A force d’écouter et de chroniquer de magnifiques albums où le piano est roi, j’en avais presque oublié la guitare, mon instrument fétiche, objet de toutes mes convoitises, et fait l’impasse un court instant, qui a duré une éternité, sur les musiciens qui pratiquent l’art de la six cordes.
Là (sic), hors de… In and out. Sébastien Joulie est bien de cette veine-là : un jeu posé, tout en mystère, harmonies intenses, du sur mesure aux petits oignons. Entouré d’une bande de musiciens qui en connaissent un rayon sur le jazz contemporain d’outre-Atlantique, il gravite dans le sillage d’un Rosenwinkel, et pratique un jazz ancré dans sa partie animale, organique et militante à la manière d’un Mingus, agrippant les racines du blues, mais dopé par les sonorités modernes, occupant avec nuances l’espace harmonique et mélodique, hissant haut l’étendard de l’improvisation.
Ecoutez le morceau d’ouverture, Flack out, et vous entendrez la force de la rythmique (François Gallix à la contrebasse, Charles Clayette à la batterie), toute de nervosité et d’énergie contenue, prête à en découdre, sur laquelle se posent une mélodie énigmatique, en traits serrés, contretemps échangés, façon Joshua Redman / Metheny, ou Scofield / Lovano, entre Stéphan Moutot, saxophoniste toujours aussi prolixe et sensible, et Sébastien Joulie, qui pousse loin l’art d’improviser. La deuxième partie du thème remet un peu d’équilibre, classicisme chatoyant, qui propulse les deux solistes vers des degrés de maturité, sans forçage. Le piano qui vient les soutenir fait monter la température.
Danseuses de Delphes / épilogue démarre en ton par ton, improvisation sur les premières notes du morceau de Debussy. Rythmes brisés, longue mélodie, portée par le soprano qui se fait lyrique, divagation à coup sûr, retour de la rythmique puissante, un swing à faire pâlir le meilleur des orchestres, une pointe d’overdrive et de delay sur la guitare comme une cerise sur le gâteau, guitare qui surfe sur la crête harmonique, jusqu’à l’envolée du piano (Etienne Déconfin) jusque-là retenu, profitant du jeu au fond du temps pour déborder.
Split Feelings, se reprendre sur un trois temps, mélodie qui persiste, insiste, éclatante, écume et reflets. La guitare est toujours aussi pertinente dans sa recherche sur le son. Improviser c’est se frayer un chemin. Chacun s’engouffre. Pour un même voyage, le mélomane y compris. Le piano qui n’est pas en reste se fait “hancockien”. Et puis la contrebasse qui vibre, ample, mémorial vivant à la gloire du jazz et de son histoire.
Vient ensuite étude IV, qui prend le temps de la résonance, belle connivence entre contrebasse et saxophone. Les deux se parlent comme deux vieux amis. Confidences avant l’éveil des sens et l’entrée des autres instruments. Long déploiement du morceau le plus impressionniste de l’album. Il faut beaucoup d’écoute et bien se connaitre pour jouer cette musique de l’instant, spontanée, faite de détours, de rebondissements. Qui prend l’initiative, le choix d’une direction ? Assurément le saxophone, majeur, éblouissant. Retour en force du power quintet, on est là proche de l’énergie du rock.
Fire, morceau hendrixien, porte bien son nom. Ça groove à souhait. Le groupe est à plein régime. Les flux circulent. Tous les improvisateurs sont dans leur élément. Et la rythmique fait à chaque fois son boulot inspirant. Le pianiste juché sur son Fender Rhodes est bluffant. Le guitariste emprunte des voies nouvelles. Un morceau joyeux d’une grande efficacité.
Plus classique, Cold P, est magnifiquement arrangé. Là encore, le swing fait décoller. Batterie et contrebasse s’entendent comme larrons en foire. Augmenté du piano, on est proche de l’art du trio façon Mehldau. Inventivité de la guitare pour terminer. Grande équilibre du tout.
I know the one. Plusieurs chants se superposent, profusion des rythmes, les musiciens agissent comme un. Navire qui tangue. Le piano remet de la sérénité. Il décline un lamento aux accents de On green Dolphin street. Belle prouesse en solitaire. Place au soprano qui ponctue, embarque jusqu’au point de conclusion.
Dance cadaverous ce titre de Wayne Shorter a-t-il inspiré le morceau ou réciproquement ? Le thème un peu sombre, ici réécrit en 5/4, est rehaussé de beaux solos très inspirés.
Sébastien Joulie a écrit la plupart des titres de l’album et travaillé à la réinterprétation des morceaux des trois maîtres. On pourrait penser que l’artiste fait le grand écart tant tout éloigne, en premier, Debussy et Hendrix, et puis ces différents styles et la musique du groupe. Que nenni, le disque m’apparaît à chaque écoute comme structuré par une grande unité de ton, d’énergie et d’inventivité. Le quintet a du ressort, de l’audace, une grande maîtrise de son art et cette capacité à surprendre en improvisation. L’énergie circule, décuplée par la symbiose naturelle entre les musiciens. Il me tarde de les entendre en direct, de retrouver ce son et ce toucher de guitare qui m’électrisent, et de capter cette énergie. Comme un grand bol d’air frais sur le jazz.