Les premiers coups de cœur du printemps (1/3)
Après les dames du Monde, c’est encore un quarteron féminin qu’on a choisi de réunir dans cette première sélection d’une douzaine d’albums retenus pour marquer le printemps. D’abord avec l’électrochoc de l’Irlandaise Kaz Hawkins, une tornade émotionnelle qui exorcise les terribles démons de son passé dans un somptueux «My Life and I» rédempteur -et qui sera assurément dans mon top-twelve de cette année-, et le retour fracassant de la Flamande Selah Sue qui pareillement vide son sac de pilules antidépresseurs et se livre dans «Persona» à une auto-analyse sous prescription (à haute dose) d’electro-soul rap(p)euse. Deux styles de soul-woman et de gros son, l’une dans la tradition et l’autre dans la modernité urbaine, deux bombes explosives qu’on va tempérer par une cure d’épure avec le néo-folk intime de Marion Rampal, entre blue-gospel cajun et créole louisianais, et pour rester dans la douceur sous la même patte de l’artisan cévenol Piers Faccini, la fraîcheur légère et apaisante de sa «petite soeur» réunionnaise Oriane Lacaille.
KAZ HAWKINS «My Life and I» (Dixiefrog)
On jurerait entendre une black diva venue des rives du Mississippi, des rues de Clarksdale ou de Memphis et pourtant… Ce n’est pas à Brooklyn mais dans les bars de Belfast que cette Irlandaise du Nord a fait ses classes au temps sombre de la ségrégation et de la guerre civile. Lourde ambiance qui s’ajoute chez la dame écorchée à une enfance vécue dans la douleur d’une innocence bafouée. Une petite fille mortifiée mais qui va survivre au sens premier du terme par la musique, de celle qui crie les douleurs rentrées mais console aussi, même en s’accaparant le chagrin d’une Etta James qui va changer sa vie à la première écoute.
«My Life and I» titre aujourd’hui son disque, une pure leçon de vie que cette formidable battante va nous livrer sans fard, balayant avec une résilience ravageuse les douloureux souvenirs pour révéler une artiste d’une rare intensité. Avec un tel parcours, un tel vécu, ses cheveux rouges, ses tatoos partout et ses bagouzes rock’n’roll, on pense beaucoup à une Sarah Mc Coy dans ce véritable blues de la rédemption (Surviving) ou dans les références à l’enfance et la mère (Don’t make Mama cry). Comme pour elle aussi et par la force de la musique, un nouveau chapitre gorgé d’espoir s’est ouvert pour la chanteuse charismatique qui, malgré la violence dont elle porte encore les cicatrices, garde une foi inébranlable en la vie.
« My Life and I» ou le récit d’une vie en dix-sept chansons réunies dans un sublime best-of paru en ce début avril grâce au label Dixiefrog qui, en compilant le meilleur de ses quatre albums au succès circonscrit à l’Irlande et qui nous étaient jusqu’alors inconnus, offre un pont vers des jours meilleurs et un horizon international mérité à une chanteuse à la voix réellement extraordinaire et à l’émotion à fleur de peau. Aussi puissante que suave, maniant avec un feeling renversant toutes les plus fines nuances requises, de la ferveur d’un gospel au rythme haletant d’une country-folk, d’un blues déchirant à l’entrain irrésistible d’une soul-funky ébouriffante, on découvre avec Kaz Hawkins une artiste qu’on peut sans nul doute classer au rang d’Adèle ,en version plus écorchée pour ne pas dire destroy. Une révélation majeure donc, d’autant qu’il est rare que l’on découvre d’un bloc une «nouvelle» artiste par un Best-Of, qui plus est aussi riche et d’une intense aussi exceptionnelle que ce dix-sept titres qui aurait pu faire l’objet de deux cd. Avec un livret soigné, merci et bravo à Dixiefrog !
Feelin’ so good !
Dès Pray en intro,un blue-gospel à la rage rock’n’roll, on ressent l’hyper puissance vocale de Kaz Hawkins qui, mêlée au rythme tribal des percus de David Jamison nous plonge dans l’ambiance enflammée d’une chapelle vraiment ardente. Une puissance qui se pare d’un feeling coulant de source, une sincérité de l’âme qu’on entend sur Because you love me dans la douceur du piano de Sam York. La voix d’une immense diva au coffre garni de vécu, qui resplendit sur Hallelujah happy people, portée par un sens mélodique inné comme sur les ballades Don’t sleep away, Don’t you know ou encore Better Days. Et que dire de sa version du mythique Feelin’Good tant de fois repris, dont elle marque ici l’une des meilleures que l’on ait entendue depuis un bail, avec une puissance d’abord contenue sans jamais en faire des caisses, offrant une palette de timbres complète, des graves les plus enfouis aux aigus les plus libérés, où elle tient longuement les notes avant que cette promenade sur plus de sept minutes s’envole pour nous prendre aux tripes jusqu’au frisson final. “Its’a new day, it’s a new life for me…”, ces mots si justes la concernant, comme on l’avait déjà ressenti précédemment -encore elle- dans la bouche d’une Sarah Mc Coy qui le reprend dans ses rappels, et qui comme elle encore fait d’émouvantes confessions sur l’addiction aux drogues dans la déchirante ballade One more Fight (Lipstick & Cocaïne).
Mais Kaz Hawkins c’est aussi une énergie foudroyante, celle d’une tornade soul-pop-rock digne des plus grandes chanteuses d’Outre-Atlantique, comme sur Believe with me où elle place sa voix quelque part entre Joan Armatrading et Tracy Chapman, reine du R&B au groove ultra funky et au swing cuivré tel l’infernal Something’s gotta hold on me, avec un beau chorus de sax de Richard Beesley. Des cuivres qui envoient d’emblée sur l’intro jazz-funk carabinée de Full force Gale, une bombe au groove d’enfer qui à tout d’un gros hit funky. Autre merveilleuse facette encore avec ce superbe Don’t make Mama cry qui, entre vocaux soul et guitare plus rock, voit la basse chaloupante et dubbée nous remmener vers l’époque reggae de Police. Géniale diablesse décidément que cette Kaz Hawkins qui cette fois trafique sa voix blues en punk-rock et fait éclater son rire sardonique dans Drink with the Devil au son déglingue d’un banjo et d’un piano bastringue du Mississippi. Un piano qui se fait plus jazzy old-school pour donner le tempo d’une valse lente sur At Last, autre bijou ourlé de cordes avec le violon de Clair Stanley et le violoncelle de Sarah Huson-Whyte, qui chaloupe vers le R&B et où le vibrato de la diva nous rappelle à la fois Shirley Bassey et Withney Houston. La classe, mais toujours la crasse (au sens positif du terme) qui sied au chant blues-rock, pour finir en beauté sur le swing démoniaque de l’ultra speedé Shake emporté par la guitare de Nick Mc Conkey, chorusseur épatant de bout en bout en mode électrique comme en acoustique.
Aucune doute, cet album sera obligatoirement dans notre top-twelve de l’année et l’on est trop impatient de découvrir cette tornade émotionnelle en live au prochain Rhino dont elle sera l’une des immanquables attractions !
(voir la chronique de son concert à l’Arcadium d’Annecy le 19/11/2021)
SELAH SUE «Persona» (Because Music)
Autre battante qui a su faire de ses problèmes une force, la chanteuse flamande Selah Sue a profité du confinement de 2020 pour cocooner et travailler un nouveau répertoire pour exorciser sa grande dépression chronique et son addiction aux anxiolytiques. Aidée en cela de son compagnon le claviériste Joachim Saerens, co-compositeur avec le californien Matt Parad (percussions et drum programming) de cet explicite «Persona» paru fin mars. Si la chanteuse de trente trois ans nous a fait faux-bond à la dernière minute pour son show-case lyonnais à cause d’un test Covid positif, on a découvert par ailleurs avec bonheur ce cinquième opus qui relance pleinement la soul woman après divers EP et autres reprises ou remix. Révélée en 2011 avec son méga tube Raggamuffin coproduit par Patrice, puis d’autres hits comme Alone, Mommy ou Black part Love, elle a basculé vers l’electro dès Reason en 2015, veine qu’elle exploite derechef et à fond en continuant également son travail avec des rappeurs, puisqu’après Nekfeu ou Gambino elle convoque ici son compatriote et star belge Damso, l’Américain Mike Jenkins et le Français TOBi.
Avec sa voix neo-soul influencée par Erika Badu et Lauryn Hill (pile les deux mêmes références que nôtre chouchoute Laurène Pierre-Magnani, chanteuse d’A Polylogue From Sila..), son grain délicieusement éraillé oscillant entre puissance et fragilité, la solaire Selah Sue nous offre un mix tous azimuts de soul, R&B, electro-jazz,ragga, hip-hop et rap en douze plages au fort potentiel tubesque, chaque chanson évoquant son point de vue sous un angle particulier : l’amoureuse, la mère, l’angoissée, l’hédoniste, la battante… Comme une auto-psychanalyse pour mener sa bataille contre la mélancolie et triompher au final par l’acceptation de soi. L’ancienne étudiante en psycho exorcise ainsi ses démons, mais si chaque titre évoque son chemin de résilience, on est paradoxalement à mille lieues de la déprime sur la forme musicale contrairement au fond des textes. Bien au contraire, la chanteuse conjure ses anxiétés dans une avalanche de singles brillants et au son puissant qui donnent clairement envie de danser .
Le gros son et le beat appuyé par les machines résonnent dès l’intro avec Kingdom,un rap electro aux scratchs technoïdes, suivi du tubesque Hurray qui évoque son combat intérieur, hit résolument hip-hop avec TOBi qui développe un groove funky hyper sensuel. Même Pills qui traite des antidépresseurs a tout d’un hit funky et joyeux, quand Try to make friends balance un groove soul-electro où la chanteuse nous rappelle ici beaucoup Lianne la Havas. Plus pop Catch my drift,There comes a day délivre un swing cuivré tout aussi dansant, quand la voix puissante et déchirée rappelle plutôt une Amy Winehouse sur le bluesy All the way down. Seule Twice a day apaise la cadence par une ballade cool et sensuelle avant que l’electro beat reprenne avec l’hédoniste Celebrate entre hip-hop et R&B, pour finir avec un son délibérément rock qui pousse voix et guitare sur le sombre Karma, puis sur Full of Life, ballade rock psychédélique où la voix trafiquée déchire tout.
Voilà pour l’album standard de douze titres, mais l’on vous conseille impérativement d’opter pour l’édition collector, un pack comprenant deux CD, l’album évoqué donc, plus un second de sept titres bonus qui est un vrai réservoir de pépites, entre des inédits comme le nouveau single Free Fall, un jazz-groove d’enfer mêlant soul-funky et R&B au son rock de la guitare et au flow des voix et des chœurs. Entre le chant et l’ambiance, on sent bien ici avec évidence la grande fan de Prince avec lequel elle n’aura pas eu le temps de travailler un projet, comme encore sur The Knife qui tabasse et pousse comme du Kravitz. Bien différent d’All day all night où la rythmique surfe cette fois vers la bossa brésilienne. C’est soyeux et léger comme encore la reprise de son titre You, un rework de pop-folk plein de fraîcheur. Mais surtout, on trouve parmi ces bonus deux nouvelles versions inédites du fameux Hurray, l’une au groove electro-hip-hop avec le rappeur français Benjamin Epps en feat, et une autre plus lounge new-yorkais façon Robert Glasper avec piano Rhodes et vocoder, mêlés au sax et à la basse tenus par Bart Borremans, totalement irrésistible.
MARION RAMPAL «Tissé» (Les Rivières Souterraines / L’Autre Distribution)
Avec “Main Blue” il y a trois ans, on découvrait mieux la chanteuse marseillaise Marion Rampal qui s’était précédemment initiée au jazz trad américain en rejoignant l’Attica Blues d’Archie Shepp. Voyageant à travers l’Amérique, celle qu’on a vu aussi dans le “Music is my Home” de Raphaël Imbert en 2016 s’est imprégnée des musiques du Delta du Mississippi et de la Nouvelle -Orléans, carrefour des influences blues-gospel-cajun, du bayou et du créole louisianais, de la langue française et de l’anglais. Ouvrant un nouvel horizon au jazz vocal, elle poursuit aujourd’hui son singulier chemin au gré de sa sensibilité caméléon, pour tenter de se détacher des étiquettes et des emprunts et mieux révéler son propre folklore intime. Une recherche vers la quintessence de son art -qui peut rappeler dans un autre style la démarche vocale d’une Camille- qu’elle traduit dans Tissé, nouvel album voulu comme une cure d’épure.
A l’instar de nombreux artistes on l’a vu, le confinement du printemps 2020 aura été le catalyseur du projet, concrétisé à quatre mains avec le guitariste et réalisateur Matthis Pascaud. Sobriété, humilité, fragilité et humanité sont les maîtres mots de cet opus au chant doux mais farouche, tendre mais indiscipliné, souvent à nu et frémissant, tandis que l’écriture musicale très poétique fait appel à des artistes amis, eux aussi virtuoses de la nuance et des pigmentations, comme le fidèle pianiste Pierre-François Blanchard, le tromboniste Sébastien Llado (également au tuba et sousaphone), le batteur Raphaël Chassin et le claviériste Tony Paeleman, pointures auxquelles se joignent ici et là d’autres éminents compagnons de route de Marion, avec des personnalités comme Archie Shepp, Anne Pacéo et Piers Faccini.
Un néo-folk doucereux qui imprime l’oreille comme avec le single A Volé en ouverture, avant le premier feat.de Piers Faccini en crooner sur le poétique Où sont passées les roses ?, joli mariage bilingue des voix avec celle d’Alma Sarrazac qui les rejoints, précédant Tisser (ici curieusement à l’infinitif) qui d’une voix fraîche et claire marie avec nostalgie chanson française et rythmique mi-manouche mi-créole, dans un blue-swing nonchalant et cuivré. Le delay vaporeux sur la guitare de Matthis Pascaud agit comme une berceuse sur Reminder, de séduisants effets qui s’unissent aux cuivres pour le plus country-folk du bayou L’Ile aux chants mêlés aussi accrocheur qu’ A volé dont il se rapproche beaucoup. Anne Paceo assure la rythmique obsédante D’autres soleils où le chant léger est porté par les fines touches du piano de Pierre-François Blanchard. Encore plus atmosphérique, on est au cœur de la pureté voulue avec Calling to the Forest où, sur une note continue de petite percussion, le vieux lion Archie Shepp vient déposer le grave profond de sa voix d’outre-tombe. Enigmatique voire inquiétant, le blue-folk climatique de Passe-montagne fait superbement sonner la guitare alors que les cuivres, presque funéraires, se mêlent aux cris des loups en fond sonore. Avant que Still a Bird qui clôt la galette plonge dans le «bleu» profond, entre voix charmeuse et guitare alanguie.
Du cousu main pour un dépaysement sonore et climatique garanti, à écouter idéalement autour d’un feu cet été lors d’une veillée sous les étoiles…
ORIANE LACAILLE «Hear my Voice» (Beating Drum / Bigwax/ Pschentt)
Et pendant que l’on parle de Piers Faccini, profitons, pour faire la transition dans la foulée de Marion Rampal, d’annoncer la sortie ce quinze avril du nouvel EP d’Oriane Lacaille sur son label Beating Drum, mini-album de quatre titres également nimbés de folk créole enregistrés chez lui dans les Cevennes. La fille du célèbre René Lacaille, figure de la culture réunionnaise avec Danyel Waro, est tombée bien entendu très jeune dans la marmite où bouillonne le groove et la danse locale, bercée d’abord par les chansons d’Alain Peters avant de rejoindre son père sur scène dès treize ans, pour mêler le maloya et les musiques de bal trad’ au jazz et aux musiques caribéennes ou africaines. Bien qu’elle ait grandi en Métropole, la musicienne qui jusqu’à ses vingt ans ne chantait qu’en créole s’est mise à la poésie et à l’écriture de chansons en y mêlant le français, d’abord en duo avec Coline Linder puis récemment avec Jeremy Boucris dans Bonbon Vodou. Si ce dernier projet ne m’avait pas particulièrement emballé, on se laisse beaucoup mieux séduire par ce bien nommé «Heart my Voice» sous la patte de Faccini l’artisan de l’épure, où la voix pure et douce d’Oriane nous conte la vie, ses ressentis de femme et ses rêves aussi. Jouant de toutes les percussions, elle crée de tendres polyrythmies tandis que Piers tient les guitares, le guembri et aussi l’harmonium. C’est frais, léger et joyeux comme dans La lang la poin lo mo où les tourneries instrumentales et les percus lorgnent vers l’Afrique. Les voix s’harmonisent à merveille dans des duos à la fois doux et puissants comme sur Malak, à l’instar des langues qui dans la Vi Verte se fondent dans un métissage qui semble inné. C’est certes un peu court (15mn), mais ça augure d’une bien jolie veine à creuser…