11/04/2024 – Abraham Reunion feat. Arnaud Dolmen à L’Espace Tonkin

11/04/2024 – Abraham Reunion feat. Arnaud Dolmen à L’Espace Tonkin

La famille élargie

 La jeune fratrie musicienne des Abraham -avec Cynthia au chant, Clélya au piano et Zacharie à la contrebasse- élargit  sa réunion en conviant à la batterie leur frère de cœur Arnaud Dolmen, éminent rythmicien partageant la même culture originelle de la Guadeloupe, pour un répertoire solaire au carrefour des musiques caribéennes, du jazz vocal et du classique. Un chaleureux et séduisant moment de partage agrémenté pour l’occasion par la participation surprise de trois pupitres de Bigre! le big band lyonnais dont Cynthia est désormais la chanteuse.

 

J’avais découvert la benjamine Clélya, remarquable au piano lors du concert de Maë Defays à Jazz à Vienne, avant d’être séduit par son premier album «La Source» en 2022. En parallèle, ce fut la découverte de sa sœur Cynthia, la cadette chanteuse, d’abord dans le trio féminin Selkies avant de succomber à son art du jazz vocal déployé dans son propre album «Unisson», puis de la retrouver l’an dernier au micro parmi la mâle assemblée de nos amis lyonnais de Bigre ! sur leur nouvel opus «Tchourou». Quant au frère aîné Zacharie, il avait jusqu’ici distillé son talent de contrebassiste aux côtés notamment de Thomas Enhco, Didier Lockwood, Archie Shepp et plus récemment dans le quartet du batteur Arnaud Dolmen.

Les Abraham, ce qu’on appelle une famille de musiciens dans la lignée de leur papa guadeloupéen qui leur a transmis cet héritage, même si tous sont nés en métropole. En tout cas de quoi former un groupe familial tout simplement nommé Abraham Reunion et titre éponyme de leur premier disque ensemble où la fratrie s’est entourée selon les compos de divers batteurs de renom, représentatifs de cette nouvelle génération talentueuse, avec Arthur Alard (Léon Phal, Mélanie Dahan…), Tilo Bertholo (vu encore tout récemment avec Kareen Guiock-Thuram) et  le désormais incontournable Arnaud Dolmen (Victoire du Jazz en 2022).

C’est ce dernier, réputé pour ses polyrythmies originales et très remarqué avec son second album en leader («Adjusting») qui était invité en feat. par les Abraham pour ce concert à l’Espace Tonkin. S’il est plus âgé puisqu’il approche des quarante ans (encore faut-il le savoir, tant il fait très jeune), Arnaud partage avec les Abraham le même héritage, la Guadeloupe étant aussi pour lui la terre de ses racines familiales. Il est vite devenu un maître du ka, ce tambour traditionnel élément phare du gwoka, âme créole qui rassemble chant, musique et danse, tout en travaillant la batterie entre autres avec Georges Troupé, père de Sonny Troupé qui à l’instar d’Arnaud est un des batteurs les plus en vue du moment (on l’entendait d’ailleurs sur l’album de Cynthia). On peut donc parler ici de famille élargie, et à voir ces quatre là sur scène on croirait bien être en présence d’une même fratrie, quasi gémellaire, comme deux sœurs et deux frères réunis.

Avec l’Harmonie comme maître-mot, c’est d’ailleurs le titre d’ouverture composé par Zacharie, longue intro atmosphérique et climatique entre bruits de la nature, cris d’oiseaux, petites percussions et vocalises, sur laquelle digresse un piano très jazzy. C’est encore bien l’harmonisation des tessitures qui participe au charme de la formation, dans la pure tradition du jazz vocal comme sur le titre éponyme où les deux garçons développent une belle dynamique rythmique tandis que la discrète Clélya nous ravi de son doigté véloce sur le piano à queue. Des intitulés souvent des plus simples et on ne peut plus explicites, tel Chanson, visiblement fait pour danser en accentuant le groove, où tout n’est que sourires, joie et soleil radieux.

Comme nous sommes à Lyon, c’est l’occasion de convier encore quelques invités surprises, comme l’ami Francis Larue guitariste de Bigre! (mais aussi de Supergombo et de Cissy Street) expert en rythmiques afro et latino qui vient poser sa patte en chorus sur He Ho, comme un écho à ce titre à la douce sensualité où Cynthia étage ses vocalises onomatopiques à l’aide d’un looper, sur un tempo de caladja, un rythme issu du gwoka. Autre titre explicite, Danse où vient s’immiscer le sax de Romain Cuocq, également pupitre de Bigre!, compo que la ligne de basse et la frappe rapide emmènent un peu plus vers l’énergie du jazz-rock, les deux sœurs chantant les nombreuses notes à l’unisson.

Après un interlude instrumental où Zacharie, qui a posé sa contrebasse, vient en front de scène faire des claquettes avec ses talons sur un panneau de bois, cherchant à faire claper le public sur ce tempo difficile, suit une compo offerte par Arnaud, légère et enjouée, sur laquelle les quatre piliers donnent conjointement de la voix en créole, montrant combien le placement est prépondérant dans ce genre d’exercice.

Pour Pa Janmen Oubliyé (n’oublie jamais), texte écrit par leur amie Maë Defays, Romain Cuocq est rejoint par un autre sax de Bigre!, Pierre Desassis qui lâchera un chorus échevelé au soprano sur ce titre swinguant qui débouchera sur un solo tout aussi impressionnant d’Arnaud Dolmen dont la batterie, de configuration apparemment toute simple, émet un son énorme, avec notamment une frappe très puissante sur la caisse claire.

Dépaysés par ce répertoire voyageur, solaire et métissé qui, s’il est assurément gorgé de cultures caribéennes et créoles, offre avant tout un très séduisant mix de jazz et de classique plutôt qu’un concert de pure musique guadeloupéenne traditionnelle comme il serait bien faux de le supposer, nous n’avons pas vu filer le temps lors de cette chaleureuse soirée qui se conclura par deux rappels. D’abord une reprise (la seule) de Roberta Flack, Tryin’times, où les vocalises mêlées au looper agissent telle une longue incantation assez psychédélique, puis pour finir Misie Mendé (le mendé étant l’un des rythmes trad’ du gwoka, proche du meringue d’Haïti et de la Dominique) dédié aux ancêtres -souvent des esclaves qui se sont battus- chanté en créole sur un groove porté par le piano qui n’a pas manqué de faire chanter et applaudir le public. Un auditoire curieusement peu nombreux ce soir, mais suffisant pour manifester sa présence et partager avec ferveur son plaisir d’être là, bien à l’écoute et très réceptif de ces brillants musiciens.

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