Le grand chic, avant le grand choc
Installant pour la première fois ses pénates XXL dans le vaste parc du bucolique château de Saint-Exupéry (le Moulinsart du père du Petit Prince), le festival du Printemps de Pérouges ouvrait sa vingt-troisième édition avec une soirée jazz bicéphale. D’abord avec le Cinématic de Kyle Eastwood, contrebassiste qui revisite par un swing tout en élégance les B.O. mythiques du cinéma -dont celles de son père Clint- avec son classieux quintet de pointures, puis l’incontournable Ibrahim Maalouf, trompettiste star qui confirme plus que jamais son goût pour le gros son en s’entourant pour la première fois de très jeunes collaborateurs pour produire Capacity to Love, son dernier album creusant la veine des musiques urbaines. De quoi démarrer bien coiffé avant de finir hirsute…
Et c’est reparti pour un tour dans les nombreux festivals qui s’entrecroisent dans notre région quand arrive l’été ! Cinq jours après le merveilleux concert ultra groovy de Simply Red aux Nuits de Fourvière (où notre photographe n’a pu accepter les conditions draconiennes imposées, vous privant ainsi d’une chronique que j’aurais aimé vous narrer, Ndlr), et avant de rejoindre le théâtre antique de Vienne où a démarré la 42e édition du jazz festival, on fait un crochet à Saint-Maurice de Rémens dans l’Ain où le Printemps de Pérouges s’installe pour la première fois dans le vaste parc du château d’Antoine de Saint-Exupéry racheté par la Région. Un nouveau lieu enchanteur pour ce rendez-vous fourre-tout et populaire qui, une fois n’est pas coutume, ouvrait cette année les festivités par une soirée jazz avec une affiche toujours mainstream puisqu’elle alignait deux figures actuelles du genre, habituées à se produire sur notre territoire où l’on a déjà eu plusieurs occasions de les entendre l’un et l’autre. Mais deux artistes dans des registres bien distincts, reflétant la grande diversité des propositions musicales qui cohabitent sous cette étiquette.
Kyle is good
D’abord Kyle Eastwood qu’on ne présente plus et qui, quatre ans après la parution de son neuvième album Cinématic, poursuit avec succès ses tournées en présentant ce répertoire de B.O légendaires où le fils de Clint conjugue ses deux passions que sont la musique et le cinéma. Ceux qui ne l’avaient pas déjà vu au Radiant dans le cadre du Rhino, à Vienne ou encore à l’Auditorium de Lyon, ont pu ce soir découvrir ce grand contrebassiste empreint d’une élégance mélodique remarquable.Une élégance partagée avec les merveilleuses pointures qui forment son quintet, dont le véloce et raffiné pianiste Andrew Mc Cormack, le batteur Chris Higginbotton, et deux cuivres aux nombreux chorus et solos formidables, Quentin Collins à la trompette et Brandon Allen aux sax ténor et soprano.
Après un Cool Blues d’intro emprunté à Charlie Parker, The Eiger Sanction composé par John Williams nous projette dans les seventies par le swing aérien du piano, riche période où d’éminents compositeurs ambiançaient le grand écran, comme bien sûr Bernard Hermann pour Taxi Driver où l’on ne se lasse pas d’entendre le fameux thème sensuel de sax auquel va répondre la trompette, alors que les nombreuses variations rythmiques du trio piano-batterie-contrebasse évoluent sur du velours. Tout aussi mythique, le thème de Bullitt signé Lalo Schifrin donne l’occasion à Kyle -dont c’est le morceau favori- de développer un groove appuyé face aux attaques des cuivres, avant d’entamer un long duo-duel avec le batteur. Pas de doute on le sait, ça tombe grave et toujours avec une patte classieuse, même en enfourchant une base électrique cette fois, le temps d’interpréter le Cinéma Paradisio de Morricone (qui pourtant n’est pas sur l’album) où le «chant» mélodieux du soprano resplendit. Un chant feutré qui colle avec la retenue d’exécution appliquée sur Grand Torino qui suit, morceau écrit par Kyle avec son illustre père et porté ici par beaucoup de délicatesse pianistique, un pléonasme quand on parle de Mc Cormack.
Une petite parenthèse de douceur avant le retour d’un swing endiablé au travers de Skyfall, thème james-bondien popularisé par Adèle, pourtant pas si vieux dans le temps mais livré avec cette fameuse couleur sonore des polars des années 60-70, assez speed avec un grand chorus de trompette suivi de celui du sax tout aussi free. Le public de la fosse comme de l’immense gradin -près de 5000 spectateurs ce soir- prend visiblement beaucoup de plaisir à réentendre en live avec beaucoup d’attention toutes ces musiques désormais inscrites dans notre inconscient collectif. Et ce n’est certainement pas le thème de La Panthère Rose d’Henri Mancini gardé pour le rappel qui va rompre ce moment de partage si consensuel.
Antoine, Antoine!.., y’a du bruit dans le jardin !
Si l’on parlait d’affiche mainstream, on aura compris que pour l’Américain Kyle Eastwood, l’étiquette vaut pour ce répertoire de mélodies on ne peut plus populaires et rassembleuses. Concernant Ibrahim Maalouf, il s’agit bien de son personnage starisé désormais très installé dans le cœur des Français et médiatiquement inévitable. Mais le trompettiste franco-libanais à la carrière mondiale n’a eu de cesse de multiplier les projets dans des répertoires et des formats différents et, pour le coup, son dernier né n’est pas si mainstream que ça, loin de là!, puisqu’avec son quinzième opus «Capacity to Love» paru à l’automne dernier, il renouvelle encore ses propositions en s’autorisant toutes ses envies, et notamment celle d’explorer les musiques urbaines d’aujourd’hui, collaborant pour la première fois pour la production avec de très jeunes recrues comme le Lyonnais Nu Tone et le Californien Henry Was. Une génération de jeunes musiciens-machinistes qui ont la moitié de son âge, parmi lesquels on compte aussi l’impressionnant saxophoniste Mihaï Pirvan qui tire d’emblée son épingle du jeu au milieu des fidèles historiques de Maalouf comme le guitariste François Delporte, le claviériste Franck Woeste ou le batteur cartonneur Hugo Crost, piliers de ce nouvel octet qui n’a pas tardé à ambiancer la foule.
Mais si ce nouvel apport de rap, de hip-hop, et de samples électro donne un sérieux coup de fouet à tous ceux qui pensaient entendre du «jazz», le plus déconcertant pour les non-initiés réside sans doute dans la puissance de feu avec laquelle sont livrées ces nouvelles compos. L’artiste qui avoue avoir envie de faire la fête ce soir (et dont on connaît depuis longtemps le goût pour le mode gros son façon rock-star), en est pleinement conscient et s’en amuse face à la ferveur du public. «Je ne savais pas que vous aimiez le hard-rock» lui dit-il malicieusement, alors que dès les premiers titres un énorme son digne des grands groupes de métal nous décoiffe. Heureusement, nous sommes en plein air et surtout, la maîtrise technique de la régie est parfaite (idem pour le superbe lights-show), le son restant toujours excellent malgré l’avalanche de watts. Bien que mélangeant ça et là funk et sonorités orientales portées telle une fanfare par les trois cuivres (dont la seconde trompette tenue par Yacha Berdah qui a produit l’album), c’est bien toujours la couleur flamboyante du gros rock qui ressort tant le groupe à l’unisson ne faiblit pas dans le tabassage.
Il y aura bien une légère accalmie pour True Story où résonne une trompette céleste tandis que le clavier semble jouer une berceuse de boîte à musique. Mais cette quiétude dans un très beau moment d’écoute sans le moindre bruit alentour sera vite tranchée par un final copieux et explosif. Même pour Feeling qui mêle voix rap enregistrée, hip-hop et électroriental, François Delporte mouline un solo de hard-rockeur en front-line qui électrise l’auditoire. Un titre sur lequel le bavard Ibrahim vient cabotiner avec les premiers rangs, suivi d’un autre toujours ultra-punchy voire hard-core, assez bourratif et manquant de variations, en nous laissant l’impression que c’est un peu toujours la même recette.
On changera enfin de registre pour El Mundo, titre pour lequel a été spécialement invitée ce soir la chanteuse Flavia Coelho qui va faire groover le public sur ce disco-funky brésilien qui fait un énorme clin d’œil rythmique au Good Time de Chic par la basse appuyée de Pierre Gibbe. Il faut préciser, comme l’a fait le leader, qu’elle figure en tête des nombreux guests prestigieux conviés en studio (avec entre autres Gregory Porter, Pos de De la Soul, M, le cubain Cimafunk ou le rappeur américain D. Smoke) pour enregistrer ce Capacity to Love, hymne à la tolérance et au vivre-ensemble qui entend prôner l’art de s’aimer quand on est différent. On entendra même avant la fin du concert, un sample du discours de Chaplin tiré du Dictateur.
De toute évidence comme une réponse collective, le public pourtant fort disparate présent ce soir, et malgré ce mélange détonnant de styles musicaux, a fait montre de sa capacité d’aimer ces nouvelles propositions, tout en tolérant un son très puissant bien loin de ce que certains attendaient sans doute d’un concert de jazz. Ils ont eu pour ça tout le chic d’un Eastwood, avant de connaître le choc d’un Maalouf.
N.B : On disait toute la diversité éclectique des répertoires proposés par Ibrahim Maalouf… Ceux qui privilégient son versant plus apaisé et préfèrent les ambiances sonores intimistes aux clameurs enflammées dignes des stades pourront retrouver le trompettiste juste en duo avec son fidèle et excellent guitariste François Delporte au prochain Rhino Jazz(s) Festival le 19 octobre à Saint-Chamond, pour le répertoire épuré de son précédent album «40 mélodies» paru à l’occasion de son quarantième anniversaire.