des racines acoustiques ancrées dans la culture de l’Afrique continentale. Tout en gardant son âme, il y apporte par le biais de son jeune producteur lusitanien, de nouvelles sonorités en dialoguant avec d’autres esthétiques musicales que, justement, les diverses migrations et les mélanges au fil du temps ont rendu possibles.
Son chant n’est pas sans nous rappeler un Luca Santtana dans Mi So en ouverture (comme aussi sur Oficium), au son guilleret d’une fanfare, avant la douce ballade du titre éponyme. Du folk afro-brésilien avec une jolie flûte, des cuivres comme le cor et quelques percussions effleurées, tandis que les choeurs lancinants en arrière-plan apportent une touche mystique. Plus festif et dansant, Tao est soutenu par une rythmique appuyée par la guitare et les percus, alors que Querença façonne une ambiance plus atmosphérique, comme une plongée au cœur de la nature. Quelques notes de piano, la caresse des balais, ce folk en douceur nous remmène à l’époque des Dylan et Graeme Allwright, Mario Lucio se faisant conteur mais à la façon d’un griot quelque part entre Wasis Diop et le regretté Geoffrey Oryema. Proche de la saudade de son amie et compatriote Cesaria Evora, la ballade Ami installe ce fameux chaloupé cap-verdien, au son des cordes pincées du balafon et du violon. Sur le merveilleux Babosa, c’est cette fois la clarinette qui nous accompagne dans cette farandole enjouée où rayonne une belle osmose orchestrale.
On retrouvera la flûte mélodieuse sur le tempo alangui de Canto A Yemanja, une berceuse sur un tricot de cordes et des chœurs aériens bien planants. Des chœurs plus joyeux sur la rythmique festive de Clave de Fe qui invite à la danse, au bonheur et à l’insouciance.
Mais c’est bien le sujet de l’amitié qui prévaut dans ce très séduisant album, avec deux titres explicites en clôture, d’abord Adios Amigo où l’on tangue au son du bandonéon dans un esprit chaleureux et fraternel, puis avec Dos Amigos, une ballade épurée pour un duo vocal énamouré, dans la fine sonorité d’une guitare qui a la légèreté d’une berceuse. L’amour de l’autre, la fraternité dans l’échange, nobles sentiments qui se dégagent encore dans un ultime bonus track où résonnent des voix chorales,entre gospel et chants ethniques d’Afrique du Sud, au travers d’Hino A Gratidao qui cingle comme un hymne plaintif et touchant.
Luizga & Izem «Yemamaya» (Elis Records)
Quelle belle découverte encore avec ce premier EP du duo Luizga & Izem, où en cinq titres seulement et à peine vingt minutes, c’est toujours la joie et la fraternité qui sont honorées au travers de ces musiques du monde qui relient les hommes,dévoilant le talent évident des deux amis à concocter des mélodies entêtantes et tubesques. Au carrefour du Brésil et de l’Europe, entre rythmiques électro et chanson acoustique, ce très accrocheur «Yemamaya» dégage beaucoup de spiritualité par la joie et le mouvement, «comme un cri de guérison et de libération» selon les protagonistes.
De Rio à Londres en passant par Lisbonne, le DJ français et producteur nomade Izem n’a jamais cessé sa quête de nouveaux horizons sonores, avec des projets aventureux qui brouillent les pistes. Un beatmaker avant-gardiste et bourlingueur qui, chaque fois, s’est inspiré des musiques de ses différents ports d’attache et de sa connexion particulière avec l’Amérique du Sud, multipliant ainsi les collaborations intercontinentales sur son label indépendant Elis Records. Quant à Luizga, chanteur et compositeur au sein de divers groupes emblématiques durant cette dernière décennie, il est l’une des étoiles montantes de la musique brésilienne contemporaine. Puisant son inspiration aussi bien auprès des légendes du tropicalisme que dans la folk d’un Nick Drake, ce guitariste au son soigné et à la voix douce et limpide, partage avec Izem le goût pour la chanson brésilienne des seventies, dont une même passion pour Caetano Veloso, chantre de la tropicalia avec Gilberto Gil. Ainsi, les compères remettent cet esprit bien spécifique (et très politique en son temps) au goût du jour, mais dans une démarche de fusion et d’hybridation où le son devient intemporel et se veut universel.
Le titre éponyme en intro nous met d’emblée dans l’ambiance avec ses voix mélodieuses et sa rythmique, cuivres, percussions et synthé en fond façonnant un groove chaloupé nimbé d’une douce chaleur. Invitant les deux choristes Txana Tuin Hunikuin et Oreia à se joindre à eux sur Txaismo qui suit, on dodeline d’aise sur ce reggae sensuel qui enflera de résonances plus dub dans son déroulé. Envoûtant, comme l’est plus encore l’intrigant et mystique O Mundo Mudou où le tricot croisant voix et cordes sur le fond grave d’un violoncelle nous charme dans la douceur, avec un gros travail de sons divers et quelques notes de synthé bardées de reverb’. Et que dire du sublime Alguém Cantando, petit bijou de ballade en forme de berceuse slowly et ouatée, où la finesse d’une voix de velours est portée par les volutes vaporeuses du Fender Rhodes.
Plus ethnique, avec sa flûte, ses tambours et ses chants répétitifs -autant de tourneries qui impriment-, Pé da Laranjeira vient clore en un joyeux sabbat final cette délicieuse galette, au son de percus métronomiques et toujours cette flûte ensorceleuse qui mène la danse et semble dialoguer, en réponse aux gazouillis des oiseaux des îles. Un avant goût du paradis ?
Voilà en tout cas un court concentré de bonheur(s) extrêmement alléchant et prometteur en version LP, pour un nouveau duo qu’il faudra désormais suivre avec beaucoup d’attention.