Le château de la belle aux doigts claquants
Comme dans un conte de fée, oui c’est bien la reine de la basse Ida Nielsen, ex-égérie de Prince, qui a torridement ambiancé les murs ancestraux du château de Mécoras avec son gros funk US trempé de hip-hop old-school et de rap, après que les redoutables Angelo Maria ont allumé la mèche avec la frénésie de leur afrobeat incandescent. Une longue et riche soirée à terre pour le festival BatÔjazz, ouverte dans une ambiance plus lounge oriental par la création de «Babel Oud» du duo Fred Vérité (guitare) et Amin Al Aiedy (oud, nay). Orient, Afrique, Amérique suburbaine…, les atmosphères étaient voyageuses et éclectiques pour nous faire passer une soirée magique.
Avant d’entamer ses traditionnels voyages au fil de l’eau qui font l’originalité du festival, BatÔjazz qui fête cette année ses dix ans s’est installé pour quatre soirées au château de Mécoras à Ruffieux en Chautagne. Un lieu privé exceptionnel et majestueux qui, grâce à ses sympathiques propriétaires de plus en plus investis lors des dernières éditions, devient la base principale des concerts à terre. La dernière affiche à y être proposée vendredi était particulièrement riche avec trois propositions musicales successives dès 17h30. Il faisait encore une chaleur caniculaire sur l’esplanade du château inondée de soleil quand, en guise de bienvenue au public affluant, le duo formé par Fred Vérité et Amin Al Aiedy a entamé les festivités en proposant une création baptisée «Babel Oud». Figure culturelle de la région, Fred Vérité est un guitariste professionnel qui enseigne au Conservatoire de Bellegarde, entre autres, fondateur de la Passerelle des Arts et directeur artistique des Voix de Hautecombe. Il est également un «artiste BatÔjazz» œuvrant parmi l’équipe de bénévoles du festival savoyard où ce soir il était donc aussi sur scène avec Amin, fils du célèbre oudiste et chanteur d’origine irakienne Fawzy AL Aiedy, l’un des précurseurs dans les années quatre-vingt-dix de l’oriental-jazz.
D’une rive à l’autre
S’il a eu une formation en guitare classique avant de s’initier au jazz via la contrebasse (il s’est d’ailleurs perfectionné auprès de Jérôme Regard), c’est à l’oud, guitare traditionnelle à cordes pincées qu’on le retrouve dans les traces de son illustre paternel, jouant aussi parfois du nay, cette petite flûte orientale digne des Mille et Une Nuits. Durant une heure, sous une température torride frôlant celle du désert irakien, le répertoire de Babel Oud a croisé les cordes classiques et jazz de Fred à celles typiques de l’Orient d’Amin, pour un voyage d’une rive à l’autre de la Méditerranée, une échappée sonore onirique au doux parfum d’ailleurs, souvent contemplative pour ne pas dire parfois méditative. Une douceur très lounge oriental propre à nous bercer si ce n’était pas du tout le moment, avant de basculer à l’arrière de l’imposante maison forte du XIVe où nous attendait, plus au frais la seconde scène de la soirée. Et au verso, pas la même !…
Et Angelo maria l’afro…
Une scène sur laquelle l’on retrouvait avec bonheur le collectif Angelo Maria qui nous avait impressionné sur le bateau lors de l’édition 2021, avant que nous succombions à leur premier album «Afromando». Un combo en forme d’afro-jazz-groove machine drivé par le claviériste Philippe Codecco, autre «Artiste BatÔjazz» tout comme le jeune saxophoniste Pierre-Marie Lapprand, impressionnant showman du groupe qui, déjà la veille, se produisait ici avec M’Scheï la formation du batteur Matthieu Scheidecker lui aussi directement associé au festival. Si le set d’Angelo Maria était cette fois plus contraint par les impératifs horaires, il a démarré pied au plancher, donnant notamment à ceux qui les découvraient ce soir pour la première fois, toute la mesure de la puissance de leur afrobeat parmi les meilleurs du moment.
L’occasion de livrer d’abord quelques titres inédits et toujours autant tonitruants, tout juste mis en boîte et qui seront sur le prochain album à venir, avant de vite revenir au répertoire d’Afromando. D’abord avec Angel Maria qui croise la rythmique du guitariste Martin Ferreyros et du piano électrique de Charles Heisser, sur une ligne de basse frénétique et charnue de Juan Villarroel, le tout boosté par la frappe de l’incontournable batteur multicartes Théo Moutou. Une musique certes résolument afro dans sa substantifique moelle, mais nourrie aussi, du côté des deux claviers, de la liberté jazzistique d’un Herbie Hancock, comme de la spontanéité à l’impro d’un Jimi Hendrix. C’est dire comme cela peut décoiffer en emmenant le groove jusqu’à la transe, tel sur la longue spirale assez free de Maniac. Du groove aux effluves plus marocaines pour Utopies Célestes, avant que M. Bango sonne comme un hommage au grand Manu Dibango avec, comme tout au long du set, des envolées stratosphériques de sax de la part de Pierre-Marie aux nombreux chorus enivrants, jusqu’à l’ultime Addiba (qui clôture également l’album) saluant la mémoire d’un tirailleur africain venu libérer la France. De quoi fortement impressionner l’auditoire et surtout préparer l’ambiance explosive qui va suivre.
«Are you ready for funk?…»
En découvrant la prog’ en mai dernier, on s’est frotté les yeux. Mais oui, c’est bien Ida Nielsen en personne qui sera la tête d’affiche de cette copieuse soirée ! Aussi génial qu’inattendu, voilà un sacré bon coup pour le festival et un alléchant cadeau fait aux fans de gros funk US. Pour les amateurs du genre, inutile de rappeler que la dame s’est méchamment fait remarquer comme bassiste et chanteuse durant les six dernières années de Prince son mentor (de 2010 jusqu’au décès du Kid de Minnéapolis en 2016) en sévissant au sein de son fameux groupe The New Power Generation. Mais plus spécifiquement chez les accros de la basse -dont je suis- souligner quand même que la virtuose Danoise figure dans le Top Ten des meilleur(e)s bassistes du monde parmi la mâle assemblée des Stanley Clarke, Victor Wooten et autre Marcus Miller dont elle est à elle seule le condensé.
On comprend donc mieux pourquoi cette venue sur les terres campagnardes et bucoliques de la Chautagne était un rendez-vous exceptionnel et immanquable. Une occasion privilégiée de découvrir l’immense artiste et compositrice en leader de son propre band, les bien nommés Funkbots, formé tout «simplement» du fin guitariste Oliver Engqvist et du puissant batteur Patrick Dorcean auxquels s’ajoute sur la majorité des titres le flow de Son of Light, alias André Martin Hadland, rappeur norvégien expert en hip-hop américain old-school.
Comme au meilleur des block-parties qui enflamment les quartiers blacks de la west-coast depuis les années 90, la question posée en intro connaît déjà sa réponse, qui promet une fête des sons hédoniste, du fun libératoire et une énergie positive pleine de bonnes vibrations. «Are you ready for funk ?» lance en son château conquis la reine aux doigts claquants. Et comment ! lui répond-on, avec d’emblée un public qui prend déjà la banane, tellement le slap métallique sur sa basse signature -un modèle sur mesure de la légendaire Sandberg California- est tellurique sur le bien nommé Rock the Bass. Et jouissif ! On prend direct l’envie de danser sur le groove funky de Show me what you got qui combine falsetto à la sensualité Princière et sifflets guillerets des acolytes. Tout aussi digne de Prince par sa rythmique parkinsonienne comme dans le chant d’Ida suit Thromback, nettement plus porté sur le hip-hop et le rap avec le flow de Son of Light. Pour Librarian, c’est la basse qui semble chanter, typiquement à la façon et avec le son de Stanley Clarke, tandis qu’à l’arrière la guitare mouline sous effets des volutes presque gilmouriennes. Un Oliver Engqvist qui chante aussi, tout en drivant les programmations synthétiques, avant que la Queen délaisse sa basse le temps d’une Ballad où elle se met au clavier Nord émettant le vaste delay saturé d’un Fender Rhodes.
Une courte pause dans la frénésie d’une set-list qui reprend de plus belle avec l’explicite Positivity, très appuyé et totalement dans l’esprit des blocks-partys, où la foule finit par pousser les chaises pour se masser devant la scène et groover à l’unisson sur l’infernal Feed Me. Le fun du funk emporte tout, et ce n’est évidemment pas le Purple Interlude, savant medley piochant dans la pléthorique œuvre du maître de Paisley Park, qui fera redescendre la température de cette soirée torride à tout point de vue. Le temps d’offrir, lors d’un rappel en forme de baroud d’honneur, une ultime tuerie où cette fois le slap de la basse prend les accents d’un Marcus Miller, et la Reine s’est évaporée dans les méandres du château, nous laissant groggys et ravis. Nous n’avons pas rêvé, c’était bien Ida Nielsen qui nous a ambiancé ce soir. Un vrai conte de fée !
[NdlR : merci à Matthieu Scheidecker pour le prêt de quelques photos]