chronique de CD

Sélection CD – Spéciale R&B, Soul and Blues (1/3) – Février 2023

Spéciale R&B, Soul and Blues (1/3)

 

On se demandait dernièrement ce qui pouvait rester aux Américains en matière de groove vintage à l’écoute de Da Break ou des Lehmanns Brothers. C’est encore le cas avec les nouveaux albums de deux jeunes blancs-becs, le Clermontois Thomas Kahn et le Bordelais Alexis Evans qui ont de la même façon la soul et le R&B des années 50-70 dans les veines. Même chose pour les darons du genre, le combo béarnais des Supersoul Brothers, chantres du southern swing et de cette fameuse deep-soul de Memphis. Une ville-creuset où est née Toni Green, illustre choriste du gratin américain durant ces mythiques années et qui, à soixante-douze ans aujourd’hui, après avoir été relancée par les Malted Milk,reprend les rênes de sa carrière sous son nom, dans un Memphis Made pur jus mais qui fait lui aussi appel à une belle équipe française.

 

 

 THOMAS KAHN «This is Real» (Musique Sauvage / Virgin Distribution)

On profite de cette sélection Blues-Soul et R&B pour l’entamer -avec un peu de retard- par ce second album du jeune Clermontois Thomas Kahn, puisque «This is real» est paru depuis l’automne et qu’on le gardait sous le coude pour l’occasion.

Une voix rauque et puissante venue donc du pays des volcans et découverte sur The Voice en 2015, puis qui nous avait bluffé sur l’album «Slideback», avec son grain typique dans l’esprit Motown des sixties, comme on a pu également l’apprécier au RhinoJazz(s) 2019 où son concert a marqué les esprits. Souvent comparé à Charlie Winston, quelque part entre Otis Redding et Charles Bradley, l’auteur-compositeur et guitariste y faisait aussi des incartades plus actuelles (nu-soul, hip-hop-electro…) qui nous séduisaient particulièrement.

Avec ce nouvel opus enregistré dans un studio du Puy-de-Dôme (bien loin de New-York où ont été prises les photos de la pochette et où a été tourné le clip du single), l’Auvergnat délaisse cependant ces tendances d’aujourd’hui pour revenir pleinement au songbook de la soul et du Deep South américain. Toujours très introspectif dans ses chansons aux mélodies soignées, le chanteur s’offre une belle section cuivres et des cordes qui étoffent puissamment cet opus totalement soulful. Bien dans l’esprit Daptone, dès le single More than Sunshine qui l’entame et fait briller cuivres et choeurs, tandis que la voix rappelle Ray Charles. Une voix toujours aussi puissante et sûre d’elle, sur Doomed from the Start ou Stay Away qui suivent, du R&B chaleureux avec un groove de basse funky qui balance sur fond d’orgue, comme encore sur Flying around et sa voix de tête feulante, après quelques titres plus convenus.

On aime particulièrement Alone, plus blue-soul, avec une basse timbrée dub et un fond de riff rock à la guitare, tout en finesse. L’orgue de Thomas Perier est toujours bien présent et efficace dans l’habillage, comme encore sur la ballade slowly de Out of the Blue. Plutôt blue-gospel cette fois, entamée telle une prière fraternelle avant que le tempo cuivré l’emmène vers le R&B, Brother, I miss You est vraiment habité par la voix de Thomas, plus minaudante encore sur le court I’m not in love with you qui clôt l’album dans la douceur folkeuse d’un guitare-voix.

 

ALEXIS EVANS «Yours Truly» (Kicks Record)

Autre jeune frenchy de la même génération et  lui aussi pleinement habité par le R&B et la soul américaine des années 50-70, le bordelais Alexis Evans [NdlR : également découvert au RhinoJazz(s) en 2016, et qui y reviendra d’ailleurs cette année] a depuis tracé son chemin en multipliant les concerts et imposé son univers hérité des grands noms de cette époque épique. Après le succès de «I’ve come a long way» désigné comme l’album soul de l’année 2019 par le magazine de référence Rolling Stone, le chanteur et guitariste a pris le temps de maturer pour signer aujourd’hui ce «Yours Truly» qui vient de paraître sur le label milanais Kicks Record, se détachant un peu de la soul à l’ancienne façon Stax pour des compos plus perso qui multiplient cette fois les clins d’œil aux seventies, période Isley Brothers ou Average White Band. A l’instar de son homologue Thomas Kahn, Alexis Evans a renouvelé son staff en le bonifiant d’une section cuivres et de chœurs, lors de séances studio où tous les instruments ont été enregistrés en live session, sous la direction du beatmaker Louis-Marin Renaud aux manettes qui a mixé et coproduit ce disque où il tient aussi divers instruments additionnels.

La soul très cuivrée des seventies brille dès l’intro avec Close to the Water, bardé de backing vocals et de riffs de guitare saturés, guitare toujours très appuyée sur la rythmique imposée par le son de Clavinet sur Mister Right on time. Si le titre éponyme est plus slowly avec son fond d’orgue, la rythmique de What is the Feeling lorgne étonnement vers le reggae et fait montre d’un beau montage des voix, l’un des points forts de ce disque. Des harmonies soignées comme encore sur la ballade guillerette de Do Something, avant que le groove R&B reprenne le dessus, d’abord avec Meet me Halfway sur fond de trompette et d’orgue, puis dans le balancement et le tempo haché de Hornado.

Le beat est plus funk cette fois sur Let them loose, avant que les titres qui suivent se réorientent vers des ambiances slowly. Notamment avec Another round on me, très alangui avec toujours de belles constructions vocales et des chœurs sensuels sur fond de cuivres où l’on pensera à Billy Paul, puis avec It matters to me, proche d’un Otis Redding, ballade où Alexis Evans montre, là encore comme Thomas Kahn, sa faculté à moduler sa voix entre profondeur et altitude. De vrais soulmen quoi…

 

TONI GREEN «Memphis Made» (Sound Surveyor Music / L’Autre Distribution)

S’il y en a une qui connaît particulièrement bien l’atmosphère musicale de cette fameuse époque que ressuscitent nos deux jeunes artistes précités, c’est bien Toni Green, considérée comme « l’un des secrets les mieux gardés de la sphère soul actuelle».  Et pour cause, puisque la septuagénaire originaire de Memphis a très tôt baigné dedans, avec un père musicien qui recevait à la maison tout ce que la ville comptait de soulmen de renom, comme par exemple les Bar-Kays, le backing band d’Otis Redding. Ayant longtemps oeuvré dans l’entourage d’Isaac Hayes et des studios Stax, celle qui a fait ses gammes au sein des Imported Moods – torride ensemble vocal local- a d’abord rejoint l’écurie du légendaire producteur Willie Mitchell (Al Green, Otis Clay, Syl Johnson..), avant de tourner abondamment avec Luther Ingram ou les Doobie Brothers.

Choriste recherchée pour sa maîtrise des harmonies vocales, Toni Green aura également oeuvré aux côtés de Dennis Edward, Betty Wright, Millie Jackson, Luther Vandross ou encore des groupes comme SOS Band ou Con Funk Shun, avant de franchir le pas au mitan des 90’s et se lancer enfin sous son nom. Une période où la soul s’est faite dépasser par l’hégémonie du hip-hop naissant, et il aura fallu que la chanteuse enregistre l’album «Milk & Green» du groupe français Malted Milk, sous la direction du producteur Sebastian Danchin, pour se refaire connaître avec succès durant trois années de tournées.

Forte de cet énorme bagage et n’ayant plus rien à prouver, Toni Green revient donc en force avec ce nouvel opus paru en novembre dernier où elle s’impose comme la figure de proue d’une soul intemporelle, bien dans l’air du temps tout en préservant l’héritage des Aretha Franklin, Etta James et autres Sharon Jones auxquelles on ne peut que la rattacher, d’autant que la voix de la dame n’a pas pris un voile. Ce bien nommé «Memphis Made», toujours réalisé par Sebastian Danchin, placé sous la direction musicale du guitariste français Hervé Samb, et où l’on retrouve dans cette équipe trans-Atlantique, aux côtés de plusieurs figures de Memphis comme Lester Snell (claviers), Steve Potts (batteur), John C. Stubblefield (basse) et Rick Steff (piano) leurs homologues français Benoît Sourisse (orgue, Wurlitzer, Clavinet, Rhodes…), Thomas Planque (basse) et Paul Héroux (batterie et percussions).

Au total, onze nouveaux titres déployant toute la palette de la dame, de la rythmique brownienne de Roller Coaster love en intro, au plus bluesy Sick and Tired, en passant par le R&B de I Got a Man. Aux tempos speeds et haletants, comme encore sur I Don’t know, s’ajoutent bien évidemment des ballades plus sensuelles où la voix alterne entre douceur et puissance tel sur Undentable, les plus bluesy-gospel Suburban Drive-By ou I don’t feel no ways tired en clôture. On aime particulièrement la lascivité du titre éponyme Memphis Made, du R&B où la guitare d’Hervé Samb donne le tempo sur fond d’orgue et un lourd tricot de basse, tandis que voix et choeurs imposent leur puissance comme tout au long de ce disque à la production nickel.

 

The Supersoul Brothers «The Road to Sound Live» (Dixiefrog)

Eux ne sont pas nés à Memphis et pourtant on pourrait le croire tant le combo béarnais est viscéralement imbibé en profondeur par la deep-soul de là-bas. Quinze mois après que nous avons chroniqué la sortie de leur album «Shadows & Lights» (voir ici), il est logique que nous saluions la parution ce jour de ce nouvel opus enregistré en concert à la Route du Son en mars 2022, et édité dans la Live Series que vient d’inaugurer le label Dixiefrog. Des captations inédites où l’on retrouve avec bonheur les darons de cette deep-soul ici «made in Pau», là où leur incroyable énergie et leur vérité se traduit avec la plus grande honnêteté : la scène, seul lieu de sueur, de larmes et d’émotions brutes pour ces soulmen vétérans et surtout invétérés.

Fondus tout naturellement dans le plus pur style Stax ou Atlantic évoqué précédemment, ces accrocs du riff, du shuffle et de ce fameux southern swing, les Supersoul Brothers pourtant bien de chez nous y livrent quinze titres, dont sept compos de l’album studio et des reprises éclectiques dont ils ont le secret, allant de Taj Mahal à Syl Johnson, d’une détonante orchestration soul du Heroes de Bowie-Eno à un titre plus récent, Girl Bait du jeune Alexis Evans évoqué plus haut.

Et ça démarre pied au plancher avec Ain’t that a lot of love, restant en zone rouge sur Common People façon Blues Brothers. Ecrit durant le confinement, le titre Don’t lockdown your heart rappelle que la soul est une musique d’espoir qui permet de se projeter dans le jour d’après. Du R&B cuivré entre guitare et orgue et où déjà la voix du leader charismatique David Noël arrache rageusement. On apprécie le groove soul-funk plus léger d’Only Love et son chorus de piano (Julien Stantau). Cuivres et choeurs tombent au carré, et le son reflète parfaitement l’ambiance du live comme la présence du public complice, ainsi sur Jerkin’ the Dog et ses choeurs très black seventies.

La montée en puissance ne faiblira pas durant plusieurs morceaux toujours  sous haute tension, entre orgue terrassant et riffs de guitare, avant l’arrivée d’une voix féminine magnifique apportant une ambiance super sympa sur Clean up Woman, quelque part entre les Jackson Five et du hip-hop nineties. La voix de Claire Rousselot-Paillez qu’on retrouvera sur le groovy Mr Big Stuff, Un titre où l’orgue de Julien Stantau part en pot pourri infernal sur différents thèmes, avec le guitariste Pierre-Antoine Dumora en chorus arrière. Une frénésie qui mène à la transe sous la pression de l’ogre David Noël, chanteur possédé qui s’époumone jusqu’à la dinguerie pour étirer sa folie furieuse sur plus de six minutes. Des rafales d’orgue appuyées par les cuivres que l’on retrouve encore sur la reprise d’Alexis Evans, avant un beau duo vocal avec Claire sur le titre de l’album studio Shadows & Lights. Puis en mot de la fin brandi comme un hymne, le fameux Heroes mais en version Supersoul Brothers qui, on l’a compris, auraient pu ajouter «…and Sister» à cet opus carabiné qui nous a laissé sur les genoux et les oreilles vibrillonnantes…

 

Ont collaboré à cette chronique :